Quinze ans après le génocide des Tutsis et les massacres des démocrates hutus, et trois ans après la rupture des relations diplomatiques avec le Rwanda, Nicolas Sarkozy déploie une certaine énergie à tenter de se concilier à la fois les bonnes grâces de Kigali et de Kinshasa en imaginant un partage des richesses minières de la république démocratique du Congo. Mais un accord commercial ne permet pas d’économiser les fondements politiques d’une paix durable dans un Congo déstabilisé par les conséquences du génocide. Pour ce qui concerne la France, tout processus de paix en Afrique centrale passe par une clarification définitivement convaincante sur notre rôle dans la catastrophe de 1994 au Rwanda.
Plutôt bien informés par les médias et les ONG, nos concitoyens ont très vite compris la responsabilité du président Mitterrand et de ses proches dans le soutien aveugle, constant, et hélas terriblement efficace, à un régime de type nazi qui s’est servi du « parapluie » militaire français entre 1990 et 1993 pour peaufiner l’organisation du génocide. En 1998, la mission d’information parlementaire sur le Rwanda a tenté de refermer la plaie. « La France a accepté elle-même de se laisser piéger », avait reconnu son président, l’ancien ministre socialiste de la Défense Paul Quilès. En dépit de ses timidités, la « mission Quilès » semblait ouvrir la voie à un apurement du contentieux entre la France et le Rwanda. Ne manquaient plus qu’un geste fort d’excuses publiques du gouvernement français et sa collaboration loyale à la justice internationale envers les acteurs du génocide.
Or le processus s’est inversé, différents acteurs français s’étant donné le mot pour empêcher la pacification des relations entre les deux pays. Ce travail de l’ombre a été initié par le sulfureux capitaine Paul Barril, instigateur d’une plainte déposée auprès du juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière par la veuve d’un des membres de l’équipage français, tué dans l’attentat du 6 avril contre l’avion du président rwandais. Intervenant quelques jours avant l’ouverture de ses travaux, cette plainte a eu pour premier résultat de menacer l’existence même de la mission parlementaire, compte tenu du risque d’empiètement sur une information judiciaire. Sans aller jusque-là, cette menace a sérieusement inhibé les députés qui se sont bien gardés d’interroger Barril sur sa présence le soir du 6 avril 1994 « quelque part au Rwanda » comme il le relate dans son livre Guerres secrètes à l’Elysée. Ce point n’a pas non plus suscité la curiosité du juge Bruguière.
Or on sait avec quelle détermination ce dernier a mené une instruction reposant presque exclusivement sur des témoins qui sont depuis revenus sur leurs « aveux », et dans un climat de « barbouzeries » propice à toutes les manipulations. C’est pourtant sur ces bases fragiles que le juge antiterroriste a émis, en novembre 2006, neuf mandats d’arrêt internationaux contre les plus hauts gradés de l’armée rwandaise, obtenant ce qui était prévisible, voire recherché : la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays.
Parallèlement à l’instruction Bruguière, la création du lobby militaire « France Turquoise » en 2005, « pour défendre la mémoire et l’honneur de l’armée française et des militaires français ayant servi au Rwanda », a également pesé dans le sens d’une occultation du travail de mémoire. Son président n’a-t-il encore déclaré récemment, qu’il ne veut pas que le rétablissement des relations diplomatiques « se réalise au détriment de l’honneur des soldats français » ? Mais est-il véritablement la voix d’une armée où beaucoup ne cachent plus leurs interrogations, voire leur désarroi, sur le rôle que l’Elysée leur a fait jouer ?
Face aux lobbies de la « Françafrique », mêlant les polémiques nauséabondes aux interventions de l’ombre pour « pourrir » les relations entre la France et le Rwanda, notre pays a-t-il répondu à ses obligations internationales de justice en faveur des victimes du génocide ? Au compte-gouttes selon les enquêteurs du Tribunal pénal international d’Arusha, qui se plaignent de la médiocrité de la documentation fournie par les autorités françaises. Et qui s’étonnent plus encore des interventions d’officiers supérieurs français uniquement préoccupés d’apporter des témoignages de moralité en faveur de « frères d’armes », accusés des pires crimes, à commencer par Théoneste Bagosora, « l’architecte du génocide ».
Les victimes, elles, ne bénéficient pas d’autant d’attentions. Matignon n’a cessé de paralyser l’action des juges chargés d’instruire des plaintes concernant des suspects rwandais vivant dans notre pays. Pas de pression sur les magistrats : il suffisait de leur refuser tout moyen d’action. Le premier juge d’instruction de la première plainte visant en 1995 l’abbé Wenceslas Munyeshyaka s’est vu opposer un refuser d’aller enquêter au Rwanda « pour sa sécurité ». Par la suite, la dizaine de plaintes déposées en France, désormais centralisées à Paris, encombrent le cabinet d’un juge d’instruction opportunément accablé d’autres affaires « plus urgentes ». Résultat, tous les dossiers d’instruction restent en souffrance. La France a déjà été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en mai 2004 dans l’affaire Munyeshyaka pour une procédure « qui n’a pas été traitée dans un délai raisonnable ». Et après tant d’années de « présomption d’innocence » sans principe de précaution, certains accusés se croient tout permis, multipliant colloques et déclarations où ils affichent un insolent révisionnisme.
Avant de prétendre jouer un rôle international en Afrique centrale, Sarkozy devra donc régler en France même la palinodie judiciaire du contentieux rwandais, d’autant que lui-même n’y est soupçonné d’aucune compromission. Solder au plus vite l’extravagant dossier Bruguière, donner les moyens à un juge et à une équipe d’enquêteurs de se consacrer exclusivement aux plaintes des rescapés devraient être des priorités pour celui qui a la charge de défendre la France et ses intérêts.