De nombreuses ONG critiquent l’organisation et la légitimité des débats
ISTANBUL ENVOYÉE SPÉCIALE
Certes, Maude Barlow n’a ni ses moustaches ni sa gouaille, mais elle peut être considérée comme l’équivalent du Français José Bové dans le domaine de l’eau. Cette Canadienne de 61 ans se définit comme « activiste » professionnelle. Son livre L’Or bleu, coécrit avec Tony Clarke et publié en 2002 (Editions Boréal), l’a imposée comme la principale porte-parole du mouvement altermondialiste sur les questions d’eau. Elle était l’invitée la plus attendue du forum alternatif organisé par des associations turques du 20 au 22 mars dans l’une des universités d’Istanbul, qui a rassemblé quelques centaines de personnes. Militante infatigable du droit à l’eau, elle prône la protection et un usage maîtrisé des ressources, et s’oppose à l’intervention du secteur privé dans la gestion de l’eau.
Maude Barlow a aussi participé au forum « officiel », mais le considère comme « illégitime ». « Je ne critique pas les participants, ce forum est devenu le plus grand événement international consacré à l’eau, mais il n’est pas organisé par les bonnes personnes, estime-t-elle. Le Conseil mondial de l’eau (CME), qui en est à l’origine, est dominé par les intérêts privés, et le forum est une occasion de faire des affaires. »
« Les gouverneurs du CME sont répartis en cinq collèges qui représentent la variété de ses membres : organisations internationales, autorités nationales, ONG, entreprises et monde de la recherche, répond Loïc Fauchon, président du CME. Nous ne recevons aucun financement des entreprises, c’est le pays hôte qui finance le forum, tous les trois ans. »
UNE FOIRE COMMERCIALE
M. Fauchon, directement visé par les altermondialistes, préside une société privée de distribution d’eau, le Groupe des eaux de Marseille, filiale à parts égales de Suez-Lyonnaise des eaux et Veolia Eau. « Personne ne me regarde comme un représentant des entreprises, répond-il. Je suis aussi président d’une ONG d’aide au développement en Afrique, et j’ai longtemps travaillé dans le public, à la Ville de Marseille. »
Le forum est un objet hybride. Lieu d’échanges pour les participants de tous horizons et espace réservé à de multiples débats, c’est aussi une foire commerciale : de nombreuses entreprises louent un stand dans un grand hall d’exposition. Enfin, on y fait de la politique. Une négociation multilatérale, qui aboutit à la déclaration ministérielle finale, est menée sous l’égide de l’Unesco (l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture), membre du CME, et du pays hôte.
A l’origine simple rendez-vous de la communauté des spécialistes de l’eau, l’audience du forum s’est élargie au fil des ans. « Ce que les opposants nous reprochent, c’est notre succès, le forum a comblé un vide, affirme M. Fauchon. Quand nous l’avons créé, il y a dix ans, je ne pensais pas que la question de l’eau deviendrait aussi rapidement si aiguë. »
Pour Maude Barlow, certaines ONG et plusieurs pays latino-américains comme l’Uruguay et la Bolivie, la question de l’eau est précisément devenue trop cruciale pour laisser le Conseil mondial de l’eau mener les débats politiques sur ce thème. Selon eux, c’est dans le cadre des Nations unies que les discussions entre Etats devraient avoir lieu.
Gaëlle Dupont
120 MINISTRES PRÉSENTS
Participation. Le Forum a rassemblé environ 25 000 participants de 192 nationalités : gestionnaires publics, chercheurs, ONG, entreprises privées, associations agricoles, organisations internationales, etc.
Débats. Les discussions ont surtout porté sur l’adaptation au changement climatique ; l’accès à l’eau potable et à l’assainissement ; la protection du milieu naturel et l’amélioration de la gouvernance du secteur.
Déclaration. 142 délégations ont participé à l’élaboration de la déclaration ministérielle finale. 120 ministres étaient présents. Les principaux Etats étaient représentés, à l’exception de la Grande-Bretagne.
* Article paru dans le Monde, édition du 24.03.09. LE MONDE | 23.03.09 | 15h16.
Les Etats-Unis s’opposent à « un droit à l’eau »
Compte rendu
ISTANBUL (TURQUIE) ENVOYÉE SPÉCIALE
Le 5e Forum mondial de l’eau s’est achevé, dimanche 22 mars, Journée mondiale de l’eau, sur une large déception. La déclaration ministérielle finale, âprement négociée par les 142 délégations présentes à Istanbul, ne tire pas les conséquences de la publication, le 12 mars, du rapport de l’ONU sur les ressources en eau. Il appelait à « agir d’urgence » contre la menace d’une crise mondiale de la ressource, due à l’augmentation des besoins et aux effets du changement climatique. La déclaration apparaît aussi en décalage par rapport aux débats menés depuis l’ouverture du forum, le 9 mars, qui ont attiré 25 000 participants, et ont confirmé le constat de l’ONU.
La déclaration n’est pas un document contraignant : les Etats signataires gardent les mains libres. Mais le texte, élaboré sur la base du consensus, définit une vision commune, et il est censé constituer un document de référence pour les années à venir. « Ce n’est pas un traité international, mais une déclaration politique, commentaient les organisateurs. Elle aurait dû être l’occasion d’affirmer des engagements forts, qui font défaut. » L’absence de reconnaissance d’un « droit humain fondamental à l’accès à l’eau potable et à l’assainissement », dont sont privés des milliards de personnes dans le monde, a focalisé les critiques. Jusqu’au dernier moment, l’Espagne, la France, la Suisse, les Pays-Bas, plusieurs pays d’Amérique latine ont tenté de le faire inscrire dans la déclaration, au nom des millions de morts causés chaque année par les maladies liées au manque d’accès à une eau saine.
« Ce droit serait la traduction d’une véritable responsabilisation des Etats, et la possibilité pour les communautés privées d’eau de mettre ce sujet en tête de leurs priorités, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui », affirme Chantal Jouanno, la secrétaire d’Etat française, chargée de l’écologie. « Le droit à l’eau ne changerait pas les choses du jour au lendemain, affirme de son côté Jean Lapègue, de l’organisation non gouvernementale (ONG) Action contre la faim, mais permettrait de faire progresser l’accès à une eau saine et abordable pour tous. Ce n’est pas une contrainte, mais un levier d’action, notamment pour la recherche de financements. »
La principale opposition est venue de la délégation américaine. Ses représentants ont mis en avant l’impossibilité, pour les Etats-Unis, de mettre en œuvre ce principe, la gestion de l’eau relevant des Etats confédérés. Mais c’est surtout la crainte que ce droit n’ouvre la voie à une obligation, pour les pays riches, de financer l’accès à l’eau dans les pays pauvres, qui a provoqué le blocage.
« Nous ne sommes pas sûrs d’avoir affaire à des diplomates représentant la nouvelle administration américaine... », notaient certains observateurs, surpris par la contradiction entre cette position et les engagements du président Barack Obama en matière sociale et environnementale. Le Brésil, traditionnellement réticent à tout engagement concernant la gestion de ses abondantes ressources naturelles, et méfiant sur les implications concrètes de cette reconnaissance, y était également défavorable. Malgré tout, une vingtaine de pays, poussés par les délégations latino-américaines et l’Espagne, ont publié une déclaration séparée reconnaissant le droit à l’eau pour tous.
Le débat a aussi porté sur les eaux transfrontalières, objet de tensions récurrentes entre Etats. Certaines délégations africaines ont contesté la référence au respect des « accords existants » de partage des eaux entre pays, par lesquels ils s’estiment lésés et qu’ils souhaitent remettre en cause. Autre point de litige, la reconnaissance du rôle des collectivités locales dans la gestion de l’eau. Bien que ces dernières, proches des usagers, soient souvent considérées comme les plus aptes à gérer l’approvisionnement, la collecte et l’entretien des réseaux d’eau, certains Etats ne sont pas prêts à décentraliser cette compétence.
Ces tensions témoignent du refus de nombreux gouvernements d’accepter la moindre contrainte extérieure, même sans valeur juridique opposable, concernant une ressource stratégique, qui relève de la souveraineté nationale. « L’eau est gérée au niveau local. Il y a une forte réticence à prendre conscience qu’elle doit de plus en plus être considérée comme une ressource partagée et à raisonner de façon collective, commente Henri-Luc Thibault, directeur du Plan bleu, l’organisme du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), chargé d’étudier la Méditerranée. Les esprits ne sont pas encore mûrs. »
Si la portée de la déclaration a été amoindrie depuis le début du processus de discussion intergouvernemental, mené sous l’égide de la Turquie et du Conseil mondial de l’eau, co-organisateurs du Forum, elle marque toutefois une rupture par rapport au texte adopté lors du 4e Forum mondial de l’eau, en 2006 à Mexico, qui se contentait de réaffirmer la nécessité d’atteindre les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) - à savoir la réduction de moitié du nombre de personnes sans accès à l’eau et à l’assainissement d’ici à 2015.
En préambule, les Etats affirment pour la première fois « le besoin d’atteindre la sécurité hydrique », dans un monde qui fait face à des « changements rapides et sans précédents : croissance de la population, migration, urbanisation, changement climatique, désertification, sécheresses, dégradation des sols, changement des modes de vie et des habitudes de consommation ». Ils s’engagent à agir pour « économiser l’eau », notamment dans le secteur agricole, alors que la politique de progression de l’offre, par la construction de barrages ou les transferts d’eau, a jusqu’à présent été la seule option envisagée dans de nombreux pays.
Ils promettent aussi, et de façon inédite, de préserver les écosystèmes aquatiques et de lutter contre les pollutions. Le renforcement des lois sur l’eau, la réforme de la gestion institutionnelle du secteur, la lutte contre la corruption, et une participation du public aux décisions concernant l’eau font également partie des engagements d’Istanbul.
Gaëlle Dupont
* Article paru dans l’édition du 24.03.09. LE MONDE | 23.03.09 | 15h16 • Mis à jour le 23.03.09 | 15h16.
Des « rivières sous-marines » pour transporter de l’eau douce entre pays
Que pourrait faire la rive nord de la Méditerranée pour aider la rive sud, assoiffée d’eau ? A cette question, souvent posée au 5e Forum mondial de l’eau, qui se déroule jusqu’au 22 mars à Istanbul, Félix Bogliolo donne une réponse surprenante : « C’est simple, elle peut lui envoyer de l’eau. Techniquement, c’est possible. » M. Bogliolo, un polytechnicien de 55 ans, fondateur de la start-up française Via Marina, veut créer des « rivières sous-marines ».
L’idée est de transférer de l’eau douce par des tuyaux flexibles de quatre mètres de diamètre, posés au fond de l’océan. L’eau serait prélevée à l’embouchure de fleuves, « quand elle retourne à la mer et ne peut plus être utilisée par personne », afin d’être transportée sur des centaines de kilomètres.
Cette technologie n’a jamais été utilisée. Les transferts d’eau ont habituellement lieu par voie terrestre, via des pipelines ou des canaux. Quelques transports se font par bateaux, comme en 2008, entre Marseille et Barcelone.
Construire des pipelines en acier comparables à ceux utilisés pour le transport du pétrole coûterait trop cher pour véhiculer de l’eau, dont le prix est très inférieur à celui de l’or noir. La start-up parie plutôt sur la stratégie du roseau, grâce à l’utilisation de fibres plastiques souples et moins coûteuses. Le débit pourrait atteindre des dizaines de mètres cubes/seconde, avec un coût de revient inférieur à 40 centimes d’euro par mètre cube, soit moins qu’à la sortie d’une usine de dessalement. Le dispositif consommerait de l’énergie, mais là encore, moins que pour dessaler.
Quel impact environnemental ? « En prélevant moins de 10 % du débit d’un fleuve à l’embouchure, on ne crée pas de désordre écologique majeur, affirme M. Bogliolo. Et on approvisionne des régions arides qui ont grand besoin d’eau pour les populations et l’agriculture. »
La start-up n’a pas encore signé de contrat. Mais son fondateur annonce être en discussion avec une trentaine de pays, notamment avec la Turquie, pour l’alimentation en eau de Chypre nord. M. Bogliolo préfère ne pas citer ses clients potentiels, le sujet des transferts d’eau entre régions, a fortiori entre pays, étant très sensible. Malgré tout, des sceptiques font déjà remarquer que les zones bien arrosées auraient intérêt à garder leur eau, alors que la ressource se fait plus rare.
Gaëlle Dupont (Istanbul, envoyée spéciale)
* Article paru dans l’édition du 22.03.09. LE MONDE | 21.03.09 | 14h50 • Mis à jour le 22.03.09 | 17h47
A Istanbul, le Forum mondial de l’eau s’empare de la question, encore taboue, de la corruption
Compte rendu
ISTANBUL ENVOYÉE SPÉCIALE
La corruption qui gangrène le secteur de l’eau est l’un des principaux freins à l’accès à l’eau et à l’assainissement dans le monde. La question est longtemps restée taboue. « On en parlait dans les couloirs, pas dans les instances officielles », témoigne Hakan Tropp, président du Réseau pour l’intégrité dans l’eau, une coalition d’acteurs de tous horizons engagés dans la lutte contre le phénomène.
Pour la première fois, une session officielle du Forum mondial de l’eau a été consacrée à cette question, à l’occasion de la 5e édition de l’événement, qui se tient à Istanbul jusqu’au 22 mars. La corruption « siphonnerait » quelque 30 % des budgets publics consacrés à l’eau dans les pays en voie de développement. Ceux-ci ne sont pas les seuls concernés, mais les conséquences sont particulièrement graves pour eux. Quelque 5 000 enfants meurent chaque jour de maladies hydriques, faute d’infrastructures d’approvisionnement et d’évacuation des eaux usées.
« Tout le monde s’interroge sur les moyens d’augmenter les investissements dans ce secteur, qui sont très insuffisants, mais récupérer l’argent détourné serait déjà un grand progrès », affirme M. Tropp. L’eau n’est pas le seul secteur touché, mais il est spécialement sujet aux détournements, les intervenants étant nombreux.
La « grande » corruption est la plus connue : des pots-de-vin sont versés à des responsables politiques contre l’obtention de gros marchés d’infrastructures, dont l’utilité est sujette à caution. Elle s’exerce aussi dans les structures administratives et les collectivités locales chargées de la gestion de l’eau : chaque échelon détourne une partie des fonds.
La « petite » corruption est également très répandue. « On paie pour obtenir un raccordement, la réparation d’une fuite, ou pour que l’employé du service d’eau ne vienne pas relever votre compteur ou oublie d’envoyer votre facture », détaille Donal O’Leary, de l’association Transparency International.
POLLUTION INDUSTRIELLE
Ces pratiques font obstacle à l’accès à l’eau : « Comme beaucoup ne paient pas leurs factures et que les branchements illégaux prolifèrent, les services d’eau n’ont pas les moyens d’entretenir et de développer les réseaux. » Ce sont les populations les plus pauvres, non raccordées, qui en souffrent. Elles doivent s’approvisionner auprès de vendeurs d’eau, à des prix très élevés.
La corruption entraîne aussi la détérioration du milieu naturel : des dessous de table sont versés pour « couvrir » une pollution industrielle, pomper sans contrôle dans un fleuve ou une nappe.
« Il ne faut pas se mettre la tête dans le sable : personne ne peut dire qu’il n’a jamais connu cela et ne le connaîtra jamais, affirme Antoine Frérot, le PDG de Veolia Eau. Mais les entreprises peuvent mettre en place des procédures pour empêcher la corruption, ou au moins la rendre plus difficile. »
Les entreprises privées ne sont pas les seules concernées. « Nous ne pouvons pas espérer de miracle dans les années à venir. Le cercle de la corruption est très difficile à briser, affirme M. Tropp. Un régime corrompu n’a aucun intérêt à remettre en cause le statu quo. C’est à la société civile de le faire. »
Gaëlle Dupont
* Article paru dans l’édition du 20.03.09. LE MONDE | 19.03.09 | 19h21 • Mis à jour le 19.03.09 | 19h21.