RIO DE JANEIRO CORRESPONDANT
C’est une fillette du Brésil. La justice interdit, pour la protéger, de divulguer son identité. Appelons-la V. V. comme victime. V. comme viol. Elle a 9 ans, mais fait à peine son âge : 33 kg pour 1,36 m. En témoigne la seule photo qu’on ait d’elle, visage flouté, petite et chétive, tenant la main de sa mère. C’est une enfant du Nordeste. Elle vit à Alagoinha, près de Recife, la capitale de l’Etat de Pernambouc.
Fin février, V. se plaint de douleurs au ventre, de vertiges et de nausées. Sa mère la conduit chez un médecin. Son diagnostic tombe, glacial : la fillette est enceinte de quinze semaines, elle attend des jumeaux. Un fait rarissime.
Le beau-père de V., 23 ans, travailleur agricole, avoue son crime à la police. Il abusait depuis trois ans de la fillette et de sa soeur aînée, âgée de 14 ans et handicapée. Il encourt quinze ans de prison. V. a raconté son drame. L’homme profitait de l’absence de sa compagne pour la violer. Il la menaçait : « Si tu parles, je tuerai ta mère. » De temps en temps, il lui donnait une pièce de 1 real (30 centimes d’euro).
Au Brésil, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) reste interdite, sauf en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère. Cette double exception s’applique à V. A l’hôpital public de Recife, le docteur Sergio Cabral a donc recommandé un avortement immédiat. L’intervention se déroule bien. « L’enfant était anémique, sans doute mal nourrie, explique le médecin. Ses organes étaient à peine formés. Il fallait agir rapidement. Trop attendre lui aurait fait courir un risque vital. »
Attendre ? C’est justement ce que voulait le père biologique de V., séparé de sa femme depuis trois ans. Informé de la situation de sa fille quelques jours avant l’avortement, il saisit la justice. Entre alors en scène, prévenu de l’affaire, un personnage considérable : dom José Cardoso Sobrinho, dit « Dom Dedé », archevêque d’Olinda et de Recife. Monseigneur se déplace en personne au tribunal pour s’assurer auprès de son président que l’intervention ne sera pas autorisée. Bardé du droit canon et brandissant le commandement de l’Eglise (« Tu ne tueras point »), il tranche : « Le Brésil a des lois sur le divorce ou l’avortement qui vont contre la loi de Dieu. Celle-ci est supérieure à la loi des hommes. »
Une fois la grossesse interrompue, le prélat excommunie la mère de V. et toute l’équipe médicale. Les victimes de ce châtiment collectif ne pourront plus recevoir les sacrements de l’Eglise. Seuls la fillette et son violeur échappent aux foudres de Dom Dedé. Elle, parce que mineure ; lui, parce que la jurisprudence catholique n’a rien prévu pour le châtier. « Il a commis un péché très grave, admet l’archevêque. Mais, aux yeux de l’Eglise, l’avortement est un crime encore plus grave. »
UNE CAUSE SACRÉE
Les féministes se sont mobilisées. Une organisation non gouvernementale catholique, favorable au « droit de choisir », a fustigé l’attitude « intolérante » et « cruelle » de l’archevêque. Le président Luiz Inacio Lula da Silva, s’exprimant en tant que « chrétien », a déploré qu’« un évêque ait un comportement aussi conservateur ». Selon lui, « le corps médical a agi plus correctement que l’Eglise ». Dom Dedé lui a conseillé, en réponse, de « consulter un théologien ».
Pour l’Eglise du Brésil, le plus grand pays catholique au monde, le refus de l’avortement est une cause sacrée. Elle mène croisade contre la dépénalisation de l’IVG, souhaitée par le ministère de la santé. Dom Dedé est en première ligne. Conservateur, et fier de l’être, il a succédé en 1985, à Olinda et à Recife, à Dom Helder Camara, figure de proue de la « théologie de la libération », mort en 1999, et dont il est le contraire. Il n’a cessé depuis de liquider l’héritage ecclésial, jugé à Rome dangereusement progressiste, du « petit évêque rouge ». Il aime, en le comparant au génocide hitlérien, qualifier l’avortement d’« holocauste silencieux » devant lequel « nous ne pouvons rester les bras croisés ». Cette fois encore, le Vatican le soutient, soulignant que les deux foetus « innocents avaient le droit de vivre ».
Plus d’un million d’avortements clandestins sont pratiqués chaque année au Brésil.
Jean-Pierre Langellier
* Article paru dans le Monde, édition du 12.03.09. LE MONDE | 11.03.09 | 14h46.
L’excommunication qui choque le Brésil
Une gamine violée et enceinte, sa mère et les médecins qui ont pratiqué l’IVG excommuniés par un archevêque ultra-conservateur : l’affaire de Recife révolte jusqu’aux très catholiques Brésiliens.
São Paulo, de notre correspondante,
Le docteur Rivaldo Mendes de Albuquerque ne parvient pas à cacher sa « tristesse ». Ce fervent catholique, qui a coutume d’aller à la messe tous les dimanches, est l’un des médecins qui ont été excommuniés jeudi dernier par l’archevêque de Recife (Etat de Pernambouc, dans le nord-est du Brésil), Mgr José Cardoso Sobrinho, pour avoir fait avorter une fillette de 9 ans violée par son beau-père. Une affaire qui révolte et abasourdit les Brésiliens. « J’ai pitié de notre archevêque parce qu’il n’a pas réussi à avoir de la miséricorde face à la souffrance de cette enfant », a déclaré le médecin. Frêle - 1, 33 mètre pour 36 kilos -, mal nourrie et anémique, la victime, dont l’identité n’a pas été révélée, portait des jumeaux. L’équipe médicale qui a procédé à l’IVG a expliqué que celle-ci était d’autant plus inévitable que la fillette risquait de succomber à la grossesse, entrée dans sa quinzième semaine. En voyant son ventre protubérant, sa mère, qui ignorait tout du comportement de son époux, a d’abord cru à un abcès vermineux…
Verrous. Mère et fille ont quitté leur ville d’Alagoinhas, dans l’arrière-pays de Recife, et vivent dans un lieu maintenu secret.
Le beau-père, un ouvrier agricole de 23 ans, est lui sous les verrous après avoir avoué qu’il abusait de l’enfant depuis qu’elle a 6 ans, ainsi que de sa sœur aînée de 14 ans, de surcroît handicapée. La famille est issue d’un milieu pauvre où l’avortement est particulièrement mal vu. Aidée par des activistes, sa mère a fait face aux pressions de son entourage et notamment du père biologique de la gamine, un évangéliste, qui ne voulait pas entendre parler d’IVG. Pour avoir autorisé la démarche, elle a également été excommuniée. L’IVG est toujours interdite au Brésil, sauf en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère. L’avortement était donc parfaitement légal.
« La loi de Dieu est au-dessus de celle des hommes et la fin ne justifie pas les moyens : deux innocents sont morts », martèle Mgr Sobrinho, un ultra-conservateur qui avait tenté, l’an dernier, de faire interdire la distribution par le gouvernement de la pilule du lendemain dans le Pernambouc. L’ecclésiastique persiste et signe. Quand on lui a demandé pourquoi il n’a pas puni le beau-père, il a déclaré : « Le viol est un péché moins grave que l’avortement »… Et il a enjoint au président Lula de réviser la doctrine de l’Eglise après que ce dernier a affirmé qu’« il n’était pas possible de permettre qu’une gamine violée garde [ses enfants] d’autant qu’elle risquait de mourir ». Comme Lula, de nombreux catholiques brésiliens dénoncent l’« obscurantisme » et la « cruauté » de l’Eglise. D’autant que le Vatican, par la voix du cardinal Giovanni Battista Re, président de la commission pontificale pour l’Amérique latine, a défendu cette excommunication collective au nom du « droit à la vie ».« C’est un cas triste mais le vrai problème, c’est que les jumeaux conçus […] ne pouvaient être éliminés », a déclaré le cardinal au quotidien italien La Stampa.
Hommage. « A partir d’aujourd’hui, je cesse d’être catholique ! » écrit une lectrice de la Folha de São Paulo, qui se dit « écœurée et indignée ». Une autre se demande pourquoi les prêtres pédophiles, eux, n’ont pas été excommuniés… La Folha accuse l’Eglise d’exercer une « pression indue alors que le domaine de l’avortement est du ressort exclusif de l’Etat ». Pour le principal journal du Brésil, qui rappelle que plus de 3 000 IVG ont été légalement réalisées dans les hôpitaux publics l’an dernier, c’est surtout la médiatisation de cet incroyable fait divers qui a poussé Mgr Sobrinho à une décision aussi radicale. « Il a encore aggravé la violence subie par la victime alors que des prêtres brésiliens pardonnent l’avortement aux femmes qui viennent le confesser », renchérit Yury Puello Orozco, de l’ONG Femmes catholiques pour le droit de décider, favorable à l’IVG. L’opinion est d’autant plus choquée que ce cas est loin d’être isolé. Selon une étude menée l’an dernier dans un hôpital de São Paulo, 76 % des victimes de sévices sexuels avaient moins de 17 ans et près de la moitié, moins de 12 ans… Ces sévices sont généralement commis par quelqu’un de leur entourage : beau-père, père, grand-père, oncle ou voisin… « Souvent, les victimes ne savent même pas que la loi autorise l’avortement en cas de viol et bien des médecins se gardent de leur en parler, par conviction ou par crainte de représailles », dénonce Orozco.
Olimpio Moraes, le chef de l’équipe qui a procédé à l’IVG, en sait quelque chose. C’est la deuxième fois que Mgr Sobrinho l’excommunie : le prélat ne lui avait pas pardonné non plus sa défense de la pilule du lendemain. « Je ne donne pas mon avis sur la religion et je m’attends à ce que les religieux ne donnent pas non plus le leur sur la médecine », a lancé le Dr Moraes, après avoir été chaudement applaudi à Brasília, avant-hier. Le ministre de la Santé, José Gomes Temporão, a rendu hommage à son équipe qui a « sauvé la vie d’une enfant ». L’affaire devrait permettre de « faire mûrir dans la société l’idée que l’avortement est une question de santé publique », a espéré Temporão. Le ministre est favorable à la dépénalisation totale de l’IVG, contrairement à l’écrasante majorité de ses compatriotes, encore très imprégnés des préceptes de la religion. Au Brésil, les IVG clandestines - près d’un million par an - sont la quatrième cause de mortalité maternelle.
Chantal Rayes
* Paru dans le quotidien Libération du 11 mars 2009.