C’est sous cette forme que Wolf Biermann, Günter Grass, Jürgen Habermas et d’autres signataires se sont adressés, ces jours-ci, « aux Français » [1]. Ils font appel à leur raison européenne et à leur volonté de paix. Ils leur demandent avec insistance de voter pour le projet de traité constitutionnel de l’Union Européenne.
Comme eux, nous nous engageons en faveur d’une politique démocratique, d’une politique rigoureusement orientée vers la pleine réalisation des droits de l’homme, donc d’une politique de paix. Comme eux, nous nous opposons clairement à toutes les fausses solutions inspirées par une conception bornée des Etats-nations. C’est pourquoi nous refusons, comme eux, des formes et des contenus politiques qui ne prendraient pas au sérieux la réflexion et les décisions des citoyennes et des citoyens quel que soit le pays où ils vivent.
C’est justement pour ces raisons qui se situent dans la meilleure tradition de la philosophie des lumières européenne et anglo-saxonne, que nous contestons vivement cette « lettre à nos amis français ». Les « amis allemands » ayant rédigé cette lettre se trompent en adoptant un ton de ‘donneurs de leçon’. Ils se trompent également quant aux choix des arguments essentiels qu’ils développent au sujet de la Constitution.
Premièrement, la population française n’a pas besoin de leçons venant d’outre-Rhin, aussi bien-intentionnées qu’elles ne le soient. Les rédacteurs de l’appel interviennent avec aplomb, affichent des certitudes non justifiables en ce qui concerne la Constitution, les conséquences de son adoption ou de son rejet. Comme s’ils en étaient en charge, ils affirment que ce moment électoral ne laisserait pas de choix : un bon Européen, une bonne Européenne ne saurait rejeter cette constitution de l’Union européenne.
Deuxièmement, les signataires de l’appel se trompent en matière de contenu : ou bien ils n’ont pas bien lu le projet de traité constitutionnel, ou bien ils l’ont fait avec des lunettes teintées d’étatisme et d’une vision imprégnée des intérêts du grand patronat.
Selon nous, ce projet constitutionnel est marqué essentiellement par les caractéristiques suivants :
– Il ne peut être qualifié que de « constitution européenne du néolibéralisme ».
– Parmi les droits européens comptent avant tout quatre « libertés fondamentales » : la liberté du capital, des marchandises, des services et du travail (et nous ajouterons surtout du chômage). Tous les autres droits humains et citoyens de la « Charte des droits fondamentaux » ne sont pas garantis. Seule est assurée de fait l’augmentation de l’inégalité sociale.
– Au delà de la fonction primaire consistant à armer continuellement les pays et les citoyennes et citoyens de l’UE pour la concurrence sur le marché mondial, le traité contient également comme élément majeur faire de l’UE une puissance militaire. A tout moment, celle-ci doit être capable de pouvoir intervenir partout dans le monde et ceci sous prétexte « d’interventions à fins humanitaires ».
– Pas un seul article du projet constitutionnel ne traite de l’idée de garantir une participation démocratique des populations de l’UE ni de celle d’installer un contrôle du pouvoir débordant de la bureaucratie. Au contraire : le « déficit démocratique de l’UE » dénoncé depuis le début des années 1970 - auquel il n’a jamais été remédié - est maintenant inscrit structurellement dans la constitution.
– En ce qui concerne les structures d’organisation proposées, au moment de l’avancement du processus d’élargissement, le projet constitue un échec dans la mesure où il devrait instituer des procédés et procédures de décision transparents, notamment en vue des conflits - sans doute nombreux - à venir. Ce texte ne peut être compris que comme placebo pour les gouvernés, afin que les gouvernants et institutions de Bruxelles puissent, ‘légitimités’ par la Constitution, entreprendre à peu près tout ce qui bon leur semble en fonction des intérêts des ‘Grands’ et du marché mondial.
C’est pourquoi, comme Européennes et Européens passionnés, nous disons « Non ». Nous nous prononçons - et prendrons des initiatives dans ce sens - en faveur d’une discussion publique entre citoyennes et citoyens européens, si possible pendant une durée de trois ans, qui permettrait d’élaborer LEUR Constitution. Une Constitution qui serait ainsi à tous égards démocratique, orientée vers la paix et la justice sociale.
Hans Peter Dürr, Professeur de physique, Institut Max Planck, fondateur et directeur du ‘Global Challenges Network’, Prix Nobel Alternatif
Joachim Hirsch, Professeur, département de sciences sociales, Université de Frankfort
Jörg Huffschmid, Professeur à l’Institut de politique économique et sociale européenne, Université de Brème, membre fondateur du réseau européen ‘European Economists for an Alternative Economic Policy in Europe’, membre du conseil scientifique d’Attac
Ekkehardt Krippendorf, Professeur émérite de science politique à l’Institut John F.Kennedy, FU Berlin
Birgit Mahnkopf, professeur de science politique (politique européenne) à l’Ecole de sciences économiques de Berlin, membre du Conseil scientifique d’Attac, auteure de nombreuses publications sur la globalisation, la théorie de la régulation.
Albrecht Müller, Economiste, ancien député, ancien directeur du département du plan à la Chancellerie sous Willy Brandt et Helmut Schmidt,
Wolf Dieter Narr, professeur émérite de science politique à l’Université de Berlin, cofondateur en 1971 (avec H.Albertz et H.Gollwitzer) du ‘Comité Iran’, cofondateur en 1978 du ‘Comité pour les droits fondamentaux et la démocratie’, co-organisateur du ‘Tribunal Foucault’.
John Neelsen, sociologue, Université de Tübingen
Norman Paech, Professeur émérite de droit international, Université de Hambourg, spécialiste des questions de la paix et du désarmement
Konstantin Wecker, compositeur - chanteur
[1] Le Monde] du 3 mai 2005.