Un grand ouvrage d’art a-t-il déclenché l’un des séismes les plus meurtriers de ces dernières décennies ? La question est sérieusement posée depuis plusieurs semaines par des scientifiques chinois et occidentaux, qui pointent la responsabilité d’un barrage hydroélectrique dans le tremblement de terre du Sichuan qui, en mai 2008, a provoqué la mort de près de 88 000 personnes.
Le suspect est le barrage de Zipingpu. Il est installé à quelques kilomètres de l’épicentre du séisme et à moins d’un kilomètre de la principale faille qui l’a provoqué. « Le point crucial est que les enquêtes géologiques et les sondages géophysiques montrent que tout un système de failles - dont la faille Beichuan-Yingxiu le long de laquelle a eu lieu le tremblement de terre du 12 mai 2008 - ainsi que la faille Jiangyou-Guanxian, et une série de sous-failles, se rencontrent sous le réservoir », écrit Fan Xiao, responsable des investigations géologiques au Bureau des mines de Chengdu (Sichuan), dans une longue lettre aux autorités et rendue publique, fin janvier, par l’organisation non gouvernementale (ONG), Probe International.
Depuis plusieurs années, M. Xiao tente d’attirer l’attention des autorités sur les risques induits par les constructions de barrage sur les rivières de cette province appuyée aux contreforts du Tibet. En 2003, il faisait partie d’un groupe d’une trentaine de scientifiques et intellectuels chinois qui s’étaient mobilisés, en vain, contre la construction du barrage de Zipingpu en raison des risques géologiques et environnementaux.
En juin dernier, juste après le tremblement de terre, une cinquantaine de personnalités chinoises et d’ONG avaient signé une pétition demandant au gouvernement d’étudier de plus près les risques posés par les barrages dans une région géologiquement instable comme le Sichuan. Le texte posait la question du rôle des barrages, et notamment celui de Zipingpu, dans le séisme du Sichuan.
Fin décembre, le sujet a fait l’objet d’une communication (non encore publiée) lors du congrès d’automne de l’American Geophysical Union (AGU) à San Francisco. Son auteur, Christian Klose, chercheur en gestion des risques géophysiques à l’université de Columbia (New York), a calculé que la contrainte exercée sur la croûte terrestre par les 320 millions de tonnes d’eau de la retenue - dont le remplissage a commencé fin 2004 - a eu un effet comparable à 25 années cumulées de contraintes tectoniques « naturelles ».
Ces contraintes additionnelles ont-elles pu produire le séisme ? « Il faut faire attention aux mots, dit Michel Campillo, sismologue et professeur à l’université Joseph-Fourier de Grenoble. Il y a une grande différence entre l’idée de cause et l’idée de déclenchement. L’endroit est très connu pour son activité tectonique, et il est probable qu’avec ou sans barrage le tremblement de terre ait eu lieu. »
Cependant, le fait que des grands réservoirs puissent déclencher des séismes est bien connu. « Deux phénomènes entrent en jeu : la charge de l’eau stockée dans la retenue et le fait que l’eau se diffuse dans la croûte, jusque dans la faille elle-même, décrypte M. Campillo. Or on peut imaginer une faille comme une coupure, avec deux matériaux collés l’un sur l’autre, ne tenant que par la friction. La présence d’un surplus d’eau réduit la friction et on sait que cet effet peut être important dans le déclenchement d’un tremblement de terre. »
En décembre 1967 à Koyna (Inde), un tremblement de terre d’une magnitude de 6,3 sur l’échelle de Richter s’était produit consécutivement à la mise en eau d’un grand barrage ; la majorité des géologues attribuent aujourd’hui l’événement, qui a fait près de 200 morts, à l’ouvrage. Dans les Alpes françaises, le barrage de Grand’Maison a ainsi été spécifiquement instrumenté pour détecter un regain de sismicité. Aucun changement n’a été noté.
« Il n’y a pas de doutes sur le fait qu’un grand réservoir en surface change des choses, ajoute le sismologue Alex Densmore (université de Durham), coauteur d’une étude publiée en juillet 2007, qui pointait les risques imminents posés par les failles impliquées dans le séisme du Sichuan. Mais ces changements ne sont pas ce qui a contrôlé l’intensité du séisme. Nous savions qu’il allait se produire. La question est plutôt : s’est-il produit 5, 10 ou 25 ans plus tôt à cause du barrage ? »
Sera-t-il possible d’apporter une réponse à cette question ? Dans le numéro de décembre de la revue chinoise Géologie et sismologie, Lei Xinglin, géophysicien à l’Administration chinoise de sismologie, ajoute au dossier qu’une vidange partielle du réservoir, intervenue entre décembre 2007 et mai 2008, a brusquement changé le régime des contraintes appliquées sur les failles en cause. Selon lui, cette variation des tensions appliquées sur la croûte terrestre ainsi que la pénétration d’eau de la retenue dans ces failles sont « des facteurs majeurs associés à la genèse du tremblement de terre du Sichuan ».
« Pour trancher, nous devrions regarder en détail les données sur les variations du niveau d’eau dans le réservoir et celles relatives aux micro-séismes qui se sont produits dans les semaines ou les mois qui ont précédé le tremblement de terre, explique un sismologue occidental, spécialiste de la région. Ces petites secousses ne peuvent pas être détectées à distance et il faut un réseau local de sismographes... Mais à ma connaissance, elles n’ont pas été rendues publiques par les autorités. »
Si ces enquêtes plus poussées sont demandées par toute une partie de la communauté scientifique chinoise, une autre, relayée par le journal Kexue shibao, fin décembre, s’emploie à contrer ces hypothèses, très embarrassantes pour le gouvernement. D’autant plus embarrassantes que, fin 2007, plusieurs incidents autour du célèbre barrage des Trois-Gorges ont déjà suscité une polémique. Plusieurs scientifiques avaient suggéré que les pressions intenses exercées par l’énorme masse d’eau du réservoir sur les parois des vallées englouties pourraient causer « des pollutions, des glissements de terrains et d’autres désastres géologiques ».
Stéphane Foucart et et Brice Pedroletti (à Shanghaï).
Près de 88 000 morts et disparus en mai 2008
Séisme. Le tremblement de terre du Sichuan, d’une magnitude de 7,9 sur l’échelle de Richter, s’est produit le 12 mai 2008 à 14 h 28.
Zone sismique. Le bassin du Sichuan avait déjà connu des séismes meurtriers. Le 25 août 1933, un séisme de magnitude 7,5 avait fait plus de 9 300 victimes.
Victimes. Le séisme a affecté plus de 45 millions d’individus, dans une dizaine de régions et provinces. Le bilan officiel fait état de 69 195 morts, 18 392 disparus et présumés morts et 374 177 blessés. Quelque 15 millions de personnes ont dû être évacuées et 5 millions se sont retrouvées sans toit.
Dégâts matériels. Environ 5,3 millions de bâtiments ont été détruits et plus de 21 millions d’autres endommagés. Quelque 7 000 écoles se sont écroulées, provoquant une immense émotion : Ma Zongjin, le responsable d’un comité d’enquête, a dû reconnaître qu’elles avaient été mal construites.
Coût financier. La perte économique totale est estimée à 67 milliards d’euros (86 milliards de dollars, selon l’US Geological Survey). Le gouvernement chinois a rendu public, le 17 août 2008, un plan de reconstruction sur trois ans d’un montant de 100 milliards d’euros. Pratiquement le PIB de la province du Sichuan en 2007.