Depuis le xixe siècle, la délégation du service public de l’eau à des entreprises privées singularise la gestion de l’eau en France. Dans le monde, seuls 7 à 8 % des services d’eau sont confiés aujourd’hui à des opérateurs privés, et le modèle français reste atypique en Europe. Promu à l’échelle internationale depuis une vingtaine d’années, il a permis à Veolia et Suez de devenir les deux « majors » mondiales de l’eau. Mais le monopole qu’elles exercent en France depuis près d’un demi-siècle sur un service public essentiel est de plus en plus contesté, en raison des dérives qu’il a entraînées. À l’heure de l’implosion du capitalisme financiarisé, l’avenir de la gestion « à la française » de l’eau fait figure d’enjeu démocratique majeur.
L’eau se situe à la convergence d’enjeux multidimensionnels : économiques, sociaux, territoriaux, environnementaux, indissociables, et qui font système. Elle est entrée, depuis quelques années, dans l’ère de l’inquiétude, sous l’effet de facteurs cumulatifs : à l’échelle mondiale, le spectre de la pénurie et de la dégradation de la qualité de cette ressource unique, qui touche plus de 2 milliards d’êtres humains ; une situation qui provoque près de 30 000 morts chaque jour, dix fois plus que la mortalité découlant des conflits armés ; des inquiétudes face à la pollution croissante des ressources en eau, leur impact sur l’environnement et la santé publique ; l’augmentation continue du montant de la facture et l’opacité persistante de sa gestion ; la présence, enfin, d’entreprises transnationales, associées aux thèmes de la marchandisation d’un bien vital.
La situation est paradoxale. La France a vu naître les entreprises qui sont devenues les leaders mondiaux de l’eau, et désormais des services à l’environnement. Elles y exercent un véritable monopole, puisqu’elles y détiennent, sous forme de contrats de délégation de service public passés avec des collectivités locales, près de 80 % du marché de la distribution d’eau, 55 % de l’assainissement des eaux usées, sans parler des déchets, de la propreté, du chauffage, des transports, de la restauration…
Cette présence d’un véritable cartel de l’eau constitue une autre forme d’exception française, puisque la délégation de service public (DSP) est parfois dénommée « second modèle de service public à la française ». Or, le « partenariat public-privé » (PPP) a démontré, depuis un siècle et demi, d’abord en France et, depuis une vingtaine d’années dans le monde entier, qu’il repose avant tout sur la captation d’une rente publique simple à résumer : socialisation des pertes et privatisation des profits…
La contestation des dérives de cette gestion privée mobilise désormais des centaines de collectifs citoyens, sur tout le territoire. La publication, le 31 janvier 2006, d’une enquête de l’UFC-Que Choisir, renouvelée en novembre 2007, qui dénonçait les marges exorbitantes réalisées par ces entreprises, a ranimé un débat désormais récurrent sur la gestion de l’eau. Lointaine « réplique » de la loi Sapin de 1993, qui visait à « moraliser » la passation des marchés publics, des milliers de contrats de délégation du service public de l’eau et de l’assainissement ont commencé à arriver à expiration, à l’orée des années 2000, et vont être renégociés par les collectivités françaises, à un rythme soutenu, dans les prochaines années, à raison de 600 à 700 contrats par an.
Sur le terrain, la mobilisation gagne en intensité sur tous les fronts : pollution de l’eau, atteintes environnementales, inquiétudes sanitaires, procédures contre les dérives de la « gestion déléguée ». En Italie, des centaines de collectifs ont porté une initiative de référendum visant à proscrire toute nouvelle libéralisation du secteur de l’eau. Les Pays-Bas ont également mis un terme à l’ouverture du domaine de l’eau au marché, à l’instar de la Belgique. En France, les grandes entreprises exercent une emprise insoupçonnée sur tous les domaines de la gestion de l’eau, comme la recherche-développement, largement privatisée. Elles orientent aussi très fortement les évolutions législatives et réglementaires du secteur.
Mais nombre d’élus et de collectivités refusent désormais cette « fatalité ». Créée à l’hiver 2006, l’association Eau associations usagers (EAU) milite en faveur d’une gestion publique de l’eau. Partout en France, des centaines de collectifs, d’associations, d’élus, de collectivités s’engagent en faveur d’une « autre » gestion de l’eau, démocratique et soutenable. Et ces mobilisations sont couronnées de succès. À Bordeaux, l’action obstinée d’une association d’usagers a permis à la communauté urbaine de récupérer, en 2006, près de 230 millions d’euros de trop-perçus depuis 30 ans par l’entreprise titulaire du contrat. À Lyon, sous la pression des usagers, la ville vient de contraindre ses délégataires à baisser de 16 % le prix de l’eau. Idem à Toulouse. L’actuel maire de Paris s’est engagé à placer le service de l’eau de la capitale sous le contrôle d’une régie publique, dans le courant de la prochaine mandature. Les usagers lillois se mobilisent pareillement. Dans les Vosges, la ville de Neufchâteau, après avoir dénoncé unilatéralement un contrat de délégation, a créé une régie publique exemplaire, qui fait désormais école. La ville de Saint-Dizier (Haute-Marne), qui avait elle aussi dénoncé un contrat léonin, a gagné en janvier 2008 le procès que lui intentait une entreprise lui réclamant des indemnités considérables…
En région parisienne, l’expiration, en 2010, du contrat liant depuis 1923 le Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif), qui regroupe 144 communes franciliennes, à la Compagnie générale des eaux, filiale de Veolia, suscite à l’identique une mobilisation qui gagne en intensité. Alors que, depuis vingt ans, les citoyens subissent les coups de boutoirs répétés d’un néolibéralisme dévastateur, les luttes multiformes pour l’eau enregistrent des victoires éclatantes, notamment sous l’angle d’une « republicisation » de l’eau à l’échelle des communes. L’eau, ressource locale, gérée localement, constitue ainsi un bras de levier insoupçonné, réhabilitant l’engagement politique et citoyen. Bonne nouvelle pour tous les acteurs attachés à la refondation du « vivre ensemble ».