L’économiste anglais John Maynard Keynes (1883-1946) développe sa pensée dans l’entre-deux-guerres, dans un contexte marqué par trois éléments : une situation économique instable (crise dans la période suivant la guerre de 1914-1918, crise de 1929, qui durera jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale) ; la crainte du socialisme de la part de tous les possédants ; une phase nouvelle de l’histoire du capitalisme (celui-ci a désormais pénétré et soumis l’ensemble de l’économie, au moins aux États-Unis et en Europe occidentale). Il dépend donc largement de ses débouchés « internes » : l’investissement et la consommation des capitalistes et des salariés. Ces derniers constituent désormais la majeure partie de la population. Cela signifie que les salaires, s’ils continuent d’être un coût pour chaque capitaliste individuel, deviennent un débouché essentiel pour les capitalistes dans leur ensemble.
Mouvement social
Dans un tel contexte, Keynes se démarque des conceptions dominantes antérieures : il attaque les économistes qui pensent que l’économie capitaliste est capable de s’autoréguler. Il démontre que des équilibres de sous-emploi sont possibles lorsque la demande est insuffisante : dans de telles situations, la baisse des salaires, non seulement ne réduit pas le chômage, mais accentue la dépression économique. Il rejette aussi la théorie dominante du chômage, qui explique que celui-ci est avant tout volontaire (les chômeurs ont des prétentions salariales trop élevées).
Pour Keynes, la cause des crises économiques vient d’une rectification à la baisse des objectifs des chefs d’entreprise en fonction de leurs anticipations : la baisse de l’investissement se répercute sur la production et les revenus. Elles sont aggravées par des politiques économiques erronées qui, au lieu de soutenir l’activité, la restreignent, notamment pour préserver l’équilibre des finances publiques. Sa principale conclusion est la nécessité de l’intervention de l’État pour régulariser l’évolution économique et suppléer aux carences des mécanismes du marché.
Le New Deal (« nouvelle donne ») est la politique économique anticrise engagée, à partir de 1933, par le président américain Franklin Delano Roosevelt. Il a permis de limiter les effets de la crise sans y mettre fin (il faudra attendre la guerre pour cela), et il a eu quelques retombées positives pour les salariés (loi sur la sécurité sociale, loi sur les relations sociales élargissant les droits et les pouvoirs de négociation des syndicats) et les petits fermiers.
Cette politique, notamment en son volet social, n’est pas issue d’une géniale et généreuse intuition de Roosevelt inspirée de l’œuvre de Keynes. La pression de « ceux d’en bas » n’y fut pas pour rien : entre 1932 et 1934, le nombre de grèves avait fortement augmenté, des marches de la faim furent organisées par les chômeurs et des petits paysans s’organisèrent contre la saisie de leurs fermes. Bien souvent, ces actions se heurtèrent à la répression patronale et policière. S’il y eut « deal », ce fut notamment avec les éléments les plus combatifs de la bureaucratie syndicale, qui acceptèrent de modérer certaines grèves et de soutenir Roosevelt en contrepartie de mesures reconnaissant les syndicats.
Malgré les dénonciations selon lesquelles le New Deal représentait un pas vers le « socialisme », Roosevelt et ses conseillers n’en avaient pas du tout l’intention. En fait, dans une lettre, Roosevelt se plaignit de « l’incapacité des couches fortunées à réaliser qu’il était le meilleur ami que le système du profit ait jamais eu ». Dans ses discours pour sa réélection, en 1936, il se proclama le « sauveur du système du profit privé et de la libre entreprise ». Son administration s’appuyait sur certaines fractions de la bourgeoisie américaine, conscientes que le capitalisme a, à la fois, besoin de profits et de débouchés : les industries les plus capitalistiques et certaines parties du secteur financier.
Keynes, également, s’est plaint, par exemple dans un texte de 1925, que « les dirigeants capitalistes de la City et au Parlement sont incapables de faire la différence entre de nouvelles mesures pour sauvegarder le capitalisme et ce qu’ils appellent le bolchevisme ». Il a toujours affirmé son refus du socialisme : « Je peux être sensible à ce que je crois être la justice et le bon sens ; mais la guerre de classes me trouvera du côté de la bourgeoisie cultivée. »
Le paradoxe est que les politiques du type New Deal ont eu besoin de la pression du mouvement ouvrier pour s’imposer, aux Etats-Unis sous Roosevelt, comme en Europe occidentale après la Deuxième Guerre mondiale.
« Regarder la réalité »
De même aujourd’hui, on peut abstraitement imaginer une issue de sortie de crise dans le cadre capitaliste, dont les deux éléments essentiels seraient la rerèglementation de la finance et une progression des salaires couplée à une meilleure satisfaction des besoins sociaux. Mais une telle évolution ne sera pas spontanément acceptée par les classes dirigeantes. Elle ne le sera qu’en dernier recours, face à des mouvements sociaux puissants. Par ailleurs, sa mise en œuvre poserait des problèmes plus complexes qu’antérieurement : du fait de l’internationalisation du capital, elle supposerait un accord international entre les différentes puissances, notamment pour réguler activités financières et mouvements de capitaux. Enfin, la reconstruction d’un système monétaire international plus équilibré réduirait le rôle du dollar, évolution que la bourgeoisie américaine n’est pas près d’accepter.
« Regarder la réalité en face », soulignait Trotsky, en 1938, face à la crise des années 1930. La réalité, au-delà des gesticulations de Sarkozy sur la « refondation du capitalisme », c’est que le projet spontané des différentes bourgeoisies est de sauver leurs profits en conservant, pour l’essentiel, le cadre néolibéral. À cette fin, il leur faut reporter le poids de la crise sur les salariés, les chômeurs, les retraités. Pour empêcher les capitalistes de préserver leurs profits au détriment du bien-être social, il importe non seulement de résister pied à pied à leur offensive, mais aussi de mettre en avant des mesures structurelles qui, en fonction de l’évolution des rapports de force, permettront de jeter un pont vers une autre société. Pour reprendre les termes utilisés en son temps par Trotsky : « Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat. »
« Sauver le capitalisme des capitalistes » ne saurait être, en aucun cas, un programme pour une gauche digne de ce nom. Ce ne serait que préparer la prochaine crise et, dans l’immédiat, conserver l’exploitation, les inégalités, la misère du tiers monde, la marche vers la catastrophe écologique, en un mot, l’absurdité de ce système.