Deux évolutions paradoxales, que Nicolas Sarkozy n’avaient pas prévues, auront marqué « sa » présidence de l’Union européenne (UE) : un rapprochement spectaculaire avec la Russie, et à l’inverse, avec la Chine, une relation qui a sombré dans un abîme d’incompréhension et d’acrimonie. Pékin a désigné la France comme responsable de sa décision d’annuler le sommet UE-Chine prévu le 1er décembre à Lyon. Un geste de désaveu sans précédent de la part du régime chinois, qui réagissait à l’annonce subite, faite par M. Sarkozy en novembre, qu’il allait rencontrer le dalaï-lama le 6 décembre en Pologne.
L’amitié affichée avec la Russie, et les tensions avec la Chine, par leur côté exacerbé, ont soulevé une certaine perplexité chez des partenaires européens de la France. Dans le premier cas, Paris a été taxé de complaisance vis-à-vis du Kremlin. Dans le second cas, beaucoup se demandent comment l’Elysée a pu laisser les choses se dégrader à ce point, alors que les enjeux financiers mondiaux réclament une coopération étroite avec Pékin.
Le conflit du mois d’août en Géorgie a parachuté le président français dans le rôle inattendu d’interlocuteur privilégié de Moscou en Europe. Inattendu, car M. Sarkozy s’était illustré, lors de sa campagne électorale, par des critiques virulentes contre le régime de Vladimir Poutine. Il avait épinglé en août 2007 la « brutalité » de la politique énergétique de la Russie à l’égard de ses voisins. En octobre 2007, ses échanges publics avec M. Poutine à Moscou avaient été difficiles.
Mais, après la guerre dans le Caucase, M. Sarkozy s’est mis à prôner une stratégie visant à éviter la confrontation avec Moscou. Il s’est accommodé de certaines reculades. Il n’était pas le seul : l’Allemagne et l’Italie allaient dans le même sens. Poussée par la France, l’UE a décidé de reprendre les discussions sur un partenariat avec la Russie, alors qu’il n’y avait pas de consensus sur la réalité d’un retrait militaire russe « aux positions antérieures au déclenchement des hostilités », la condition posée par les Européens le 1er septembre.
Le 8 octobre, à Evian, puis le 14 novembre à Nice, le chef de l’Etat est allé plus loin dans son « flirt » avec les Russes. Il semblait endosser un projet du Kremlin de « traité de sécurité » pan-européen, et critiquait les modalités du projet américain de bouclier antimissile en Europe, devant la mine ravie du président russe.
Ces moments ont illustré à quel point Paris et Moscou ont cherché à mettre à profit la période de transition politique aux Etats-Unis. Chacun cherchant à valoriser son rôle sur le continent. Et la France oubliant par moments l’attelage européen. A partir de janvier 2009, le regard du Kremlin sera sans doute exclusivement tourné vers Barack Obama, qui devrait chercher à reformuler une politique bilatérale après les tensions des années Bush. L’un des enjeux sera la politique à mener face au nucléaire iranien.
Avec la Chine, au début, pour M. Sarkozy, les choses semblaient mieux engagées qu’avec la Russie. En novembre 2007, à Pékin, il se targuait d’avoir remporté un volume record de contrats. Les conseillers de l’Elysée saluaient le rôle « constructif » de la Chine sur des dossiers internationaux comme le Darfour ou le changement climatique. Ils soulignaient le contraste avec la Russie, qui faisait de l’obstruction sur le Kosovo.
Les suites données par M. Sarkozy aux émeutes au Tibet, en mars, ont réduit à néant cette bonne ambiance. D’abord silencieux (l’Elysée appelait Pékin à la « retenue »), le chef de l’Etat a modifié sa position face à l’émotion soulevée dans l’opinion française par la répression chinoise. Il fixait des « conditions » à sa venue aux Jeux olympiques. En août, pour se rendre à la cérémonie d’ouverture, il invoquait son mandat à la présidence de l’UE, alors qu’il n’y avait pas de position commune explicite des Vingt-Sept. Il renonçait à voir le dalaï-lama en France mais guettait une autre occasion, susceptible de ne pas trop heurter Pékin. Rendez-vous fut donc pris à Gdansk, en Pologne. Mais en annonçant en public, de façon improvisée, cette rencontre tant attendue avec le chef spirituel tibétain, M. Sarkozy a ravivé le contentieux. Très virulente, la Chine a saisi l’occasion pour humilier l’UE. Après l’annulation du sommet de Lyon, le régime chinois a fait exécuter un prisonnier accusé d’espionnage, Wu Weihan, alors que la diplomatie européenne s’était mobilisée depuis des mois pour tenter de le sauver.
UNE RELATION PRIVILÉGIÉE
Quelles conclusions tirer ? M. Sarkozy a fait exister l’Europe sur le dossier géorgien en réagissant avec une grande rapidité, qui a été louée. Mais il a dû pour cela accepter un texte de cessez-le-feu qui donnait une grande latitude aux Russes sur le terrain (création de « zones de sécurité », évacuées au bout de deux mois seulement). L’accord ne mettait fin ni à l’avancée de leurs troupes (entrées ensuite dans Akhalgori) ni aux actes d’épuration ethnique. Moscou et ses « clients » ossètes et abkhazes ont échappé à toute sanction, alors que l’UE en a adopté par le passé contre les dirigeants de la Transnistrie, interdits de visas.
L’essentiel était peut-être de lier les mains des Russes dans un processus de négociations de paix, lancé à Genève en octobre. M. Sarkozy pense aussi avoir visé juste en nouant une relation privilégiée avec Dmitri Medvedev, censé incarner l’aile pragmatique du pouvoir russe, alors que la crise financière ébranle les ambitions du pays. Est-il payé en retour ? Le 16 novembre, le président russe a stupéfié un auditoire à Washington en se livrant à une petite imitation de M. Sarkozy. Il agitait les épaules en moquant « l’émotion » de son homologue français, qui « aime parler à la tribune ». Deux jours plus tôt, M. Medvedev déclarait que M. Sarkozy n’était pas à l’origine de l’arrêt des opérations armées russes en Géorgie.
Avec les Chinois, l’erreur de M. Sarkozy, selon des connaisseurs du dossier, réside dans ses volte-face successives, et son manque d’égards pour un régime qui tient avant tout à préserver la « face ». D’autres dirigeants occidentaux, comme Gordon Brown ou Angela Merkel, qui ont déjà vu le dalaï-lama, ont su y mettre les formes, procédant avec plus de clarté et évitant de sombrer dans un rapport de forces avec Pékin. La tentation de M. Sarkozy de se camper devant l’opinion publique en homme pouvant, à lui tout seul, faire fléchir les régimes difficiles (la paix dans le Caucase face aux Russes, la défense du Tibet face aux Chinois) s’est peut-être retournée contre lui.