Parfois, je me demande avec angoisse ce que les gens peuvent bien penser de la conscience sociale de nous autres, les scientifiques. D’un côté, on entend à la radio ou on voit à la télévision, certes pas très souvent, d’aimables ahuris, mâles ou femelles, qui se forcent à prendre la pose type « sourire obligé », en prenant une voix de fausset de maîtresse d’école maternelle, vantant le mérite de je ne sais quelle science. Dans la plupart du temps, d’ailleurs, il ne s’agit que de technologie, de brevets, de trucs dont voit clairement que c’est supposé servir à quelque chose. D’un autre côté, il y a, au quai Conti, les grandes dames et les grands messieurs de l’Académie des Sciences, ou ce qui en reste. Ces prétendus héros de la science, à l’exception d’un ou deux brasseurs de vent qu’on entend plutôt trop, on ne les entend ni on ne les voit pratiquement jamais. Ce n’est plus à la mode, les grandes dames et les grands messieurs, peut-être avec raison d’ailleurs. Si on ne les entend pas, c’est surtout qu’elles et ils sont bien trop occupés à s’attribuer des médailles en chocolat, de préférence entre eux et leurs clubs de chouchous. Le reste du temps, ils rampent à plat ventre devant le ramassis d’oligophrènes quasi-analphabètes qui nous gouverne, pour on ne sait quelle faveur ou on ne sait quelle décoration ridicule. Et puis, il y a la masse des scientifiques, nous, ceux qui triment, s’assèchent à de vaines occupations comme trouver des financements, rédiger des rapports pour des crétins qui s’en foutent, nous qui tout de même essayons de bosser comme nous pouvons. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que pratiquement jamais, hormis tel ou tel scandale écologique ou sanitaire, on ne nous entend protester, nous révolter, dire ce que nous avons sur le cœur. Ils ont donc bien raison de se poser des questions, les gens.
La société autour de nous bascule, des millions de gens en France n’ont pas à manger, des centaines de milliers peut-être n’ont plus de toit, et nous, nous sommes censés ne rien dire. Nous ne serions pas habilités à la ramener ? Nous ne serions pas compétents pour émettre notre avis sur la société ? Nous devrions nous mêler seulement de nos oignons, chercher et voilà ? Nous n’aurions pas le droit de protester, de nous mettre en colère ? Il faudrait tolérer passivement qu’on détruise l’idée même de civilisation pour le Saint Fric, comme auparavant il ne fallait rien faire qui mette en péril la Sainte Eglise ? La science, cela ne serait aujourd’hui qu’un truc de plus pour faire de l’argent ? Nous autres scientifiques, est-ce à cette science-là que nous nous sommes voués désormais ?
Il n’en a pas toujours été ainsi. Il fut des temps mémorables où des scientifiques, des grands comme des petits, n’ont pas hésité à poser leur servitude un moment pour remettre les pendules à l’heure. C’était même le fondement de cette grande aventure de l’esprit qu’on appelle la science, une science dont le but premier, faut-il le rappeler, a toujours été d’élever l’esprit de l’homme et la condition humaine, ce qui ne se limite pas à inventer la roue, la puce électronique ou le cœur artificiel. L’essentiel est bien ailleurs, c’est bien ce que nous avaient enseigné, il y a bien longtemps, Pythagore, qui est notre maître à tous, ou bien Anaxagore, l’ami rebelle de Périclès. Pour cette science-là, le seul objectif est le développement de la valeur de l’humain, et l’engagement révolutionnaire social n’est plus alors une regrettable dérive, mais il en représente le principe même, l’esprit fondamental. Anaxagore fut arrêté, emprisonné, exilé, pour avoir dit que la lune était un caillou et pas le visage d’un dieu, et aussi pour avoir construit une haute idée de la science et de sa responsabilité morale.
Oui, il fut des époques mémorables où il était évident pour nous autres scientifiques que, quand les choses deviennent intolérables, alors il ne faut pas les tolérer. Et il n’est pas besoin de remonter jusqu’à la Grèce Antique. Faisons un peu d’Histoire, pendant qu’on se souvient encore de ce que c’est. Dans quelques années, en effet, les néfastes imbéciles de notre gouvernement auront liquidé cet autre bastion de la dignité, l’étude de l’Histoire. En France, il y eut une époque exemplaire, notre Révolution, oui une époque qui fut si douloureuse et pourtant si glorieuse. Et, pour mettre à bas l’Ancien Régime, il n’y eut pas que Diderot, Voltaire, Rousseau, Montesquieu, puis Danton, Robespierre ou Marat, il y eut le peuple des sans-culottes et parmi eux, au premier rang, des scientifiques comme Gaspard Monge (1746-1818).
Monge, quel personnage ! Mathématicien surdoué, dont on continue à exploiter aujourd’hui les idées novatrices, mais surtout, comme les autres penseurs des Lumières, tout simplement un esprit universel qui s’intéressait à la physique, la chimie, la métallurgie, la biologie, la botanique, et bien d’autres sujets. Certes, Monge est bien devenu une icône, avec ses collèges, ses rues et ses places. Mais le Monge dont le monde bien pensant souhaite se souvenir, c’est le Monge servile courtisan du Maréchal de Castries, et le Monge devenu ami de Napoléon, comte de l’Empire, le Monge bien sage et bien docile. Même parmi les scientifiques, on ne sait plus trop ce qu’a fait Monge. On apprenait encore il y a quelque temps, quand on faisait du dessin industriel, la géométrie descriptive qui n’est pourtant qu’une des œuvres de Monge. Limiter Monge à la géométrie descriptive est aussi intelligent que limiter Archimède au tire-bouchon. Et on se souvient aussi, parfois, du fait que Monge a fondé, avec d’autres, l’Ecole Polytechnique [1], comme si c’était son seul titre de gloire, et comme si, d’ailleurs, c’était encore aujourd’hui un titre de gloire tout court.
Mais il y eut un autre Monge, un Monge qui, quand la Révolution éclata en 1789, à l’âge de quarante-trois ans, se souvint de ses origines modestes. Monge s’engagea alors de toutes ses forces dans le grand mouvement, pour plus tard le porter et même le sauver. Avec son ami Jean-Nicolas Pache, fils du concierge du Maréchal de Castries, ils fondèrent un club révolutionnaire qui se rallia aux Jacobins. Un Monge activiste et sulfureux, proche des sans-culottes, qui laissa tomber toute sa chère science pour participer activement à l’insurrection de 1792 et la déposition de Louis XVI. Monge, devenu Ministre de Danton, qui signe, avec Danton, l’acte d’abolition de la monarchie de la Convention le 22 septembre 1792. Quant à Jean-Nicolas Pache, il devint Ministre de la guerre et Maire de Paris, ce grand Paris de la Révolution, et il fut celui qui fit graver le fameux « Liberté, égalité, fraternité ». Oui, les Maires de Paris n’ont pas toujours été des ectoplasmes sociolibéraux.
Monge, de son côté, n’allait pas s’arrêter là. Avec des collègues comme Berthollet, il allait mettre ses compétences au service de Lazare Carnot, autre savant engagé, et du Comité de Salut Public pour donner des canons et de la poudre à l’armée des sans-culottes et organiser la victoire. Les troupes venues de l’étranger allaient être vaincues. Gaspard Monge n’était pas un modéré, tout comme son ami Pache, c’était un proche de Marat et il parcourait les réunions avec les jeunes révolutionnaires, qu’il haranguait. « Frères et amis, dites leur que ce n’est pas la cause d’une cour corrompue, d’un roi imbécile qu’ils servent ! C’est la cause sacrée de la Liberté, c’est leur propriété, leur Liberté menacée par le despotisme qu’ils vont défendre ; c’est leur propre cause qu’ils vont soutenir ! » [2]. Il s’attaqua ensuite au démontage du contrôle que l’Eglise Catholique exerçait sur la société. En un mot, Monge n’était pas un révolutionnaire d’opérette qui faisait dans la dentelle. C’était un authentique révolutionnaire comme l’histoire de France en a eu peu.
Pourtant, Monge révolutionnaire n’inspire pas beaucoup. Les scientifiques n’en parlent pas volontiers, ce n’est pas leur métier de manipuler la dynamite sociale. Les historiens n’en parlent pas beaucoup non plus, on se demande pourquoi d’ailleurs, sauf pour critiquer sa gestion du Ministère de la Marine pendant la Révolution. Comme si les historiens étaient mal à l’aise avec les scientifiques révolutionnaires. Un Carnot qui s’est opposé à Robespierre est plus présentable… Pourtant, Monge évolua, trop pourrait-on dire. Monge, envoyé en mission pour inspecter un général turbulent, fut complètement fasciné par lui. D’abord, il voulut s’en servir pour liquider les mafieux du Directoire, mais le plan marcha trop bien et c’est Monge qui devint l’instrument. Ce général, c’était Bonaparte. Monge devint comme son tuteur, son guide, puis son soutien inconditionnel. Ensemble ils allèrent en Egypte, et dans la voiture qui ramena secrètement Bonaparte à Paris, en 1799, pour préparer le coup d’Etat, outre son aide de camp Berthier, il y avait Monge et Berthollet. Monge qui lui assura probablement le soutien passif des anciens Jacobins comme Pache et ses réseaux, et Monge qui, par la suite, toujours poussa l’ambitieux général. Monge au Sénat pour faire de Bonaparte l’empereur Napoléon 1er. Monge encore derrière les préparatifs d’Austerlitz, Monge auprès de Napoléon jusqu’à la fin, pendant les Cent Jours, alors que les autres courtisans avaient pris la tangente. Monge paya cher son engagement. Chassé de toute position officielle, pourchassé impitoyablement par la vindicte de la Restauration autant pour sa fidélité à l’Empereur que pour sa participation active à l’action de la Convention, il mourut malade et ruiné, caché par ses élèves.
Un beau gâchis pourrait-on dire, mais sa mort solitaire n’est-elle pas une fin conforme à la grande tragédie des engagements sincères ? La République survécut, et c’est le fruit de dévouements sans limites comme celui de Monge. Dans la décadence d’Ancien Régime d’aujourd’hui, dans notre monde si plein de souffrances et aussi beaucoup trop plein de privilégiés, trouverons-nous parmi nous un Monge pour guider une nouvelle Révolution et abattre l’injustice ? N’y aura-t-il pas un Monge pour poser sa signature au bas du décret de l’abolition des excès de l’ultracapitalisme ? N’y a-t-il pas aujourd’hui un nouvel esprit révolutionnaire à faire souffler ? Combien faudra-t-il de millions de gens dormant dans la rue, combien de millions de chômeurs et de travailleurs pauvres en détresse, pour que ce qu’il reste de penseurs se réveille ? L’abrutissement organisé par le néolibéralisme a-t-il été si efficace ? Et nous autres, scientifiques, ne devons-nous pas jouer un rôle, pour une fois, au lieu de nous contenter de faire les domestiques des sarkovalets, des socialozéros, et autres affligeants ? La révolte n’est-elle pas, en plus d’une obligation morale et sociale, une nécessité conforme à cette science intemporelle que nous avons la mission de transmettre ?