Les principales organisations syndicales ont signé un accord interprofessionnel sur le stress au travail [1], qui transpose en droit français un accord européen [2]. Il ne s’agit pas ici d’en discuter l’opportunité : l’action syndicale s’intègre dans des logiques de rapports de force dans une société donnée. Il est cependant utile de se pencher sur la notion de stress et de voir ce qu’elle défigure du travail. S’intéresser à ce problème, c’est au préalable se poser les questions : qu’est-ce que le travail ? Qu’est-ce qu’un sujet au travail ? Parler de souffrance au travail, c’est parler de souffrances qui viennent du travail et de son organisation. C’est là que se nichent les possibilités de dégradation ou d’accroissement de la santé.
Nous savons que le travail recouvre une réalité subjective et sociale, qu’il y a le travail prescrit toujours différent du travail réel, que le chômage de masse et la peur en font partie. Pour nous, travailler signifie produire quelque chose d’utile et de façon coordonnée, se débrouiller avec son corps, son intelligence, son affectivité, là où le réel nous met en échec.
Cette réalité renvoie à la valeur du travail, qui n’est pas réductible à l’argent. Celui qui travaille attend une rétribution appelée la reconnaissance : reconnaissance de l’utilité du travail et reconnaissance de la qualité du travail. La reconnaissance de l’utilité peut-être donnée par la société, une instance morale, etc. Celle de la qualité ne peut être donnée que par ceux qui font le même travail et en connaissent l’intimité.
Idéologie dangereuse
Après avoir fait un travail, on n’est plus le même qu’avant. Par le travail, notre subjectivité est affectée, notre savoir-faire renforcé ou mis en doute, la confiance que nous accordons à nos collègues, renouvelée ou effondrée. Ceci est central dans la construction de notre identité, armature de notre santé. L’organisation du travail conditionne les rapports sociaux. Il y a une division sexuée du travail (soins, accueil, etc.), une division raciale (agents de sécurité noirs, immigration choisie, etc.), et encore une division générationnelle. Il y a la notion de service qui impose aux uns une servitude par rapport à d’autres. Pour l’Organisation mondiale de la santé, la santé est un « un état complet de bien-être physique, mental et social ». Cette définition rappelle la part sociale de la santé, et elle souligne que mettre quelqu’un au placard, c’est nuire à sa santé.
Lorsque mon travail est bien fait, je suis content. Lorsqu’il ne sert à rien, je ne suis pas motivé. Lorsque j’attends l’entretien d’évaluation, je suis angoissé. Lorsque je risque d’être licencié, j’ai peur. Qualifier de « stress » tous ces ressentis, c’est appauvrir le langage et entraver la reconnaissance du travail réel. Le mot « stress » s’utilise tant à l’Inra, pour étudier la qualité de la viande des animaux menés à l’abattoir, que pour les salariés dans l’organisation moderne du travail. Entré dans le langage courant, imposé par une directive européenne, il écrase ce qui fait de nous des humains : notre subjectivité.
Les accords sur le stress disent qu’« un état de stress survient lorsqu’il y a déséquilibre entre la perception qu’une personne a des contraintes que lui impose un environnement et la perception qu’elle a de ses propres ressources pour y faire face ». Mais que veulent dire la perception – rêver de son travail et au réveil avoir la solution du problème qui nous tracassait, en fait-il partie ? –, les contraintes, le déséquilibre, les ressources, l’environnement ? Cette définition, dans la lignée de Pavlov et de son chien, sous-tend une idéologie comportementaliste, individualiste au mépris du sujet, biologisante au mépris du corps. Malgré son apparence de généralité, elle occulte des souffrances – physiques ou morales – importantes du travail (notamment celles liées à la reconnaissance et au sens du travail). Cohérente avec les objectifs des marchands de « gestion du stress », elle nous impose dans les textes de loi un fonctionnement discutable du sujet au travail. Le travail vécu ne coïncide pas avec des formules mathématiques (théorie de l’activation des chômeurs) ou biologiques (théories du « stress »). La loi mathématique de Gauss, utilisée par le Nairu [3], ne décrit pas les chômeurs, pas plus que les sécrétions hormonales ne parlent des travailleurs.
En réalité, les débats tournent autour de la question des atteintes à la santé au travail. S’agit-il de la responsabilité de l’employeur ou de celle du salarié ? S’agit-il d’organisations du travail pathogènes ou d’individus fragiles ? Est-ce aux individus de porter le poids de situations socialement construites ? C’est dans ce sens que va le rapport Nasse-Légeron commandé par le ministre du Travail. Ses auteurs proposent d’observer l’état de la santé mentale du salarié, ainsi que son degré d’exposition aux situations reconnues a priori comme facteur de risque psychosocial. L’idée de cette enquête, reprise par Xavier Bertrand, est dangereuse. Elle sous-tend que la réalité de la souffrance au travail n’est pas prouvée et accrédite l’idée qu’au fond, il y aurait des individus plus ou moins fragiles (être harcelé ne serait pas signifiant en soi). C’est comme si l’on voulait jeter un doute sur les nuisances de l’amiante en essayant de parler des cigarettes.
Prévention
Beaucoup de signes parlent des souffrances du travail : absence de discussions de travail, perte de sens du travail, plaintes, violences, absentéisme, etc. S’il est vrai qu’adapter l’Homme au travail, promouvoir une hygiène alimentaire, créer des numéros téléphoniques d’écoute sont des mesures cohérentes avec la définition du « stress », nous savons que leur efficacité est douteuse. Elles relèvent de la psychologisation, et non de la prévention des risques. Risques dont les plus importants sont l’isolement des travailleurs, la perte du sens du travail ainsi que le déni de la dimension subjective du travail.
Pour en revenir au travail et à sa valeur, avec un sujet façonné par le travail, il y a là des pistes pour la prévention. Le travail, comme « activité coordonnée déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui, dans une tâche utilitaire, ne peut être obtenu par la stricte exécution de l’organisation prescrite » [4], contient toutes les possibilités de malheur, mais aussi de réalisation de soi dans la société. La prévention des risques psychiques et sociaux liés à l’organisation du travail ne peut donc s’articuler qu’à partir de chaque terme de cette caractérisation, qui souligne l’importance des collectifs de travail, du sens du travail ainsi que de la reconnaissance du travail vécu.