Les Jeux olympiques ont été l’occasion d’un véritable psychodrame entre les gouvernements français et chinois. Le président Nicolas Sarkozy est resté longtemps silencieux face à la répression des émeutes au Tibet avant d’annoncer, sous la pression de l’opinion publique, qu’il envisageait de ne pas participer à la cérémonie d’ouverture. Au pire moment de la crise, après le passage tumultueux de la flamme à Paris, Pékin a violemment protesté et des internautes ont organisé le boycott des magasins Carrefour, très implantés sur place.
Nicolas Sarkozy a donné l’image d’un président brouillon, fanfaron et inconsistant. La fermeté chinoise a payé : Pékin a obtenu tout ce qu’elle voulait. Des délégations françaises de haut niveau se sont rendues en Chine pour faire amende honorable. Sarkozy a renoncé à rencontrer le dalaï-lama lors de son passage en France en août (après avoir déclaré devant le Parlement européen qu’il ne cèderait pas aux menaces de l’ambassade chinoise !) et il a participé sans conditions à l’ouverture des Jeux.
Relations économiques. Le psychodrame préolympique franco-chinois a été bien plus aigu que ce qui s’est passé pour d’autres pays. Il a révélé une position de faiblesse de la France sur le plan économique. Elle pèse moins en Chine que l’Allemagne et ses machines outils, comme les hommes d’affaires français n’ont pas manqué de le rappeler à l’Elysée.
Il y a plus de 600 entreprises françaises et près de 1400 implantations en Chine, ainsi que de nombreux programmes de coopération. Les « grands contrats » concernent l’aviation avec l’Airbus franco-allemand et Eurocopter ainsi qu’Alcatel dans le domaine spatial, les trains à grande vitesse (Alsthom), ou l’énergie nucléaire (Areva, Alsthom et EDF). Parmi les autres investissements importants, notons l’automobile (Citroën, Michelin…), l’environnement (Veolia), la construction (Lafarge), la grande distribution (Carrefour).
La Chine est le cinquième fournisseur de la France : sa part de marché (6,3%) atteint les 28% dans l’habillement et 20% dans l’électronique. Elle représente son plus gros déficit bilatéral (devant l’Allemagne), avec près de 20 milliards d’euros. La France exporte vers la Chine dans les transports (pièces détachées automobile, aéronautique, matériel ferroviaire), les spiritueux et l’eau en bouteille, les cosmétiques et la maroquinerie de luxe, la pharmacie. Mais la Chine importe trois fois plus d’Allemagne que de France. L’industrie touristique occupe un place croissante avec plus de 600.000 Chinois visitant la France chaque année dans le cadre de périples européens – ils restent peu de temps mais dépensent beaucoup en shopping.
Des rapports politiques anciens. Le psychodrame pré-olympique a confirmé l’importance aux yeux de Pékin des relations politiques établies de longue date avec Paris. Les dirigeants chinois ont perçu les rodomontades sarkoziennes comme une remise en cause de liens privilégiés qui remontent à de Gaulle – et ils ont réagit en conséquence.
C’est en effet sous la présidence du général de Gaulle que, le 27 janvier 1964, l’Etat français a reconnu la République populaire de Chine. D’autres pays occidentaux, comme la Grande-Bretagne, avaient, à la différence de la France, maintenu après 1949 des liens diplomatiques a minima avec Pékin. Mais cette fois-ci, Paris ayant rompu avec Taipei, les échanges se sont noués au niveau des ambassadeurs, huit ans avant l’entrée de la République populaire à l’ONU.
L’ambition était alors géopolitique bien plus qu’économique. La France et la Chine sont les deux derniers pays à avoir –contre les projets américano-soviétiques– forcé l’entrée du club alors très fermé des puissances nucléaires. A l’heure de la confrontation des « blocs » Est et Ouest, chacun affirmait son autonomie dans son propre « camp » : deux ans plus tard, tout en restant dans l’Alliance atlantique, Paris a quitté le commandement militaire intégré de l’OTAN, imposant la fermeture des bases US sur tout le territoire – et Pékin se préparait au conflit sino-soviétique.
La droite française est restée bien entendu virulemment anticommuniste, mais avec un fort lobby sinophile. Les rapports géopolitiques entre Paris et Pékin ont été réaffirmés en 1997 avec l’établissement d’un « partenariat global » en 1997 et, tout récemment, avec la signature d’une « déclaration conjointe » lors de la visite de Jacques Chirac en octobre 2004. C’est cette continuité gaulliste que Nicolas Sarkozy a semblé remettre en cause lors de la crise pré-olympique de 2008.
Une tradition solidaire. La France est peut-être aussi l’un des pays où, dans les années 1960-1970, l’intérêt pour la Chine s’est manifesté le plus largement dans la nouvelle extrême gauche, bien au-delà des seuls courants maoïstes (qui ne furent puissants qu’assez brièvement). Ainsi, un mouvement « trotsko-guévariste » comme la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR – devenue aujourd’hui la Ligue communiste révolutionnaire) avait pour mot d’ordre « La révolution chinoise est une question trop sérieuse pour la laisser aux maoïstes ! ». Nombreux sont les militants de l’époque qui ont étudié l’histoire des révolutions et contre-révolutions en Chine et qui se sont ultérieurement retrouvés dans diverses associations de solidarité internationales et de défense des droits humains.
Cet engagement a favorisé un soutien actif au mouvement démocratique chinois lors du « printemps de Pékin » (1978-1979) quand Wei Jingsheng lança le mot d’ordre de la « Cinquième modernisation » (la démocratie). Une décennie plus tard, l’impact du massacre de Tienanmen en 1989 a été très profond en France. C’est alors que la sinologue Marie Holzman a fondé l’association « Solidarité Chine » qui s’attache aujourd’hui encore à défendre les « dissidents », en particulier les exilés.
Les migrants. L’un des plus importants développements de la dernière décennie a été la participation de migrants chinois au combat des collectifs de sans-papiers pour la régularisation de leur situation et la reconnaissance de leurs droits. Débutant en août 1996 avec la création du « troisième collectif » de sans-papiers, puis du « collectif 2000 », l’intervention publique de travailleurs chinois aux côtés de non-Chinois était un fait nouveau. Préparée par des assemblées générales et donnant naissance à plusieurs mouvements, la mobilisation à pris des formes militantes, comme l’occupation de l’église Saint-Hippolyte dans le treizième arrondissement ou d’un centre de rétention des étrangers dans le troisième arrondissement de Paris. Des centaines de familles ont demandé leur régularisation, rompant avec la discrétion et l’autarcie traditionnelle de leur diaspora qui bénéficie de puissants réseaux financiers et commerçants propres (ainsi que, souvent, de l’appui de l’ambassade de Chine) et d’un système de prêt communautaire (le « hui ») et de « tontines » solidaires. Le combat des clandestins chinois a permis à environ 7.500 d’entre eux d’obtenir des papiers sur 9.000 demandes.
La France a connu des vagues successives d’immigration chinoise. La plus ancienne remonte à la Première Guerre mondiale, avec l’importation de 140.000 Chinois chargés de remplacer les ouvriers envoyés au front. Au début des années 1920, notamment dans le cadre du mouvement Travail-Etudes, des militants nationalistes se rendent en France où ils adhèrent au communisme avant de devenir, de retour au pays, des dirigeants du PCC : Deng Xiaoping, Zhou Enlai…
Plutôt que d’une communauté chinoise en France, il vaut aujourd’hui probablement mieux parler au pluriel, de communautés : ressortissants de Wenzhou, Téochew, Dongbei…. Les migrants viennent en effet majoritairement de régions déterminées et parlent des dialectes différents. Il s’agissait avant tout de ruraux ayant souvent une expérience de la petite industrie des provinces côtières du sud-est, notamment du Zhejiang, ainsi que de Chinois (souvent commerçants) établis en Indochine : Cantonnais du Vietnam ou au Chaozhou du Cambodge. Mais les récentes restructurations drastiques de la grande industrie ont provoqué l’émigration d’ouvriers, de cadres et de techniciens des provinces du nord-est. Dès la fin des années 1970, des quartiers chinois se sont constitués, devenant de véritables « Chinatowns », en particulier à Paris dans le treizième arrondissement et à Belleville.
L’origine des immigrés se diversifie et les Chinois seraient aujourd’hui France quelque 450.000, dont 250.000 dans la région parisienne. Ils travaillent pour une grande part dans des ateliers clandestins chinois ou turcs, ainsi que dans le quartier juif du Sentier – dans la confection et la maroquinerie –, dans la restauration et le commerce, dans le bâtiment ou comme femmes de ménage.
En 2003, le Bureau international du Travail a entrepris des recherches sur les formes contemporaines d’esclavage en France dont sont victimes des émigrés clandestins chinois nouvellement arrivés. N’espérant aucune protection légale, ils sont dépendant de la dette contractée pour immigrer. Le mouvement des sans-papiers a permis de connaître de nombreux témoignages sur les terribles conditions de travail dans l’économie souterraine – ainsi que les difficultés de la rupture avec les organisations claniques des « Chinatowns » parisiennes.
Avant les JO. Peu avant les Jeux olympiques, un « Collectif Chine JO 2008 » a été créé en France par une dizaine d’associations sur la question des droits humains. Il comprend notamment Solidarité Chine et la Ligue des droits de l’Homme (LDH). Au sein de la LDH, un groupe « Chine » apporte en particulier un soutien aux avocats emprisonnés pour leurs engagements – et le Barreau de Paris a invité des avocats chinois. Cette action de solidarité est particulièrement importante vu le rôle que jouent aujourd’hui en Chine les « avocats aux pieds nus » dans la défense des plus démunis.
Dans le cadre de la préparation des Jeux, un certain nombre de mouvements se sont attaché à faire mieux connaître la situation des travailleurs en Chine et à défendre leurs droits. L’Union syndicale solidaire (qui comprend les syndicats SUD) a, dans cette optique, consacré l’essentiel du numéro d’avril 2008 de sa revue Solidaires International a cette question.
Le Tibet. Mais ce qui était prévu a –comme souvent– basculé dans l’imprévu : les mobilisations au Tibet, les émeutes et leur répression. Aux yeux des médias, la question tibétaine a pris le pas sur toutes les autres (on a fort peu parlé des minorités musulmane et mongole). L’opinion publique en France est spontanément favorable aux Tibétains. Les principales organisations d’extrême gauche elles-mêmes défendent depuis longtemps le droit à l’autodétermination du peuple tibétain. Cependant, cette position principielle de solidarité se double d’une incapacité à agir concrètement – et aussi d’une grande ignorance de l’histoire de ce pays ou de la situation présente. Des comités Tibet ont bien maintenu contre vents et marées le suivi de cette question. Mais, divisés et plus « culturels » que « politiques », ils n’ont pas vraiment contribué à surmonter cette ignorance.
Le débat en France a pris un tour proprement outrancier. La mémoire du boycott des Jeux olympiques de Berlin, en 1936, a été invoquée – comme si le régime chinois était l’équivalent de l’Etat hitlérien – de quoi banaliser le nazisme ! Des articles de presse sérieux et intéressants ont été publiés tant sur la situation au Tibet qu’en Chine, mais dans la dénonciation de Pékin, l’idéologie (anticommuniste) a coulé à flots – oubliant que le capitalisme s’est accommodé de dictatures autrement plus sanglantes que celle exercée par le PCC. L’orage médiatique anti-Pékin a pris une telle dimension qu’un professeur, Michel Godet et un ancien ministre de l’Economie, Francis Mer, ont publié une tribune dans Le Monde daté du 10 juin 2008 pour rappeler que d’un point de vue capitaliste –précisément !–, le développement actuel de la Chine devrait être chanté et non pas dénigré.
C’est dans ce contexte que l’association Reporters sans frontières (RSF) a mené une série d’actions spectaculaires qui ont eu le grand mérite de populariser la protestation contre la répression chinoise au Tibet. Elle n’a malheureusement pas rompu avec la surenchère ambiante, comme si la dénonciation des Jeux de Pékin autorisait n’importe quelle outrance. Un appel à manifester a ainsi été signé des communautés tibétaine, taïwanaise (?) et chinoise (!!) de France – alors que dans sa grande majorité, ladite « communauté chinoise » ne se mobilisait pas pour combattre les Jeux, loin s’en faut. C’est une conception de la solidarité qui est ici en cause : les « coups » spectaculaires ne remplacent pas un véritable travail rigoureux (donc critique) d’information.
Un bilan mitigé. Du point de vue de la solidarité, le bilan de ces derniers mois est donc mitigé. La question tibétaine est revenue au centre de l’actualité politique après une longue période d’oubli, ce qui est une très bonne chose – et pourtant, le droit à l’autodétermination du peuple tibétain n’a été clairement défendu que par des courants minoritaires (notamment d’extrême gauche). Et avec l’ouverture des JO, les Tibétains se sont de fait retrouvés plus isolés que les autorités pékinoises dans l’arène internationale.
Des journalistes, chercheurs et militants ont profité de l’actualité des Jeux pour mieux faire connaître la situation sociale et politique en Chine – cependant, ce travail d’information a été partiellement occulté par les « faiseurs d’idéologie » qui ont occupé le haut du pavé médiatique.
De nombreuses initiatives ont été prises – mais elles sont restées fragmentées : des ONG soutiennent des projets ou développent des partenariats en Chine, des associations aident les « dissidents » ou les avocats indépendants, des syndicats s’attachent à la condition du travail et au droit syndical, des organisations politiques tentent d’analyser l’évolution du régime, des laboratoires travaillant sur le climat étudient les implications du réchauffement pour la Chine...
Etudes chinoises. La France est l’un des pays riche d’une longue tradition universitaire d’études chinoises. Les élèves d’Edouard Chavannes –en particulier Paul Pelliot, Henri Maspero et Marcel Granet– ont fondé la sinologie française du 20e siècle. Au fil des décennies, nombre de chercheurs ont joué un rôle important comme Jacques Gernet, mais aussi Jean Escarra et Mireille Delmas-Marty pour le droit, Jean Chesneaux pour le mouvement ouvrier, Lucien Bianco pour la paysannerie ou Marie-Claire Bergère pour l’histoire de la bourgeoisie chinoise.
En matière universitaire et scientifique, des collaborations actives existent aujourd’hui entre la France et la Chine en divers domaines, en particulier en ce qui concerne le droit, les mathématiques et leur histoire. L’Institut des Sciences politiques a ouvert un bureau permanent à Pékin. Il est possible que l’Allemagne et la France soient les deux pays qui ont en Europe les réseaux d’échanges de chercheurs les plus sérieux.
L’avenir des solidarités. Politiquement et culturellement, la Chine a donc beaucoup compté en France. Mais, de façon générale, à partir de la fin des années 1970, l’Asie y est devenue le parent pauvre des solidarités. Avec quelques hauts et beaucoup de bas, les réseaux de solidarité se sont maintenus envers l’Amérique latine, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et l’Afrique noire – c’est fort peu le cas envers l’Orient. Les associations qui, comme Europe solidaire sans frontières (ESSF), se tournent en priorité vers l’Asie sont beaucoup trop petites pour inverser seules cette tendance.
Cependant, la Chine va rester au centre de bien des préoccupations. Il y a une inquiétude diffuse dans la population française sur les effets des délocalisations ou du dumping commercial chinois, ainsi qu’un intérêt réel sur la situation du travail, des droits et des libertés en Chine. Cette inquiétude et cet intérêt ont été avivés lors de la « crise du textile » de 2005, avec la fin des quotas d’importation. Comme le souligne un rapport d’avril 2008 de Global Labor Strategies, Why China Matters : Labor Rights in the Era of Globalization, le combat international en défense des travailleurs est plus interdépendant que jamais. Et ce d’autant plus que les multinationales occidentales opèrent en Chine et organisent elles-mêmes la concurrence entre salariés des divers pays. La meilleure façon de lutter pour les emplois en France est donc de soutenir activement les travailleurs chinois – y compris contre les patrons français quand le cas de figure se présente.
L’une des difficultés concrètes à laquelle les organisations françaises sont confrontées en ce domaine est l’absence de partenaire syndical chinois « réactif ». Le cimentier français Lafarge est implanté en Corée du Sud et en Chine. Quand des licenciements ont frappé des travailleurs d’une succursale, des syndicalistes coréens de la KCTU sont venus à Paris à l’automne 2007 pour mener des actions contre le siège de cette multinationale. Ils ont été accueillis plusieurs mois durant par la fédération CGT concernée et ont aussi reçu l’appui de Solidaires. Ce type de coopération militante internationale est essentiel. Mais quand Lafarge a massivement licencié en Chine, en juin de la même année, rien de tel ne s’est passé.
Il n’y a en Chine qu’un syndicat unique – la Fédération des syndicats chinois (FSC) – qui a surtout servi de courroie de transmission entre le pouvoir et les travailleurs. La Confédération syndicale mondiale (CSI) prend aujourd’hui contact avec la FSC, mais il est bien difficile de prévoir l’évolution de cette dernière – comme il est difficile d’envisager l’émergence d’un pluralisme syndical.
La solidarité en France peut aussi populariser et soutenir les actions menées en défense des travailleurs par des organisations établies à Hongkong, comme Globalization Monitor. Des liens se sont tissés en décembre 2005, à l’occasion des mobilisations internationales contre l’OMC dans ce territoire.
Jusqu’à aujourd’hui, le développement du mouvement altermondialiste n’a pas vraiment permis de dynamiser les solidarités envers l’Asie, mais il a fait renaître un esprit indispensable internationaliste. A l’heure de la crise économique et financière mondiale, la question d’une défense conjointe des travailleurs à l’est et à l’ouest du contient eurasiatique s’avère d’une actualité particulièrement brûlante.