Il y a un terrible décalage entre la façade démocratique de la Colombie et le fait qu’il n’y a aucun espace pour une opposition politique, dont le développement a toujours été empêché par les Conservateurs, les Libéraux et les élites économiques. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le développement des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). A leur propos, je n’utiliserai pas le terme « guérilla », parce qu’il s’agit d’une véritable armée. On estime qu’elles comptent environ 18 000 hommes, auxquels il faut ajouter les milices urbaines. Son principal leader, Manuel Marulanda, a rejoint le maquis en 1948 : c’est le plus vieux guérillero du monde.
A qui profite le trafic de cocaïne ?
La Colombie est le premier producteur mondial de cocaïne, qui couvre 80% de la consommation mondiale. Dans les années 60, elle produisait de la marijuana. Mais, en réponse à une campagne d’éradication et à la montée de la répression de la production de cocaïne au Pérou et en Bolivie, les trafiquants ont déplacé les plantations, les laboratoires de transformation et les réseaux d’exportation clandestine en Colombie.
Pour certains auteurs, les FARC sont une « narcoguérilla », ce que je ne crois pas. Lorsque la coca est arrivée dans les zones contrôlées par la guérilla, il y a eu un débat. En tant que marxistes-léninistes, les FARC ont d’abord refusé la présence de la coca. Ce faisant, elles sont entrées en contradiction avec les paysans qui leur ont dit : « vous ne pouvez pas nous interdire de cultiver la seule plante qui nous permette de vivre un peu mieux ». Dans la mesure où tout le monde trempait dans la cocaïne, la guérilla a décidé que ce n’était pas un enjeu éthique et qu’elle allait imposer un impôt sur la coca, qui protège les paysans dans la mesure où il fixe des prix plancher. Il est aussi prélevé sur la première étape de transformation de la coca, soit la pâte base. Pour autant, les FARC ne sont pas des narcotrafiquants : elles ne produisent pas de cocaïne et ne disposent d’aucun réseau d’exportation.
D’où vient le paramilitarisme ?
Il y a un autre protagoniste du conflit colombien : les paramilitaires. Pour les rapports des organisations de défense des droits humains, ils sont responsables de 75% des crimes commis, contre 20% pour les guérillas. Or, ils n’ont jamais été des acteurs autonomes. Depuis les années 60, ils sont enkystés au cœur de l’armée colombienne. En 1965, ce sont les conseillers US qui lui ont recommandé de créer de tels groupes pour faire en toute impunité ce qu’elle ne pouvait pas faire ouvertement. En 1976, la Revue des Forces armées colombiennes notait ainsi : « Si une guerre limitée conventionnelle entraîne trop de risques, alors les techniques paramilitaires peuvent fournir un moyen sûr et utile permettant d’appliquer la force afin d’obtenir des fins politiques ».
Entre-temps, les militants de l’Union Patriotique ont été décimés. En 1984, des négociations de paix entre les FARC et le président conservateur Belisario Betancur avaient donné une année à la guérilla pour abandonner la lutte armée, créer un parti politique et réintégrer la vie démocratique. De là était née l’Union Patriotique, avec les FARC, le Parti communiste et des forces de gauche, dont les résultats électoraux ont été prometteurs au plan local. Cependant, dans la période suivante, 3000 à 4000 membres de ce parti ont été assassinés. Il faut garder cet épisode en mémoire pour comprendre la méfiance et la dureté des FARC dans les négociations. Il faut rappeler aussi qu’entre 1987 et 1992, quatre candidats présidentiels ont été tués par les paramilitaires…
Les Autodéfenses Unies de Colombie (AUC), qui rejettent l’appellation de « paramilitaires », s’en prennent à la population civile, base sociale réelle ou supposée de la guérilla : massacres de syndicalistes, d’activistes des droits de l’homme, de militants de gauche, qu’ils soient proches ou non des mouvements d’opposition armée. Selon Justice et Paix, de janvier 1991 à juin 1992, les agents de l’Etat étaient responsables de 44% des assassinats, contre 30% pour les paramilitaires ; en 1999, les proportions étaient respectivement de 5% et 73%. Ainsi, l’armée est-elle parvenue à restaurer son image pour recevoir une aide des Etats-Unis, tandis que le sale boulot était laissé aux paramilitaires. A ce moment démarrait le Plan Colombie, sous les auspices des présidents Clinton et Pastrana, visant soi-disant à en finir avec le narcotrafic, en réalité avec les guérillas.
Derrière le paramilitarisme se cache un projet économique. Comme le rapporte le Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, « une fois vidées de leurs habitants, les terres stratégiques du point de vue économique et militaire se peuplent de nouvelles personnes favorables aux forces militaires ou paramilitaires ». Par ailleurs, l’alliance entre paramilitaires et narcotrafiquants leur a permis de développer une « contre- réforme agraire » : ils se sont emparés de 4 millions d’hectares au détriment des paysans.
Echec des négociations et Plan Colombie
Au début 1999, des négociations ont été engagées entre le gouvernement Pastrana et les FARC. Celui-ci s’était alors engagé à promouvoir des réformes sociales, à démanteler le narcotrafic et à lutter contre les paramilitaires. Ces négociations ont pris fin en 2002. Les médias en ont attribué l’échec aux FARC, par manque de souplesse. Pourtant, de son côté Pastrana avait obtenu 1,6 milliard de dollars de Washington pour le Plan Colombie, il menait des politiques néolibérales dévastatrices et ne prenait aucune mesure sérieuse contre les paramilitaires. Selon la FIDH, « durant les quarante mois et dix-sept jours écoulés depuis le début du processus de paix avec les FARC, la Colombie a connu plus de 1000 massacres [l’assassinat de plus de trois personnes à la fois] et plus d’un million de déplacés. De juin 2000 à juin 2001, une moyenne de vingt assassinats politiques par jour a pu être comptabilisée. Ces chiffres sont attribuables pour les deux tiers à l’Etat, ainsi qu’à des groupes paramilitaires ». Enfin, après le 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont fait adopter une charte antiterroriste par l’Organisation des Etats Américains (OEA), qui ne définissait pas le terrorisme et ne faisait aucune allusion au terrorisme d’Etat.
Certes, l’opposition armée colombienne ne respecte pas le droit humanitaire international. Une centaine d’enlèvements, contre le paiement d’un impôt révolutionnaire, peuvent lui être imputés chaque année. Depuis la rupture des négociations, elle cherche à déstructurer l’administration locale, avec des conséquences souvent tragiques. De surcroît, pour obtenir la libération de leurs combattants emprisonnés, les FARC se sont lancées dans une politique d’enlèvements ciblés de personnalités, dont la plus médiatisée est la Franco-colombienne Ingrid Bétancourt. Mais il n’y a pas de quoi ranger l’opposition armée colombienne dans la catégorie fourre-tout du terrorisme, à côté d’Al-Qaida… Rappelons que le 8 mars 2001, si les Etats-Unis ne se sont pas déplacés, 47 diplomates de 22 pays d’Europe, d’Amérique du Sud, du Canada, de Cuba, du Vatican et des Nations Unies, sont venus discuter avec les FARC. En réalité, si l’on s’en tient au protocole 2, additionnel aux quatre conventions de Genève, ratifié par Bogotá le 18 mai 1995, la Colombie vit « un conflit armé interne sans caractère international, un conflit où s’affrontent les forces armées de l’Etat avec d’autres forces également armées, identifiables, qui s’opposent à l’Etat, sont vêtues d’uniformes reconnus, portent ouvertement les armes, dépendent d’un commandement et sont, ou ont été à un moment, reconnues comme telles par l’Etat ». Autant le gouvernement de Belisario Betancur que celui d’Andres Pastrana ont négocié avec elles.
Que veut Alvaro Uribe Velez ?
Le 22 mai 2002, Alvaro Uribe Velez était élu Président. Ancien maire de Medellín, il avait collaboré avec le narcotrafiquant Pablo Escobar pour y développer un plan d’aménagement urbain. Entre mars 1980 et août 1982, directeur de l’aviation civile, il avait délivré licences de pilotage et permis de construction de pistes en grand nombre dans les régions de concentration du narcotrafic. Son plus proche collaborateur et soutien financier, Cesar Villegas, était lié au cartel de Calí. Dans les années 90, lorsqu’il était gouverneur d’Antioquia, l’entreprise que dirigeait son chef de cabinet, Pedro Juan Moreno, avait été mise en cause par la Drug Enforcement Administration (DEA) pour avoir acheté 50 tonnes de précurseurs chimiques nécessaires à la production de cocaïne. Dans le département d’Antioquia, il avait appuyé les CONVIVIR (milice d’auto-défense privée), qui ont rejoint les paramilitaires. Un document déclassifié du Département d’Etat US, daté de septembre 1991, le rangeait parmi les hommes politiques colombiens liés au cartel de Medellín...
Uribe a développé un programme de « sécurité démocratique », qui n’a fait avancer ni la sécurité ni la démocratie : la mise sur pied d’un réseau d’un million d’informateurs dans les campagnes. Des « zones de réhabilitation » ont été décrétées, où l’armée se substitue aux autorités locales, avec droits d’établissement, de circulation et de manifestation restreints, couvre-feu et permis spéciaux pour les journalistes, etc. En dépit de cela, le pouvoir s’efforce de convaincre le monde qu’il n’y a pas de conflit armé, mais une menace terroriste en Colombie. Or, durant les vingt dernières années, les hostilités ont coûté la vie à plus de 70 000 personnes et provoqué 3 millions de réfugiés internes. Le pays vit une conflagration à caractère social, économique et politique, dans le cadre d’une guerre civile qui dure depuis des décennies.
Il n‘y a pas de sortie militaire de cette guerre. Le gouvernement colombien ne pourra pas défaire les mouvements d’opposition armée, de même que ceux-ci ne pourront pas renverser le gouvernement par les armes. Grâce notamment à l’impôt sur la coca, on vit mieux dans la guérilla que dans les campagnes colombiennes, en particulier les femmes – il y a 35% de femmes au sein des FARC. Une paysanne colombienne sait que dans son pueblo, elle aura son premier gamin à 16 ans, à 17 ans le deuxième, à 19 ans le troisième… dans un cadre fermé, sous l’influence d’une église catholique rétrograde. Dans la guérilla, elle pourra accéder à des responsabilités.
Or, au lieu de négocier avec les oppositions armées, le président Uribe négocie avec ses meilleurs alliés : les paramilitaires. Le « cessez-le-feu » du 29 novembre 2002 a marqué le début de ce processus. La loi « Justice et paix » n’a pas touché aux bases économiques du paramilitarisme : 20 juges ont disposé de 60 jours pour enquêter ; 32 000 paramilitaires ont été « démobilisés », compte tenu des primes reçues, alors qu’on estimait leur nombre à 11 000-13 000. On n’en finit pas de découvrir des charniers, avec des corps démembrés dans des conditions atroces… Comment va-t-on punir ces crimes ? Une peine maximale de 8 ans a été fixée, à compter du début des négociations ; elle n’est donc plus que de 4 ans aujourd’hui, non pas dans une prison, mais dans une ferme modèle. C’est la plus totale impunité pour le terrorisme d’Etat. Et de décembre 2002 à août 2004, la Commission colombienne des juristes attribuait encore 1899 assassinats ou disparitions aux paramilitaires. Pour Amnesty International, le 31 août 2005, ils étaient responsables de 2300 disparitions ou homicides depuis la déclaration du cessez-le-feu. Et aujourd’hui, ça continue…
Prisonniers et otages
Bien que ce ne soit pas une tradition ancrée dans leur histoire, les FARC organisent des enlèvements pour percevoir un impôt ou pour tenter d’échanger des responsables politiques contre leurs prisonniers. Le 28 mars 1984, en signant les accords qui ont donné lieu à la naissance de l’Union Patriotique, les FARC s’étaient engagées à mettre un terme à la pratique des enlèvements. Mais les militaires et les paramilitaires en ont décidé autrement en provoquant un véritable bain de sang. Un dirigeant des FARC, Ivan Ríos, en a tirait alors la conclusion suivante : « Nous avons nos propres normes, qui parfois coïncident avec celles du droit international humanitaire, mais la réalité de la confrontation colombienne n’est pas totalement prise en compte par celui-ci ; le droit international humanitaire n’est pas adapté à notre réalité ».
Les FARC réclament aujourd’hui un accord humanitaire pour échanger une cinquantaine de prisonniers contre environ 500 de leurs guérilleros emprisonnés. Depuis son accession au pouvoir, Uribe refuse tout pas dans ce sens. Et pourtant, le 15 juin 1997, les FARC avaient libéré 60 soldats et 20 marins. Le 2 juin 2001, l’Administration Pastrana signait un premier accord d’échange humanitaire : 15 membres des FARC contre 42 soldats et policiers pour des raisons de santé. Le 28 juin 2001, les FARC libéraient 242 soldats et policiers, ne gardant que les officiers. En échange, le gouvernement n’a rien fait… C’est alors que les FARC ont annoncé qu’elles séquestreraient des membres de la classe politique, jugés « aussi scandaleusement indifférents au drame de la guerre vécue par le peuple, qu’au sort des soldats combattants dans les rangs de l’armée ». Depuis, elles ont enlevé des personnalités afin de faire pression sur le gouvernement. Ce faisant, les FARC ont violé les principes du ius in bello, c’est-à-dire des règles moralement acceptables en temps de guerre. En termes de droit international, elles devraient libérer immédiatement et sans conditions tous les kidnapés et otages civils.
Quand les médias évoquent les 3000 otages des FARC, c’est une aberration. Elles détiennent probablement quelques centaines de prisonniers. De surcroît, si les sénateurs enlevés, comme Ingrid Bétancourt, sont bien des otages, ce n’est pas le cas des policiers, des militaires ou des mercenaires états-uniens, qui sont détenus dans le cadre d’un conflit armé, comme le sont les guérilleros emprisonnés. Les bases légales existent sur le plan national et international pour un échange humanitaire. Le directeur du bureau du Haut-commissariat de l’ONU déclarait le 26 août 2005 que le président Uribe devrait en faire une priorité. La même année, l’envoyé spécial du Commissariat général de l’ONU, le Québécois James Le Moyne, critiquait le gouvernement colombien à ce propos : « S’il ne veut pas s’asseoir avec les FARC, eh bien, qu’il le dise ! Il y a trop de voix officielles disant oui disant non, disant peut-être, impossible, possible, cela ne donne pas confiance aux FARC ».
Le gouvernement colombien veut-il d’un échange humanitaire ?
Trois pays sont fortement impliqués en faveur d’un échange humanitaire : la Suisse, la France et l’Espagne. Ils ont eu des contacts avec les FARC, ce qui a permis d’ailleurs aux services secrets US et colombiens de faire arrêter le commandant Simon Trinidad à Quito, en Equateur, le 2 janvier 2004, alors qu’il tentait de négocier avec la France. Il a été remis aux autorités colombiennes et extradé aux Etats-Unis, sous l’inculpation hâtivement montée d’avoir exporté 5 kg de cocaïne dans ce pays. Le 13 décembre 2004, au mépris du droit international, c’était Rodrigo Granda qui était enlevé à Caracas, déclenchant une crise entre le Venezuela et la Colombie, alors qu’il s’y trouvait aussi pour négocier avec Paris.
Que s’est-il passé, il y a quelques semaines entre les présidents Sarkozy et Uribe ? Pour Sarkozy, l’explication est simple : on était à deux semaines des élections législatives et la cause d’Ingrid Bétancourt est très populaire en France. Un coup médiatique était tout bénéfice, quelle qu’en soit l’issue ! Pour Uribe, l’annonce unilatérale de la sortie de prison de 170 guérilleros, dont Rodrigo Granda, permettait de dénoncer la mauvaise volonté des FARC. Mais quels objectifs dissimulait un tel rideau de fumée ? D’abord, il permettait d’éviter toute négociation avec la guérilla. Ensuite, il pouvait aider Uribe à sortir des scandales de la « parapolitique », grâce à l’appui bienvenu du président français sur la scène internationale, notamment au G8.
C’est que même aux Etats-Unis, Uribe commence à sentir le soufre. Il n’a pas obtenu tout ce qu’il voulait pour poursuivre le Plan Colombie, et la signature d’un accord de libre commerce avec Washington pourrait être remise en cause… C’est que les Démocrates contrôlent les deux Chambres, et qu’en Colombie, des magistrats courageux ont engagé une centaine d’actions en justice contre des fonctionnaires d’Etat et des membres de l’appareil politique proches du Président, pour leurs liens avec les paramilitaires. Douze à treize députés et sénateurs sont aujourd’hui sous les verrous, et l’ancien chef de la police politique (Département administratif de la sécurité), proche lui aussi d’Uribe, a été mis en cause. Les liens d’une partie de l’Etat colombien avec les paramilitaires sont révélés au grand jour. C’est pourquoi, en libérant 170 guérilleros, Uribe a annoncé qu’il amnistiait aussi les siens, tentant ainsi d’interrompre les enquêtes et les révélations en cours...