Mai 68 est encore aujourd’hui présenté comme un événement français. Or c’est un événement international. Le Mai 68 français s’est caractérisé par la force de la grève générale ouvrière et l’ampleur de la crise politique nationale, mais on ne peut comprendre Mai 68 sans revenir sur la situation politique internationale et sans le caractère international de Mai.
Ce qui est frappant c’est la simultanéité des évènements lors de ce printemps et été 68 :
– Offensive du Têt au Vietnam, victoire politique et limites militaires,
– Mai 68 en France et en Europe de l’Ouest,
– Printemps de Prague en Tchécoslovaquie.
Cette simultanéité est impressionnante. C’est ce qu’on appelait à l’époque dans notre jargon « la dialectique des 3 secteurs de la révolution mondiale » : révolution coloniale, révolutions « politiques » à l’Est, possibilités révolutionnaires à l’Ouest dans les centres capitalistes.
1) La conjugaison de plusieurs facteurs
a) « La fin des deux monde » :
Pendant des années, la planète a été divisée en deux : le « monde occidental » et le « monde communiste ». L’un était dominé par l’impérialisme américain et l’autre par la bureaucratie soviétique.
L’ensemble du mouvement ouvrier a été divisé sur cette base avec d’un côté les Partis socialistes, et de l’autre les Partis communistes.
Il n’y avait quasiment pas de place pour la gauche révolutionnaire qui récusait cette vision en gardant comme boussole la lutte des peuples et des classes.
Les années autour de 1968 voient le début de la fin de l’ordre de Yalta et Postdam. Des fissures, des différenciations puis des fractures vont remettre en cause le partage du monde en deux camps,
b) La crise conjointe de l’impérialisme et du stalinisme :
– crise de domination et de contrôle de l’impérialisme américain et de la bureaucratie soviétique sur le mond ;.
– crise de domination politique : remise en cause de la légitimité de la démocratie américaine en cause avec les crimes perpétrés au Vietnam, crise des dictatures espagnoles et grecques ;
– à l’Est de l’Europe, début de remise en cause du stalinisme, même si c’est toujours dans un cadre bureaucratique.
c) Retournement de l’onde longue de développement économique de l’après-guerre :
Contradiction entre :
* le développement des forces productives
– développement des techniques de production liées à l’industrie d’armement,
– société de consommation,
– début de massification de l’université ;
* et les rapports de production capitaliste
– les conditions de la chaine taylorienne,
– l’ordre universitaire,
– la politique des revenus contre les salaires).
2. La dynamique des révolutions coloniales
Sur un plan chronologique, l’origine de cette crise de domination renvoie aux révolutions coloniales de l’après-guerre : Chine, Algérie, Cuba, Viet-Nam. Elles auront des conséquences importantes dans les citadelles impérialistes :
– La Chine, la grande révolution chinoise de 1949, qui aura des conséquences sur l’ensemble du mouvement ouvrier suite au schisme sino-soviétique et l’émergence d’un mouvement maoïste mondial plusieurs années après.
– La révolution algérienne. Elle a comme répercussions en France le début des différenciations dans le mouvement ouvrier, notamment au sein du PC et de l’UEC.
– La révolution cubaine a des conséquences énormes en Amérique Latine. C’est le premier territoire libéré de l’emprise américaine et connaissant une révolution anti-impérialiste et sociale emmené par une direction révolutionnaire non stalinienne. Celle-ci allait prendre des positions internationalistes comme il n’y en avait pas eu depuis les premières années de la révolution russe…
– La révolution vietnamienne : « Le centre de gravité de la situation mondiale » tourne autour de la révolution vietnamienne, et ce dans un « tragique isolement », « moment illogique de l’histoire de l’humanité ». D’où la nécessité de « créer 1,2,3 Vietnam ». (Che Guevara).
Toutes ces révolutions auront des conséquences dans le monde en entier : en Afrique, en Amérique latine avec les guerillas mais aussi à Mexico en Octobre 68, et aussi en Europe.
3. Les explosions révolutionnaires à l’Est de l’Europe
A l’Est, la mort de Staline en 1953, l’impossibilité de maintenir l’ordre stalinien, les échecs économiques, ainsi que la terreur vont entrainer des mouvements d’auto-réformes et surtout des explosions sociales prolétariennes dans la perspective d’un socialisme démocratique : rejet de la bureaucratie, mouvements des Conseils, en Pologne, Berlin en 53 et surtout en 56 en Hongrie.
C’est tout ce mouvement qui a mûri dans une série de pays et qui va exploser en Tchécoslovaquie avec le printemps de Prague. En Tchécoslovaquie, on assiste à la combinaison d’un mouvement démocratique, d’un mouvement d’autogestion dans les entreprises, et d’une évolution d’une tendance gauche au sein du PCT.
Si ces mouvements s’étaient approfondi et si les russes ne les avaient pas écrasé avec leurs tanks, personne ne peut dire si cela n’aurait pas débouché sur un processus de restauration du capitalisme.
Mais dans tous ces mouvements (Berlin, Gdansk, Budapest, et Prague), le centre de gravité des mouvement étaient plutôt socialistes et anti-bureaucratique. On peut même dire que la Tchécoslovaquie, et peut être la Pologne avec les premiers mois de Solidarnosc, ont été les dernières chances pour des mouvements socialistes révolutionnaires à l’Est…
4. Le retour en force du prolétariat dans les centres impérialistes
Enfin, il y eut Mai 68 et les mobilisations sociales à l’Ouest.
Parmi les dominantes politiques et idéologiques de l’époque on trouvait :
– des théories sur l’intégration de la classe ouvrière par la société de consommation (Marcuse),
– la théorie de la nouvelle classe ouvrière (Serge Mallet),
– les théories tiers-mondistes, etc.
D’où par la suite la tendance à réduire Mai 68 à un mouvement démocratique (contre l’autoritarisme gaulliste et les dictatures), ou alors un mouvement culturel.
Tout sauf à des situations révolutionnaires avec des nuances…
Aux USA, en Allemagne, au Royaume-Uni, au Japon, au Mexique, il y eut des mouvements étudiants puissants concernant : la guerre du Vietnam, la crise universitaire, la rébellion contre le passé nazi en Allemagne. Mais dans ces pays, il n’y a pas eu de relais dans la classe ouvrière.
En France et en Italie ont eu par contre lieu une conjugaison entre :
– le mouvement étudiant (plaque sensible comme disait Lénine),
– des grèves générales ouvrières.
Mai français anti-gaulliste » et donc « plus politique »
Mai rampant italien en 68-69 « plus social » : discussions sur auto-organisation, contrôle, et réorganisation du mouvement ouvrier...
Effets de longue durée en Espagne et au Portugal avec les chutes des dictatures de Franco et Salazar qui débouchèrent sur des crises pré-révolutionnaires…
Premières ruptures dans le mouvement ouvrier, débuts des déclins des PCs , apparition de l’extrême gauche , « une génération »…
Retour sur la période 68-75 :
Il y a encore aujourd’hui une controverse sur la dynamique et l’ampleur des situations de l’après-mai.
Il est incontestable qu’il ya eu de 68 à 75 une période pré-révolutionnaire ou révolutionnaire : Mai 68 en France, Mai rampant en Italie, chute de la dictature de Caetano au Portugal, succession de grèves générales en Espagne contre Franco.
Nos documents parlent de 4/5 années révolutionnaires décisives… Avions-nous surestimé la situation ?
Pas dans les potentialités révolutionnaires de l’époque, dans l’irruption des mouvements de masses sur la scène politique centrale, pas dans les possibilités de construire de nouvelles formations de masse dans la classe ouvrière mêmes minoritaires au début.
Néanmoins, la bourgeoisie sortait d’une phase longue d’expansion. Elle avait de nouvelles marges de manœuvres socio économique.
La combativité pouvait être forte mais la conscience socialiste révolutionnaire faisait défaut.
Les travailleurs et la gauche révolutionnaire n’étaient pas suffisamment forts pour déborder la politique de collaboration de classes des appareils bureaucratiques, en particuliers la politique des partis communistes et des appareils syndicaux.