Susan George a fait un compte-rendu détaillé de ce que nous avons appris des négociations, je me bornerai donc à retracer trois choses : les actions extérieures au Palais des Congrès, les actions intérieures, et une appréciation de l’état des négociations.
Actions extérieures au Palais des Congrès
Les images retransmises à la télé semblent celles d’une grande violence et d’une indifférence de la population : en réalité, les choses sont beaucoup plus nuancées ; bien plus que ce qui est retransmis par les télévisions occidentales. Il est à noter au passage que télévision et médias locaux sont beaucoup plus attentifs à ce qui se passe que les médias internationaux, même si eux aussi ont globalement une attitude de dramatisation des événements.
Aujourd’hui, a eu lieu une manifestation contre l’OMC, les coréens ont été comme toujours très présents, manifestation placée sous le signe de la contestation anti AGCS. Au point d’arrivée de la manifestation, la tête s’est mise à courir (cela donne un effet assez spectaculaire), mais une partie du cortège n’a pas couru. La police s’est engouffrée dans la brèche, ce qui a bloqué les deux parties du cortège. Les manifestants ont un peu bousculé les forces de l’ordre, mais c’était pour eux, une réaction minimale (quelques échauffourées, rien de plus). Les images sont spectaculaires, elles sont un peu montées en épingle. De surcroît, le contact avec la population est excellent : les gens sont curieux (et nombreux au bord des cortèges), mais il faut dire que les Hongkongais ont une capacité de mobilisation réelle : les militants de l’Alliance des peuples de Hongkong, qui assurent la réalité de la mobilisation locale, rappellent souvent que lorsque, voici quelques années, le gouvernement chinois tenta d’imposer certaines décisions de mise au pas des libertés locales, 600 000 personnes firent reculer le gouvernement local complice. Et, c’est très clair, les gens prennent les tracts distribués, ils engagent même la conversation (ils parlent très souvent anglais, ça aide).
Demain, grande manifestation de Via Campesina à 9h30, précédée d’une conférence de presse tenue par des agriculteurs européens et américains, avec notamment José Bové (au passage, sa notoriété est mondiale, il ne peut pas se déplacer sans qu’une foule de journalistes lui tombe dessus, ce qui est très utile pour passer un certain nombre de messages). Une grande manifestation est prévue dimanche.
Les actions intérieures au Palais
Vues les forces de sécurité omniprésentes (barrages filtrants, Wanchaï en camp retranché, navettes fluviales, hélicoptères, séparation stricte des délégués, ONG et presse), elles sont largement symboliques et destinées à attirer l’attention de la presse. Elles se conduisent à une trentaine, et n’ont pas la prétention d’avoir l’impact des manifestations extérieures.
Aujourd’hui, quelques militants du réseau OWINFS (« Notre monde n’est pas à vendre »), déguisés sommairement en Père Noël, ont été brailler des chants de Noël détournés anti-AGCS au passage des délégués (l’entrée est commune), avec une petite mise en scène d’un Père Noël diabolique accordant des récompenses aux très mauvaises actions des transnationales qui se voient accorder le traitement de l’eau, de la santé, de l’éducation, etc. dans le cadre de l’AGCS. Forêt de micros, crépitements de flashes, il faut dire que pour une fois qu’il se passe quelque chose d’un peu spectaculaire dans ce Palais où on rencontre un policier en tenue tous les 12 mètres...
Etat des négociations
Le sentiment général des délégués des ONG sur place est qu’aujourd’hui, les positions des Etats se sont exprimées, elles sont en apparence très rigides, chacun tâtant le terrain dans l’attente des vrais combats qui vont démarrer cette nuit et demain.
Cette nuit, se réunira une « Chambre verte » (sorte de rencontre entre Etats sélectionnés sur certains sujets, un des délices de transparence de l’OMC), comme hier soir s’en est réunie une. On sait simplement que celle de ce soir réunira 21 Etats, et ce sera l’occasion des premiers sérieux affrontements.
Trois choses, d’ores et déjà émergent :
1- La question du développement est sur la table : très habilement, et stratégiquement, les grands pays (UE, EU) tentent de vendre ce cycle de négociations comme celui du développement. Nous sommes dans le cycle de Doha, dit du développement, donc cela ne doit pas nous étonner. Mais au lieu que les dossiers importants, présentés par les délégations des grands pays soient l’agriculture, l’accès aux marchés non agricoles et les services, ce qui est présenté aux médias et ONG sont l’agriculture, l’accès aux marchés non agricoles, et le développement. Notamment se trouve placée sur la table par les grands acteurs, UE en tête, la notion de « paquet de développement » (dans ce langage d’euphémisation constant de l’OMC).
Ce paquet comprend un traitement spécial des pays les moins développés (PMD) qui est un accès aux marchés du nord « dutty free and quota free » (sans taxe à l’entrée ni quota).
Il est à noter que les services ne sont pas présentés comme déterminants, au moment précis où, dans les coulisses, ce dossier agite tous les grands acteurs et un nombre considérable de moyens et de petits : les pays ACP ont l’intention de déposer un texte sur « l’annexe C » demain, les EU et l’UE les poussent à ne pas le faire. L’annexe C se trouve être celle qui, dans le brouillon de déclaration finale, traite des services. C’est le texte le plus structuré, portant un langage d’engagements qualitatifs (lui-même porté par l’UE ainsi que nous vous l’indiquions récemment). Le sentiment le plus généralement partagé par les représentants d’ONG sur place est que le « paquet du développement » est une belle boîte vide, destinée par la rhétorique qui l’accompagne, à légitimer un cycle de négociations en réalité orienté autour des questions de l’accès aux marchés et des services. Les services apparaissent de plus en plus comme l’enjeu crucial, autour de quoi se mettent en places les batailles les plus féroces.
Et de fait, de nombreux signes le montre : outre les pressions des EU et UE sur les ACP, que cette question n’est pas mise en avant alors que des informations filtrent sur l’énergie que déploient les délégations, notamment européenne, sur la question, le « paquet du développement » est présenté comme une panacée pour le traitement des questions qui fâchent. Le coton ? « Paquet du développement ». NAMA ? « Paquet du développement ». L’aide ? « Paquet du développement », vous dis-je. Des trémolos dans la voix, invoquant la responsabilité historique des acteurs de cette négociation « devant la face du monde » (sic), Mandelson, n’a pas hésité à en faire beaucoup pour vendre le « Paquet du développement ». La ministre française a fait de même (les trémolos en moins, celle-ci se contente de dire que par ses propositions généreuses, l’UE est « en sous-vêtements » et qu’elle n’a pas envie d’aller plus loin dans les concessions et les offres que porte notamment le « Paquet du développement »).
Les producteurs de coton et les ambassadeurs des pays cotonniers interrogent : à quoi sert d’avoir un commerce sans frontière et sans quota si on a rien à produire, ou plutôt si le produit sur le marché est coulé par les subventions des pays du nord sur ce même produit ? Le Brésil pose la même question en évoquant la contrepartie de cette ouverture des marchés du nord au PMA.
2- Les positions des grands acteurs se fixent et s’expriment durement : nous sommes là dans la technique classique de négociations, mais les positions semblent se fixer tellement qu’il est à se demander si une possibilité d’accord est envisageable d’ici dimanche (semblant donner corps à cette rumeur précédant la réunion que celle de Hongkong va se poursuivre ensuite, dans une sorte de Hongkong-bis qui pourrait se tenir en mars ou juin 2006).
De ce point de vue, la position exprimée par le commissaire Mandelson lors d’une conférence de presse aujourd’hui est intéressante : démarrant son intervention par « we can do it », il pose d’emblée que l’UE n’acceptera rien d’autre dès lors qu’elle a consenti au (tous en choeur) « paquet du développement ». L’ambition de l’UE est de conclure, elle a fait des propositions sérieuses sur l’agriculture (dans le cadre de la réforme de la PAC), elle a fait des propositions dans le traitement de la question de la banane, les propositions de réduction de tarifs douaniers pour permettre le développement des échanges, elle se montre généreuse (le « paquet du développement » ! !), alors qu’en face, il n’y a pas de proposition : le Brésil n’en fait pas, les autres partenaires n’en font pas, bien que le monde ait besoin de développement etc.
A l’intérieur de l’acteur majeur qu’est l’UE, la France se distingue par une rigidité particulière. La ministre française, Christine Lagarde, ainsi que le ministre de l’agriculture Bussereau ont répété trois fois, en français et en anglais, qu’il n’était pas question d’accepter d’aller plus loin dans les propositions faites sur l’agriculture par les commissaires Mandelson et Fisher-Boël, que là-dessus, le commissaire se trouve « à la limite de la limite de la limite de la limite » (sic) de son mandat, et que les autres, notamment le Brésil, non seulement n’ont pas bougé, mais encore n’ont pas de contre-proposition à formuler. Par ailleurs, les pays producteurs de coton doivent considérer que le « paquet du développement » doit répondre à leurs préoccupations.
Le Brésil estime que les positions des grands acteurs (EU et surtout UE) sur l’agriculture ne sont ni claires ni suffisantes : il n’y a aucune date de suppression des subventions notamment. Il estime ne pas devoir bouger sur les autres dossiers tant que sur celui-là, il n’y a pas de propositions sérieuses.
3- Il semble par ailleurs que le Brésil soit en train de réactiver une vaste coalition sur l’agriculture : une large réunion du G20++, regroupant une foule de délégués (600) représentant, outre le G20 des pays pauvres, moyens etc. s’est réunie hier et ce soir autour du thème que le paquet développement semble bien vide. Va-t-on vers une coalition du type de celle qui a eu lieu à Cancùn ? Il est largement trop tôt pour le dire.
Dernier point : vous avez remarqué ? La Chine est muette.
En direct de Hong Kong, au deuxième jour, du Palais de la Rumeur