Ce livre est important. Il étudie l’action de la Quatrième Armée nouvelle en Chine du Centre et de l’Est (surtout Jiangsu et Anhui) pendant les premières années de la guerre sino-japonaise. Contrairement à ce que le sous-titre suggère, il a peu à dire sur la résistance communiste à l’envahisseur japonais, beaucoup en revanche sur l’accroissement des forces communistes aux dépens de leurs alliés et partenaires du Front uni anti-japonais, qui représentent le gouvernement nationaliste réfugié à Wuhan, puis Chongqing.
La première (et la plus importante) conclusion de la recherche monumentale de Benton concerne le rôle respectif des « masses » et de l’« élite » dans la stratégie communiste. On a longtemps discuté des méthodes de mobilisation des masses populaires par le P.C. et plus encore de ses leviers : avant tout nationalistes (selon Chalmers Johnson) ou économiques et sociaux (d’après Mark Selden et bien d’autres). Benton déplace la question : cette mobilisation n’est venue qu’après le ralliement des élites (d’une partie d’entre elles en tout cas) et elle s’est effectuée par leur intermédiaire ! Loin de dresser les masses contre leurs exploiteurs, le P.C. a d’abord cherché à s’assurer la neutralité bienveillante, la coopération ou le soutien des notables locaux et régionaux, contre lesquels les paysans n’étaient pas prêts à se soulever, mais qu’ils étaient au contraire disposés à suivre.
Chen Yi entre autres (et mieux que d’autres) s’est appliqué à gagner la confiance des lettrés influents par ses bonnes manières, son érudition discrète (ou, à l’occasion, indiscrètement flatteuse, comme lorsqu’il mentionne un héros local de la résistance à la dynastie Yuan et le livre composé à sa gloire par la proie dont il veut conquérir les bonnes grâces), des échanges de duilian ou de poèmes et même la création d’une Société artistique et littéraire des lacs et des mers (huhai yiwen she) : on n’en fait jamais trop. Il s’est, cela va sans dire, soigneusement documenté à l’avance non seulement sur les œuvres de son interlocuteur, mais sur ses relations avec l’adversaire principal de Chen : le gouverneur du Jiangsu Han Deqin. Que cet interlocuteur, sélectionné en raison de son influence sur la gentry régionale, déplore la mollesse de la résistance opposée à l’envahisseur par les armées de Han, ainsi que la corruption et le népotisme de l’administration provinciale, et Chen Yi se réclamera comme par hasard d’idéaux (patriotisme, administration intègre et exempte de favoritisme) aptes à séduire celui dont il fait le siège. Cette pièce maîtresse une fois enlevée, on lui fait présider des réunions de longues robes orchestrées par des compagnons de route et manipulées par des communistes clandestins… et du même coup entraîner d’assez nombreux lettrés et notables dans le sillage de la Quatrième Armée nouvelle, qu’ils soutiennent de leurs deniers. Comme la majorité de ces notables sont de grands propriétaires fonciers, l’aventure se terminera mal pour eux, à l’exception — et encore ! — d’une petite minorité qui restera bien en cour et occupera des postes honorifiques après 1949. Pour l’heure, on les aide à refouler arrière-pensées et appréhensions en ne révélant pas les objectifs ultimes de la révolution.
En multipliant les exemples de ralliements de riches et de puissants au soutien de la Quatrième Armée nouvelle, Benton déploie l’éventail impressionnant des figures possibles, dont bien peu présupposent une conversion sincère à la foi et à la cause révolutionnaires. Parmi ces figures disparates, retenons l’exploitation d’une origine géographique ou d’une scolarité commune (tongxiang, tongxue), d’une même appartenance lignagère ou clanique (tongzong), d’une parenté acquise (fraternité jurée), d’une communauté de religion (taoïste, bouddhique, chrétienne), voire d’ethnie (l’appartenance à telle ou telle minorité nationale), ou encore l’adhésion à une société secrète. C’est peut-être le tongxue, en y ajoutant la relation entre maître et élève, qui sert le plus souvent, d’autant que maints responsables communistes, eux-mêmes issus de la gentry ou à tout le moins de familles aisées, ont étudié dans une école de la région et disposent d’un stock de guanxi prêt à servir. A défaut, ils en nouent d’autres et font fructifier ce nouveau réseau.
Ne nous empressons pas de dénoncer leur duplicité : ils utilisent (et étendent) leurs relations sans mauvaise conscience, se comportant tout naturellement selon les normes et habitudes inculquées ou copiées dès l’enfance. Loin d’être un greffon exotique transplanté d’Europe (Marx) et au service de l’URSS, comme l’assuraient ses détracteurs, le Parti était à sa manière un authentique rejeton de la terre chinoise. Etablir des liens de nature particulariste pour faire ses premiers pas dans le monde à la conquête du pouvoir ne lui posait aucun problème moral : voilà un aspect négligé ou occulté de la fameuse sinisation du marxisme (que le lecteur se reporte aux pages 173-74 et 185-86 afin de vérifier que je n’outrepasse pas la pensée de Benton). En tout cas, ce livre incite à nous tourner vers l’anthropologie, bien loin de la traditionnelle analyse des classes et des luttes de classes que nous avons plaquée — reconnaissons que la propagande et l’historiographie communistes nous y ont incités — sur la société chinoise.
La deuxième conclusion du livre se rattache en partie à la première : « ce sont les armées, non les classes, qui ont fait la révolution chinoise » (p. 729). On s’y attardera moins, d’abord parce qu’elle est plus généralement acceptée (la révolution comme conquête), ensuite parce que les stratégies employées pour rendre inoffensifs ou rallier les potentats militaires rappellent, en plus cru, celles qui ont servi à amadouer les lettrés. Plutôt que faire assaut de politesse, de raffinement et de culture, on exploite des passions et motivations telles que l’ambition, la cupidité, la crainte et la face. Ce qui ne change pas, c’est le recours systématique (plus souvent sophistiqué que brutal) à l’intrigue et à la manipulation : les exposer prend dans ce livre beaucoup plus de place que le récit des batailles et des conquêtes de places fortes (on en dénombre cependant une bonne demi-douzaine durant la seule campagne de 1940, dont aucune n’est dirigée contre les Japonais).
L’hétérogénéité des bandes armées qui ont surgi dans les premiers temps de l’invasion japonaise (dès 1939, Chen Yi en distingue dix catégories différentes dans les monts Mao, en fait de simples collines dénudées au sud-ouest du Jiangsu : pp. 31 et 325-26) multiplie les heurts et affrontements entre des forces au demeurant enclines à se réclamer de la résistance et se baptiser guérillas. La Quatrième Armée nouvelle s’efforce à tout le moins de neutraliser, si possible de fédérer (ou mieux, d’absorber) la plupart de ces forces, à l’exception de l’ennemi qu’elle s’est choisi : la force régionale dominante, dont elle veut prendre la place. A l’échelon supérieur (et donc à l’étape suivante), elle exploite et attise les rivalités entre factions et cliques qui s’opposent au sein même des armées en théorie alliées ou subordonnées au gouverneur Han Deqin. Toujours en théorie, la Quatrième Armée nouvelle s’allie avec les chefs militaires « éclairés » et combat les « réactionnaires », mais ces étiquettes n’ont rien à voir avec l’orientation politique des intéressés, leur ouverture sociale, leur plus ou moins grande détermination à affronter l’occupant. Elles sont attribuées en fonction de choix politiques plus immédiats : « éclairés » ceux qui se méfient de Han, entendent préserver leur autonomie et, si possible, accroître leurs forces à ses dépens ; « conservateurs » les soumis qui lui obéissent ou le soutiennent. Elles illustrent donc la pertinence d’une maxime rebattue : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », mais ne nous méprenons pas : l’ennemi, en l’occurrence, ce n’est pas le Japonais ! Afin de préserver la fiction du Front Uni anti-japonais, Chen Yi (et aussi Liu Shaoqi, dirigeant suprême sur le théâtre du Centre-Est) se gardent bien d’attaquer l’armée nationaliste : ils se contentent, par leurs menées, de contraindre Han Deqin à les attaquer. Les victoires remportées sur lui à l’automne 1940 doivent beaucoup à l’ « habile manipulation » par Chen Yi « des rivalités régionales et politiques au sein du commandement des armées de Han Deqin » (p. 523).
Ces victoires et, grâce à elles, l’établissement et la consolidation des bases communistes du Subei sont la cause déterminante de la catastrophe du Wannan (Anhui méridional) en janvier 1941 : l’encerclement et la destruction de l’état-major de la Quatrième Armée nouvelle par des forces nationalistes, la capture de son commandant (Ye Ting) et l’assassinat de son chef politique (Xiang Ying). Cet incident fameux, qui assène le coup de grâce au Front Uni, clôt le livre. Relaté et analysé dans ses moindres détails, il oriente l’attention du lecteur vers un troisième centre d’intérêt : l’inévitable Mao. L’infaillible Président semble avoir eu une part appréciable de responsabilité dans la catastrophe de janvier 1941 : par ses hésitations et les instructions contradictoires dont il bombarde Xiang Ying et Ye Ting, son obsession à interpréter les choix stratégiques de Chiang Kai-shek en fonction du seul contexte international (par exemple en octobre 1940, lors de la signature du Pacte tripartite entre les Puissances de l’Axe), enfin et peut-être surtout son acharnement à vouloir à toutes forces obtenir des concessions en échange de l’évacuation du Wannan à l’époque où il ne s’agissait plus que d’échapper au plus tôt et coûte que coûte à l’encerclement. Xiang Ying a contribué lui aussi aux pertes de temps et aux atermoiements, mais ses responsabilités étaient régionales et il pouvait d’autant moins concevoir les impératifs de la stratégie globale (quanguo) que Yan’an le laissait bien souvent dans le noir. N’empêche, il a fait un bouc émissaire idéal et, comme d’habitude, Yan’an en a rajouté : Xiang Ying opportuniste de droite et capitulard, partisan et même lieutenant de Wang Ming… Dame, il fallait à tout prix préserver le mythe : Mao ne se trompe jamais.
D’une manière plus générale et bien au-delà de son épisode ultime, ce livre écorne la statue du commandeur en poursuivant la démolition d’une tradition historiographique centrée autour de Mao et de Yan’an. La Quatrième Armée nouvelle, on la voyait surtout poindre dans l’histoire de la révolution chinoise à l’heure du « traquenard » nationaliste contre ses unités isolées dans le Wannan, autrement dit à l’heure d’une défaite emblématique de ses échecs et de son rôle mineur, au mieux complémentaire de l’épopée nordique de la glorieuse Huitième Armée de route. Depuis la mort de Mao, les vétérans de la Quatrième Armée nouvelle ont enfin accumulé récits et mémoires, dont Benton a fait son miel.
Je n’ai fait un sort qu’à ses principales conclusions ; parmi les autres, je me contenterai de souligner la composition sociologique originale de la Quatrième Armée nouvelle, qui a largement recruté parmi les étudiants, intellectuels et ouvriers de Shanghai. Du même coup, elle était non seulement plus variée, mais également plus moderne (et plus à même d’accomplir des tâches techniques ou d’éducation) que la Huitième Armée de route et même que la quasi totalité des armées chinoises de l’époque.
Pour autant et en dépit de sa richesse, ce livre remarquable n’est pas le grand livre qu’il aurait pu être s’il avait été plus ramassé et synthétique. Parmi la production croissante d’études consacrées aux bases communistes à l’étape cruciale (1937-1949), c’est à mes yeux l’autre livre sur le mouvement communiste dans la même région, celui de Chen Yung-fa [1], qui conserve la palme. A coup sûr, Benton complète et corrige Chen sur un certain nombre de points, en particulier en substituant à la dichotomie élites-masses populaires l’infinie diversité des groupes sociaux rencontrés dans « l’univers kaléidoscopique des campagnes chinoises » (p. 175, voir aussi p. 216). D’autre part, on ne peut reprocher à Benton de ne pas analyser avec la même profondeur méticuleuse que Chen la mobilisation des masses populaires après l’établissement des bases communistes. Chen couvre les huit années de guerre, Benton trois petites années du printemps 1938 à janvier 1941 : période d’expansion militaire (et il braque le projecteur sur l’armée plus que sur le mouvement communiste dans son ensemble). Personne n’irait faire grief à Chen d’avoir dans un premier chapitre, le moins passionnant de tous, brossé l’histoire militaire de cette même période, préalable nécessaire à la compréhension des chapitres suivants. On peut, de même, faire confiance à Benton et attendre que l’œuvre soit complète : nul doute qu’il ne s’attelle déjà à un troisième volume [2], qui couvrirait la période 1941-1945 et discuterait vraisemblablement bon nombre des questions magistralement traitées par Chen. Peut-être nous confirmera-t-il alors que la mobilisation des masses rurales ne s’est en fin de compte pas effectuée par l’entremise d’une élite partiellement ralliée, mais contre elle. Même pour la période antérieure à 1941, Benton ne prétend pas que les choses se soient passées ainsi (quoiqu’il le suggère presque p. 158 : « leurs [aux communistes] liens avec les paysans eurent tendance à s’accroître dans le sillage de leur campagne de séduction dirigée vers les élites rurales » [3]), il impute seulement ce calcul aux dirigeants communistes. Reste qu’il est au total très peu question des paysans dans ce gros livre, même dans le chapitre 3 intitulé « Ouvriers, paysans et intellectuels ».
Si vers 2005 ce second volume s’insère dans une trilogie consacrée à la Quatrième Armée nouvelle de sa préhistoire héroïque à la victoire, on sera du même coup tenté de hisser Benton sur le piédestal où trône déjà son compatriote Mac Farquhar [4]. A eux deux, ils auront alors noirci des milliers de pages pour ne pas sortir du temps court (1934-1945 pour l’un, 1956-1966 pour l’autre), mais c’est chez le plus prolixe (Benton) que l’« histoire fleuve » paraît le moins justifiée. Chez Mac Farquhar, les méandres ravissent et découvrent à chaque détour un nouveau paysage ; chez Benton, ils se superposent quelquefois et finissent par lasser. Le plan adopté dans ce second volume y est pour beaucoup. A part l’introduction et une dernière partie (Perspectives), composé d’un épilogue (très intéressant) et d’une conclusion, le livre comprend deux énormes parties : la première thématique (en fait, une juxtaposition de thèmes d’importance inégale), la seconde narrative. D’où d’assez nombreuses répétitions et des points qui ne s’éclairent vraiment que lorsque le lecteur en arrive au récit. De plus, certains chapitres thématiques comme le chapitre 9 (« Footholds ») finissent par tourner eux-mêmes au récit, d’autres au pot-pourri (par exemple, le chapitre 4), d’autres encore alignent une série de cas et d’épisodes qui enfoncent le clou, mais ennuient et incitent le lecteur impatient à sauter à la conclusion heureusement plus percutante (ex : chapitre 8 et p. 245). La multiplication de mini-sections souligne une dispersion par moments excessive. L’auteur a raison de faire un sort à chaque facette d’une réalité protéiforme, mais il se contente parfois de les passer en revue l’une après l’autre. Même la conclusion (une comparaison à la fois sage et stimulante entre Huitième Armée de route Quatrième Armée nouvelle, mouvement communiste en Chine du Nord et en Chine centrale) examine une série de questions, au risque de reproduire au bout du compte le « le manque de cohésion » (lack of integration) que Benton impute à juste titre aux bases communistes du Centre-Est (pp. 724-728) et qu’une argumentation plus centrée (par exemple autour des handicaps et des avantages du Centre-Est par rapport à la Chine du Nord) eût aidé à surmonter.
Cette conclusion (spécialement les pages 713-730) n’en représentera pas moins désormais le point de départ obligé de toute réflexion comparative sur le mouvement communiste en Chine du Nord et en Chine centrale à l’heure où il construit sa victoire. Et, pour l’ensemble du livre, c’est l’abondance des détails qui dissimule les pépites, mais elles sont là, il suffit de les chercher un peu. Ce sont précisément les très grandes qualités et l’originalité de ce livre qui m’ont rendu si (et trop) exigeant.