Chercheur indépendant et opiniâtre, outsider chaleureux et souriant, tardivement reconnu – sa modestie n’en souffrait guère – par le monde universitaire dans lequel il se situait en lisière, tout en étant attentif au travail de connaissance qui s’y élabore, Roland Lew se sera toute sa vie active opiniâtrement confronté à une recherche, ou à une énigme, quasiment unique : le sens et le devenir des expériences communistes du XXe siècle. Dans le but, non moins singulier, d’assumer pleinement la capacité de cette épineuse confrontation intellectuelle à éclairer une interrogation plus vaste et peut-être désespérée, reprise d’une notion-clé du lexique des socialismes du XIXe siècle : l’émancipation, qu’il préférait quant à lui formuler par le terme « auto-émancipation sociale ». Encore doit-on préciser que sa réflexion n’a pas porté sur les communismes immergés dans les sociétés occidentales qu’il a délibérément écartés de son champ de travail, mais sur l’expérience des grandes révolutions communistes victorieuses et des régimes sociaux et politiques qui en furent l’aboutissement, expérience qu’il résumait par le terme « socialisme réel ».
L’expérience historique des communismes, l’auto-émancipation sociale des opprimés : deux émancipations si longtemps, et même encore aujourd’hui, considérées comme un couple insécable, la double passion intellectuelle de Roland Lew depuis sa thèse consacrée au maoisme chinois et soutenue à la fin des années 1970. Toutes deux ont inspiré le long voyage solitaire de l’intellectuel militant, du savant interstitiel qui doit désapprendre l’espoir pour penser un futur enfin humain, qu’il il a osé entreprendre avec un formidable esprit de synthèse, cet esprit aujourd’hui en voie de raréfaction dans la recherche « spécialisée »…
Le socialisme réel : une trajectoire historique
L’interrogation permanente chez Lew porte sur les deux versants du socialisme réel : l’avant et l’après du moment révolutionnaire. Comment penser leur enchaînement et leur issue aujourd’hui ? Par la mise en œuvre d’un programme de travail rigoureux ordonné autour d’une théorisation du communisme historique, seule à même par ailleurs de dégager les signifiants du siècle des extrêmes : « sa théorisation au sens fort du terme reste passablement mystérieuse, pour le moins pleine d’inconnues, écrit-il à propos du communisme… Une explication d’ensemble, une théorie du socialisme réel manque… ». Pour lui, là se cache l’intelligibilité du XXe siècle.
Dans cette quête, toute confusion sur les termes doit être levée et Roland Lew leur consacre une vigilante attention critique comme l’atteste sa rigoureuse récusation de la validité historique des thèses du totalitarisme, sa défiance à l’égard des mots-valises, « société civile » par exemple, qui vertèbrent toujours aujourd’hui le discours dominant . On ne pourrait le prendre en défaut, et encore, qu’à propos de la notion rarement définie de « modernité » à laquelle il s’est longtemps référé.
Pour lui ce qui compte c’est ‘’ l’essence du phénomène « socialisme réel » ‘’, dont il met par ailleurs en valeur la diversité phénoménologique tout en soulignant les limites historiques du souffle prométhéen qui l’a longtemps porté. Ce qui caractérise le socialisme réel c’est sa répétitivité, son incroyable aptitude à prendre en charge et à assumer au XXe siècle la problématique historique, fondamentalement une, à laquelle se sont trouvées confrontées toutes les sociétés extra-européennes distancées depuis le XIXe siècle par les grands capitalismes occidentaux. Et à ce titre il n’a été ni un vernis recouvrant le choc chaotique des nations, les invariants classiques du nationalisme, encore moins une illusion d’un temps depuis longtemps passé. Bien au contraire, il a été un modèle historique à l’égal des révolutions d’Angleterre ou de France. C’est qu’il a réalisé la mobilisation réussie, dans des contextes historiques de catastrophes nationales, de masses populaires d’une densité sans précédents par des partis capables de les instrumentaliser, de s’emparer du pouvoir absolu à l’échelle d’immenses aires géo-historiques, de l’exercer sous la forme de Partis-Etats et d’entreprendre la modernisation accélérée de sociétés en perdition, de leurs systèmes productifs et de leurs cultures, jusqu’à sa sortie-surprise de l’histoire en moins d’une décennie dans les années 1990.
Tout au long de sa course historique, le socialisme réel n’a pas cessé d’être pris dans un inextricable faisceau de contraintes et de logiques historiques qui le dépassaient largement et qu’il a pu maîtriser temporairement – par son effet de fascination collective et à l’aide d’impitoyables méthodes de coercition – mais non pas gérer jusqu’à leur éventuel épuisement. Il n’a pu entretenir l’adhésion des sociétés dont il s’était rendu maître qu’en les terrorisant de manière continue. Et c’est au moment – les années 1980 -– où le capitalisme le plus moderne effectue son grand virage planétaire néo-libéral, que le socialisme réel se dérègle, entre dans un bref processus involutif, rate son auto-réforme, s’effondre sur lui-même. Ses ultimes avatars peuvent bien entrer dans le nouveau siècle, ils n’y perdurent que comme des monolithes immobiles d’une civilisation mort-née, avant de rallier les uns après les autres la sortie du modèle communiste que propose tacitement, impavide mais flexible, la bureaucratie chinoise post-maoiste .
Entre temps le socialisme réel aura longtemps assumé avec succès le double héritage fonctionnel de la « modernité », ou, du moins, a pu se présenter comme l’assumant. Formidable dualité contradictoire d’où il a su pourtant tirer une assez durable légitimité aux yeux du plus grand nombre et dont Roland Lew analyse longuement dans les textes réunis dans ce livre les configurations soviétique et chinoise. Ajoutons que ce « socialisme » a tout autant allégrement mis en œuvre – et à l’échelle de pays-continents ! – l’aveugle tradition cachée de la « modernité » : le processus de dénaturation/ destruction de la biosphère, lequel n’a guère de place dans la démarche théorique ici évoquée.
Double héritage donc. Tout d’abord celui du capitalisme moderne, élargissant sans fin, sans patries ni frontières, dans son déploiement au monde l’espace du système productif marchand, l’espace de l’usine, les structures du marché, les modes de circulation et d’échange, portés par les deux classes dont le corps à corps a fait l’histoire contemporaine : la bourgeoisie ou les formes sociales qui en tiennent lieu, les ouvriers. Précisément là où la première faisait défaut comme cela a été le cas en tant de situations historiques (l’« exception russe », l’« exception chinoise » etc…) ou même lorsque, présente, elle était trop faiblement dynamique, les bureaucraties communistes du socialisme réel auront servi de classe capitaliste par procuration et auront fonctionné comme autant de « missing bourgeoisies » par l’effet d’un complexe « substitutisme » historique.
En second lieu, le socialisme réel s’est trouvé investi, souvent à son corps défendant, par la tradition-bis de la modernité : la projection dans l’avenir de l’homme-individu social, s’émancipant des holismes communautaires, présent en contrepoint dans l’ « homme nouveau » réinventé par le socialisme populiste russe du XIXe siècle. Il s’agit, sous de multiples formes, dans des configurations diverses mais apparentées, d’une tradition inhérente à la dynamique historique dont participe aussi le capitalisme, et en même temps foncièrement contradictoire dans la longue durée avec la logique constitutive de ce dernier, comme l’avaient bien vu les penseurs libéraux, en particulier Tocqueville.
Dans cette tradition les figures de l’émancipation sont multiples, dissociées et souvent en discordance : l’esprit de connaissance et d’invention – tout ce qui est faisable sera fait…–, l’innovation et les ruptures artistiques, la pensée de la liberté, l’idée de bonheur, le surgissement des masses populaires sur la scène de l’histoire qui constitue le politique à l’âge de la démocratie. Toutes ne cessent de se dédoubler. Ainsi l’avènement des masses est lourd de deux possibles : l’intégration des masses populaires à l’ordre en place ou bien son rejet collectif sous la poussée de leurs révoltes, deux possibles mêlés que bien peu d’esprits révolutionnaires parviennent, à l’exemple d’un Jaurès ou d’un Gramsci, à penser, car d’ordinaire dans l’appréhension du politique par le discours socialiste (et communiste) le tout ou rien prime sur les approches dialectiques.
Ce double et contradictoire héritage a été celui du socialisme moderne et de son enfant le socialisme réel, dont accouchent à partir des années vingt du XXe siècle les communismes historiques, les uns et les autres pris dans sa terrible contradiction, car il leur faut à la fois combattre la première figure de la modernité au nom de la seconde et assumer leur si difficile mise en conjonction. « Le socialisme réel, écrit Roland Lew, est un enfant des temps modernes et de ce point de vue, il est, comme il le prétend, un héritier direct de la tradition du socialisme historique ».
Dès lors, pourquoi le socialisme occidental n’est-il pas parvenu à faire sienne la globalisation de cette double problématique historique formulée au XIXe siècle par ses plus brillants théoriciens ?
A l’interface du socialisme et des civilisationsss non occidentales
La réponse à cette question est à chercher dans la réalité des civilisations de la périphérie, dans leurs dynamiques propres de développement qui, presque partout, ne menaient pas, ainsi que le montrent le cas chinois et même le cas russe, à la « modernité » ou plutôt ne pouvaient y mener que selon des temporalités et des rythmes bien trop lents en comparaison de la fulgurante avancée de l’Occident – si l’on considère ce dernier comme un continent historique mû par des transformations fondamentalement identiques – aux XVIIIe et XIXe siècles.
D’où, d’hier à aujourd’hui, le nécessaire passage de l’universalisation du capitalisme par la voie de l’impérialisme, face à tant de sociétés et de cultures rétives, en particulier face aux trois données fondatrices de leur histoire contemporaine. La première est la puissante vitalité de leurs civilisations paysannes, cet exécrable « asiatisme » si souvent évoqué par Lénine, qu’ont tenté de comprendre, d’analyser et de mobiliser presque tous les socialistes non européens, et plus tard les communistes, tous forcément populistes au sens exact (russe) du terme, au point qu’ils parviennent à ébranler les réticences intellectuelles de Marx dans les dernières années de son existence. De ces immenses paysanneries, de « la classe qui est de trop », le socialisme ne sait que faire, le bolchevisme non plus d’ailleurs (Lénine change trois fois d’analyse de 1899 à 1917).
La seconde de ces données est l’interminable expansion des nationalismes sur la planète, de nationalismes anti-occidentaux, peu ou prou forcément méfiants ou hostiles à l’égard du capitalisme. Or le socialisme historique, le marxisme, le mouvement ouvrier classique situent logiquement leur combat dans le cadre des nations européennes emportées dans la spirale d’une insatiable modernisation. L’internationalisme n’y a jamais eu que la force de l’imaginaire (elle n’est nullement négligeable) mais pas celle de ces « communautés imaginées » qu’étaient les nations modernes, il n’est jamais parvenu jusqu’à aujourd’hui à se constituer en réalité politique durable et opératoire, capable d’arracher l’initiative historique à l’échelle méta-nationale aux classes dirigeantes des grandes puissances occidentales, tout au plus a-t-il pu être une politique à éclipses, tout à fait honorable au demeurant.
En conséquence, entre les nationalismes de la périphérie et les socialismes de l’Ouest, peu de rencontres autres que conjoncturelles…
La troisième est le lent et rachitique développement des fragiles bourgeoisies libérales de la même périphérie, leur si fréquente (trop généraliser serait imprudent) impuissance politique. A l’Est et au Sud, depuis les début du XIXe siècle, les rapports capitalistes sont mis en œuvre ou du moins initiés, du Japon de l’ère Meiji, à la Turquie ottomane ou à la Russie de Witte puis de Stolypine, par des forces sociales non bourgeoises.
Trois données majeures auxquelles s’ajoutent les graves faiblesses des classes ouvrières européennes, même dans leurs levées protestataire, voire révolutionnaires : le socialisme des prolétaires a été d’ordinaire un combat pour l’intégration des ouvriers dans la nation moderne par la mise en place d’Etats protecteurs, laquelle effectue sa première percée dès le milieu du XIXe siècle. En somme un socialisme dont le message a comporté jusqu’à aujourd’hui une tenace demande d’Etat.
Ainsi se sont reproduites, plus ou moins marquées, sur l’immense périphérie de l’humanité atlantique, des situations historiques de « vacance du pouvoir » dans lesquelles les diverses projections du socialisme réel pouvaient s’affirmer comme forces révolutionnaires opératoires. Qui plus est, « capables de tout » : à la fois de s’emparer du pouvoir politique, de constituer sur de vastes espaces faiblement ou à peine inclus dans la civilisation idéelle et matérielle du capitalisme des nations modernes, de capter la figure eschatologique de l’Emancipation. Capables aussi de mettre en œuvre en accéléré sur ces espaces sociaux la modernisation globale des mondes paysans, hier colonisés ou simplement dominés, c’est-à-dire « le passage douloureux d’une vieille civilisation au monde moderne » selon les termes de Roland Lew, par l’action volontariste d’une forme étatique nouvelle, le « Parti-Etat », par la violence et souvent par la terreur.
On reconnaît là la trajectoire historique du bolchevisme, ce qu’il devait être réellement dans les configurations successives du « communisme national » qui furent historiquement les siennes. Ainsi, écrit Roland Lew, « le communisme chinois s’est voulu une réponse concrète à deux défis majeurs : sauver la nation chinoise et la moderniser », c‘est-à-dire la reconstruire et l’insérer dans le modèle civilisationnel du monde contemporain. Cette inflexion imprévue du déploiement de l’histoire s’est accomplie par la substitution d’un couple de forces antagonique à celui qui fonctionnait dans l’hémisphère industrialisé (le bourgeois et le prolétaire), par le corps à corps d’élites révolutionnaires professionnelles composées d’intellectuels modernes avec les immenses paysanneries qui constituaient l’essentiel des sociétés de la périphérie en révolution.
Si Roland Lew ne s’est pas vraiment interrogé sur le phénomène des intelligentsias, catégorie sociologique et culturelle émergente dans la plupart de ces sociétés et matrice historique des bureaucraties post-révolutionnaires, s’il n’a pas prolongé la réflexion de Gramsci en la matière, il n’en a pas moins beaucoup contribué, dans la continuité intellectuelle de Moshe Levin pour l’Union soviétique et de Lucien Bianco pour le monde chinois, à décrypter, à partir de sa connaissance de l’expérience chinoise, le rapport réel des communismes aux sociétés paysannes
Le socialisme réel a donc été historiquement polysémique, porteur de « libérations » divergentes et contradictoires, écartelé entre une modernisation sauvage, bien réelle quoique inachevée, et le rêve diffus d’une émancipation demeurée totale virtualité. Ce socialisme s’est avéré temporairement capable de proposer en terre non occidentale une réponse historique unifiée aux principaux défis de l’équation de la modernité à l’âge du capitalisme : la nationalisation des masses, l’accès des élites modernisatrices à l’hégémonie, l’industrialisation par la destruction des anciennes civilisations paysannes et la mise au travail salarié des paysanneries, plus généralement l’insertion des sociétés concernées dans le double processus d’étatisation du monde et de marchandisation des existences. Une réponse que légitimait efficacement la promesse, floue mais suffisamment mobilisatrice, capable de créer de l’adhésion, de l’émancipation universelle, voire même de l’auto-émancipation de l’individu.
Ce socialisme historique aura donc amalgamé, mais seulement pour un temps, les deux traditions de la modernité, le capitalisme et l’émancipation, ainsi que les forces qui leur faisaient obstacle, la paysannerie et le nationalisme. Il aura été « la forme la plus durable de la résistance au capitalisme », mais une résistance faite de l’appropriation et, tous comptes faits, de l’universalisation, du processus qu’il combattait. Il aura préparé ailleurs ce qui s’était accompli par une autre voie, en fait si singulière, à l’Ouest : l’enracinement des rapports d’exploitation, l’intégration socio-culturelle des classes populaires, le « tout-Etat », la gestion de la modernité capitaliste dans les conditions de sociétés peu actives, fragiles, qui n’en portaient pas le projet. Il aura assuré en même temps l’étatisation d’une grande partie du monde non occidental, mais aussi rompu délibérément, par sa gestion violente des rapports sociaux, le lien organique ancien entre socialisme et démocratie, préparant à son tour ce qui s’accomplissait aussi en Occident sur un autre mode : la dépossession des masses de leur propre devenir.
Certes, après la clôture du cycle des différentes expériences du socialisme réel au XXe siècle, ce qui s’est installé est l’obscurcissement généralisé de la question de l’auto-émancipation sociale, son reflux, inversement proportionnel à la fascination collective que le socialisme réel avait exercé durant plusieurs décennies jusque dans les rangs de ses adversaires déclarés. Aujourd’hui, elle est toujours l’objet d’un déni radical au point de n’être plus ni lisible ni audible, elle s’est morcelée en « libérations » centrifuges, en dissociations multiples, de la question des identités à celles des genres ou du sujet singulier, au grand retour du moi et des imaginaires de la foi. Ses deux composantes, « auto-émancipation » individuelle et monde social, apparaissent définitivement séparées. Mais ni l’une ni l’autre n’ont acquis, séparées, de puissance mobilisatrice universelle : désunies, elles s’avèrent incapables de donner sens au devenir humain, de mettre à jour un nouvel universalisme émancipateur.
C’est bien pourquoi, écrit lucidement Roland Lew dans le manuscrit qu’il laisse inachevé sur le grand thème toujours vivace de l’émancipation , « ce qui est au centre de la modernité, et au centre des prétentions du socialisme réel, reste en suspens : l’exigence de l’auto-émancipation, la prise en charge directe de leur destin par la majorité des opprimés… ». La problématique des temps nouveaux ?