Le « non » que les Irlandais ont opposé au traité de Lisbonne est sans appel : 53,85 % contre 46,15% de « oui ». Le vote reflète un fort différentiel entre les classes moyennes ou privilégiées, plutôt favorables au « oui », et les classes populaires, notamment dans les zones défavorisées ou rurales. Cette nette victoire confirme le diagnostic fait en 2005 : lorsqu’on demande leur avis aux peuples sur la manière dont l’Europe se construit, leur réponse est claire, c’est « non ».
L’Irlande constitue une « anomalie » : le gouvernement irlandais n’avait d’autre choix que de recourir au référendum, y étant tenu par une obligation constitutionnelle datant de 1987. Les 26 autres États de l’Union européenne ont choisi la voie parlementaire. C’est avec un certain mépris que les dirigeants européens ont accueilli la nouvelle, regrettant qu’un aussi petit peuple puisse « mettre en péril » le « projet institutionnel de 500 millions d’Européens ». Mais ce n’est justement pas le projet de 500 millions d’Européens ! C’est celui des classes dirigeantes qui, après avoir tenté de faire avaliser leur projet par les peuples afin de lui donner une légitimité, ont fait machine arrière.
Les grands traits de la campagne en Irlande ne sont pas sans rappeler la situation en France, en 2005. Le camp du « oui » regroupait toutes les élites, le parti au pouvoir, Fianna Fail, le gouvernement, avec à sa tête le tout nouveau Premier ministre, Brian Cowen (son prédécesseur a démissionné à la suite d’accusations de corruption), le principal parti d’opposition, Fine Gael, ainsi que le Parti travailliste, les deux organisations patronales, les Chambres de commerce, les évêques et la quasi-totalité des médias. Leur tactique était toutefois un peu différente : pensant tirer les leçons de l’intense politisation qu’avait produite la campagne en France, la population discutant d’un texte qu’elle avait à disposition, les ouiouistes irlandais ont préféré le mépris et les arguments d’autorité, expliquant que le texte était beaucoup trop compliqué pour être compris par le tout-venant, qu’il fallait faire confiance à ceux qui savent, et répétant à l’envi que le traité est bon pour l’Irlande et bon pour l’Europe. Ils n’ont donc diffusé du texte qu’un résumé de 30 pages, quinze en anglais, quinze en langue irlandaise… Cela s’est révélé contreproductif.
Le camp du « non » de gauche s’était structuré : il regroupait essentiellement de petites ou très petites associations ou organisations nationales ou locales (quatorze en tout), la seule organisation de plus d’envergure étant le Sinn Féin (qui dispose seulement de deux parlementaires). Il a pourtant fait un travail considérable. Le mépris de la presse française, stigmatisant une campagne attrape-tout, prête à ratisser jusqu’à l’extrême droite, est sans objet, car on reconnaît sans peine les thèmes de campagne : la militarisation impulsée par le traité, la menace sur les services publics notamment le système de santé et l’éducation, les questions démocratiques et institutionnelles, la priorité au « big business » contre le peuple, la dérégulation commerciale et la libéralisation au profit des puissants États du Nord contre le Sud, les graves limites de la Charte des droits fondamentaux, la protection de l’environnement. Il s’est agi d’une campagne militante, malgré le peu de ressources à sa disposition, multipliant les réunions publiques, les actions de rue, certaines avec la participation de militants venus d’ailleurs en Europe.
Le « non » irlandais constitue un véritable camouflet pour Sarkozy à la veille de la présidence française de l’Union européenne. Même s’il se préparait à ce résultat depuis quelques jours, le gouvernement français n’était pas à l’unisson au départ, mais après les couacs, la tonalité est claire : il faut minimiser et avancer. Sarkozy parle « d’incident irlandais » et souhaite qu’il ne devienne pas « une crise ». Ses homologues européens en font autant : on prend acte, mais on avance. Et comment donc comptent-ils avancer ? Tous les scénarios sont envisagés, sauf le respect du vote et l’enterrement (ou au moins la renégociation) du traité de Lisbonne : l’Irlande, pays périphérique, dominé, ne vaut pas la France. Le secrétaire d’État français aux Affaires européennes, Jean-Pierre Jouyet, souhaite que les Irlandais se prononcent de nouveau, plus tard. Le gouvernement irlandais considère que c’est inenvisageable. Il faut dire qu’on leur a déjà fait le coup au moment du traité de Nice, en 2002. Alors, ce qui est dans les tuyaux, c’est une Europe à deux vitesses, avec un « noyau dur », plus intégré, et une deuxième division pour les autres !
Nous ne les laisserons pas poursuivre leur projet tranquillement dans le dos des peuples. Le « non » irlandais est un encouragement, il faut reprendre la bataille contre le nouveau traité et amplifier la mobilisation pour une Europe solidaire, démocratique, au service des travailleuses, des travailleurs et des peuples, notamment durant la présidence française qui commence en juillet.