I. Le mois où la révolution socialiste française a commencé
Mai 1968 entre dans l’histoire comme le mois où la révolution socialiste française a commencé. Débutant par la lutte des étudiants contre les intrusions du pouvoir policier au Quartier latin et dans l’Université, ce mois a vu la participation à la lutte de toute la classe ouvrière et, avec elle, de toutes les couches de la population laborieuse (nouvelles classes moyennes, intellectuels, paysans, etc.). Cela s’est produit avec une unanimité jamais connue dans le passé. On y vit toutes les forces jeunes du pays : les lycéens, les étudiants, les jeunes travailleurs, employés ou au chômage, y compris ces « blousons noirs » que la presse bourgeoise, les ministres et tant d’autres avaient calomniés alors qu’ils n’étaient que des victimes de la « société de consommation ».
La jeunesse s’est placée à l’avant-garde d’une lutte qui s’est déroulée dans les rues, avec des affrontements extrêmement durs contre les forces de répression de l’Etat bourgeois. Les grèves, les occupations d’usines, les occupations de locaux de toutes sortes, les manifestations de rue, ont eu lieu non seulement à Paris, mais dans tout le pays. Aucune région ne s’est trouvée hors d’atteinte du gigantesque cyclone qui a déferlé. L’Etat capitaliste a été désemparé pendant plusieurs semaines, retrouvant une direction in extremis, bien moins grâce à ses propres forces qu’à la carence, pis encore à la trahison des directions qui contrôlaient la grande majorité des forces vives du pays.
L’économie française, qui avait déjà connu de grandes luttes comme celle de juin 1936, n’avait jamais été paralysée comme elle l’a été en Mai 1968. Une dizaine de millions de grévistes était enregistrée par les statistiques qui ne peuvent pourtant rendre un tableau complet d’une telle situation. En outre, des dizaines de milliers de travailleurs (ceux du gaz, de l’électricité, des eaux, les imprimeurs des quotidiens, etc.) ne poursuivaient le travail que pour assurer les besoins les plus élémentaires de la population civile, le faisant par décision syndicale. Le patronat, le gouvernement, se voyaient privés de toute autorité sur les entreprises industrielles, commerciales et bancaires, les moyens de communication, les grands moyens modernes d’information. Les forces armées étaient visiblement insuffisantes pour réprimer le mouvement. Le personnel des préfectures était en grève. La police menaçait, elle aussi, de faire grève. L’emploi du contingent était difficilement imaginable, étant donné les conséquences qu’Il aurait provoquées. Les troupes de répression (C.R.S., gardes mobiles, etc.) étaient fatiguées à la suite de plusieurs nuits de combat dans les rues de Paris et des mobilisations incessantes à travers la France.
En face d’une pouvoir désemparé, pendant plusieurs semaines, et de directions ouvrières, politiques et syndicales traditionnelles, débordées par les événements, se dressait, dans une improvisation extraordinaire, le foyer révolutionnaire de la Sorbonne où voisinaient ; dans la démocratie ouvrière la plus large, les courants révolutionnaires les plus divers qui, jusqu’alors, avaient subi une répression implacable des appareils bureaucratiques. De là s’est dégagée de jour en jour pendant plusieurs semaines, dans le jeu de cette démocratie socialiste, une orientation du mouvement qui a permis de le porter au-delà de toute prévision passible.
De l’opinion de tous les témoins, ce mouvement a dépassé de beaucoup juin 1936. Les souvenirs historiques se reportaient vers Petrograd 1917, les mouvements révolutionnaires de 1918 et 1919, les premières semaines de la révolution espagnole de juillet-août 1936. Le doute n’était pas possible : nous vivions la première grande poussée révolutionnaire qui allait culminer pendant quelques journées où la question du pouvoir était mise objectivement à l’ordre du jour. Cela avait lieu dans un pays capitaliste économiquement développé (le cinquième dans le monde). Tous les problèmes de la société (économiques, politiques, sociaux, culturels, etc.) étaient posés sur le tranchant du couteau. Ces problèmes étaient ceux de tous les pays capitalistes hautement industrialisés ; mais ils étaient aussi pour une partie, ceux des pays à structure coloniale (rapports du prolétariat avec d’autres classes sociales) et même des pays où le capitalisme a été aboli (rapports du prolétariat et de la bureaucratie). C’est avec raison que le monde entier dirigea son regard vers la France de Mai 1968.
La bataille n’était pas encore terminée dans les premiers jours de juin. La grève se poursuivait encore avec beaucoup de vigueur dans les plus grandes entreprises, dans des secteurs essentiels de l’économie, dans l’enseignement, etc., mais le point culminant a été dépassé. La conquête du pouvoir n’est plus à l’ordre du jour. Dans le sillage de cette première phase de la révolution socialiste se pour suivaient une série de grandes luttes économiques dont les résultats auront beaucoup d’importance pour les futures vagues révolutionnaires, quant à leurs mots d’ordre de départ et leurs objectifs. Il subsistait également dans le sillage de cette première phase toute une série de points d’appui, de bastions grands ou petits, où l’État, la propriété capitaliste ainsi que de nombreuses institutions de la société capitaliste ont été plus ou moins entièrement mis en cause.
Il est essentiel de dresser le plus rapidement possible un bilan de ce mois de mai 1968, de faire le point de ce qui a été atteint, de définir les perspectives qui s’ouvrent, de fixer les grandes lignes des tâches à venir. Tel est l’objet de la présente brochure. Dans les conditions où nous l’écrivons nous n’avons pas la prétention qu’elle sera complète, ni qu’elle ne contiendra pas certaines insuffisances, peut-être même certaines erreurs de détail. Néanmoins, nous sommes convaincus qu’elle répondra aux principales questions soulevées au cours des événements et qu’elle fournira une base suffisamment claire pour la discussion qui, inévitablement, s’engagera dans le mouvement ouvrier et plus particulièrement dans son avant-garde, sur les problèmes posés en Mai 1968 par la révolution socialiste qui a commencé.
II. La crise fondamentale du capitalisme français
Pour comprendre la signification historique de Mai 1968, Il faut exposer à grands traits la crise du capitalisme français. La crise majeure du capitalisme français a commencé après la première guerre mondiale. Au cours d’une partie du XIXe siècle, la France était encore la deuxième puissance économique du monde. Après 1918, en dépit des avantages qu’elle avait retirés du traité de Versailles, elle n’était plus qu’une nation de second ordre, qui avait en outre subi une saignée abondante. Le capitalisme français devait se reclasser aux dépens des travailleurs ou bien ceux-ci devaient l’éliminer.
La crise ainsi engendrée a pris des formes spectaculaires à partir des années1930. On a assisté à une succession de grandes convulsions dans lesquelles le régime politique a plusieurs fois changé. Citons-les : le 6 février 1934, coup de force de la droite qui porte atteinte pour la première fois au régime parlementaire et à la IIIe République ; juin 1936, poussée à gauche, première occupation des usines ; 1939-40 coup de barre à droite, renversement de la IIIe République et établissement du régime de Vichy ; 1945-47, nouvelle poussée à gauche au lendemain de la guerre et établissement de la IVe République ; 1958, coup de force à Alger, arrivée au pouvoir de de Gaulle et instauration de la Ve République. Dans cette succession, Mai 1968 se situe comme le début d’une nouvelle poussée à gauche qui vise au renversement du régime gaulliste et ouvre la perspective d’une République socialiste.
Chacune de ces convulsions a eu ses causes immédiates dans des phénomènes conjoncturels de plus ou moins grande importance politique ; chacune de ces conclusions a eu un développement dans lequel se sont trouvés posés tous les problèmes sociaux. Nous n’entrerons pas dans des détails qui relèveraient d’une étude approfondie de l’histoire de la France depuis 1918. Mais une constatation fondamentale s’impose. Dans chacune des poussées à droite, le capitalisme français n’a pas été capable, par manque de forces intrinsèques suffisantes, de conduire son offensive jusqu’à imposer une solution fasciste, comportant un écrasement de la classe ouvrière, l’élimination complète de ses organisations, une décimation impitoyable de ses cadres. Il a été incapable de le faire, même au moment le plus favorable pour lui, celui de l’occupation de la France par les troupes de l’Allemagne hitlérienne. Il n’a pu établir que des solutions de type bonapartiste. La plus stable d’entre elles a été le régime gaulliste qui a réussi à tromper pendant un temps une partie des masses sur sa véritable nature du fait qu’il a mis un terme à la guerre d’Algérie, qu’il a eu une politique internationale démagogique, qu’il était soutenu par les gouvernements de nombreux pays récemment décolonisés et, aussi, par ceux des États ouvriers, notamment par celui de l’Union soviétique qui voyait en lui un élément de dislocation de l’alliance atlantique et un allié possible pour la « coexistence pacifique ».
Par contre, dans chacune des poussées à gauche, les ouvriers en premier lieu et les masses laborieuses en général n’ont jamais manqué de militantisme, de combativité. A chaque fois, Ils n’ont pas été jusqu’à renverser le capitalisme, uniquement parce que les directions des organisations de masse ne leur ont pas demandé de le faire. « Il faut savoir terminer une grève », déclarait Thorez en 1936. Le même Thorez en 1946 obtint le désarmement volontaire des F.T.P. (Francs-Tireurs et Partisans) en invoquant la nécessité d’« un seul État, une seule armée, une seule police », qui se trouvaient alors sous la direction de de Gaulle. Cette fois-ci, en Mai 1968, Séguy n’a pas eu la possibilité chez Renault de poursuivre son discours jusqu’à dire « Il faut savoir terminer une grève » ; il a été obligé de changer d’orientation au cours même de son discours. Mais cette fois-ci aussi - comme nous le verrons en détail dans un autre chapitre - le mouvement qui est allé plus loin que jamais, qui fut sur le point de provoquer presque par lui-même le renversement du régime gaulliste, n’a pas été conduit jusqu’à cette issue et à une issue anticapitaliste en raison de la politique suivie par les directions ouvrières, en l’occurrence essentiellement par celle de la C.G.T. et du P.C.F., car les autres directions (F.G.D.S., C.F.D.T., P.S.U., etc.) ne disposaient pas d’un poids décisif sur la classe ouvrière.
Si l’on peut discuter rétrospectivement jusqu’où pouvait aller le mouvement en 1936, si une minorité seulement a pensé qu’on avait « loupé le coche » en 1945-47, d’ores et déjà extrêmement nombreux sont ceux qui ont compris la trahison de Mai 1968. Ces diverses poussées des masses ont ce simple dénominateur commun, la trahison répétée des directions au moment où il suffirait que celles-ci veuillent renverser le capitalisme pour que cela soit fait. Ces directions ne changeront certainement jamais. Mais il y a eu entre tous ces grands mouvements des travailleurs de France des différences concernant les conditions objectives et subjectives qui présentent le plus grand intérêt à être mises en lumière.
En 1936 et en 1945-47, les directions jouissaient auprès des masses d’une autorité et d’un prestige extrêmement élevés (qu’il s’agisse du P.S. et du P.C.F. en 1936, du P.C.F. principalement en 1945-47). En Mai 1968, avant même que le mouvement ne se déclenche, les directions de Mollet ou de Mitterrand pour la F.G.D.S., de Waldeck-Rochet pour le P.C.F., tout en disposant encore d’un contrôle étendu sur leurs militants et leurs clientèles électorales, commençaient à se heurter à des sentiments critiques, à des doutes, à un malaise même. Avant que le mouvement ne se déclenche, il était déjà difficile de soupçonner qu’il y avait beaucoup plus que cela, il était impossible de connaître la situation réelle, telle qu’elle s’est manifestée au cours du mouvement et grâce à lui.
En 1936, le mouvement en France avait certes un prolongement dans plusieurs pays. En Espagne même, le mouvement des masses atteignit une ampleur révolutionnaire face au coup de force de Franco. Mais le contexte international était alors dominé d’une part par la montée du nazisme sur l’Europe et d’autre part par la montée du stalinisme en U.R.S.S. (procès de Moscou, etc.). En 1945-47, l’hitlérisme avait été vaincu par l’alliance des démocraties impérialistes et de l’Union soviétique, mais l’Union soviétique dirigée par Staline s’engagea à ne pas mettre en cause l’ordre capitaliste et en Union soviétique le pouvoir s’apprêtait à recommencer une fois de plus ses épurations sanglantes (complot des « blouses blanches », jdanovisme, etc.). En 1968, la situation internationale a été marquée d’abord par l’offensive victorieuse du Têt, ainsi que par des soulèvements nombreux dans les pays coloniaux, par la résistance des Afro-Américains aux États-Unis, par une « déstalinisation » qui, si médiocre fut-elle, a éliminé les aspects les plus oppressifs du stalinisme, par un mouvement qui balaya Novotny en Tchécoslovaquie, enfin par les mouvements partout grandissants des étudiants dans les pays impérialistes.
Dans chacun des grands mouvements du prolétariat français, un élément a joué le rôle de détonateur pour le déclencher. En 1936, ce fut la victoire électorale du Front populaire, c’est-à-dire un événement de caractère essentiellement parlementaire. En 1945-47, ce fut la libération assurée par la victoire militaire conjointe déjà mentionnée des démocraties impérialistes et de l’Union soviétique sur le nazisme ; cette victoire était ainsi marquée par une équivoque, une ambiguïté sur le plan de classe - équivoque, ambiguïté qui avait été un des traits caractéristiques de la Résistance. Il en résulta pour le mouvement de l’époque une faiblesse interne qui permit de le liquider relativement vite. En Mai 1968, le détonateur a été constitué par la lutte des étudiants. Rien ne serait plus trompeur que de donner à cette lutte la caractéristique de classe « petite bourgeoise » sous prétexte que les étudiants seraient en grande majorité des fils de bourgeois ou de petits-bourgeois. Par l’idéologie qui animait les étudiants contre la société de consommation néocapitaliste, par les méthodes qu’ils ont employées dans leur lutte, par la place qu’ils occupent et occuperont dans la société qui fera de la majorité d’entre eux des salariés de l’État ou du capital, celle-ci avait un caractère éminemment socialiste, révolutionnaire et internationaliste.
Ainsi, tandis que dans les mouvements de masse précédents le détonateur était soit « à droite » du mouvement, soit éclectique du point de vue de classe, cette fois-ci il se situait sur la gauche du mouvement à un niveau politique très élevé d’un point de vue marxiste révolutionnaire. Dans les mouvements de 1936 et de 1945-47, Il avait existé des minorités révolutionnaires d’avant-garde par rapport à l’ensemble du mouvement, opposées aux directions réformistes de masse. Mais ces minorités étaient, tout compte fait, d’une faiblesse numérique extrême. Elles étaient vraiment des « groupuscules ». Par exemple, dans le grand défilé qui eut lieu à la fin de mai 1936 au Mur des Fédérés, à la veille des occupations d’usines, le groupe rassemblé autour des trotskystes - la seule minorité effective de l’époque - était de l’ordre d’un millier de personnes qui furent éjectées après quelques bagarres. En 1945-47, les minorités révolutionnaires étaient plus fortes mais, dans le climat créé par la victoire militaire, il ne faisait pas bon être un opposant de gauche. Quelques calomnies suffirent à empêcher les révolutionnaires d’avoir une audience auprès des masses. Par contre, en mai 1968, l’expérience a montré - au Champ de Mars, à la gare de Lyon, à la manifestation du stade Charléty, à la manifestation du Montparnasse à Austerlitz - que les fameux « enragés », « groupuscules », « provocateurs », etc., selon qu’on se réfère au vocabulaire du gouvernement, de L’Humanité ou d’autres, étaient certes encore une minorité, mais pas du tout une minorité insignifiante. Cette minorité était capable de regrouper dans des manifestations des dizaines de milliers de personnes, tenant tête de façon efficace aux forces de répression de l’ordre bourgeois.
En résumé, Mai 1968 se situe dans des conditions politiques bien supérieures aux conditions qui ont présidé aux mouvements antérieurs du prolétariat français. La nouvelle montée des masses commence donc à un niveau bien supérieur et avec des données de départ beaucoup plus favorables que par le passé pour lui donner une issue socialiste. Il serait certainement erroné de n’en tirer que des conclusions optimistes. Le combat ne sera ni simple ni aisé, mais il se présente, pour fa première fois, tant objectivement que subjectivement, avec des perspectives bien meilleures que par le passé.
III. La direction bourgeoise
Une situation révolutionnaire est également marquée, selon Lénine, par une incapacité de la bourgeoisie à diriger le pays. Qu’en a-t-il été au cours du mois de Mai 1968 en France ? Il est de notoriété publique que la direction bourgeoise, elle aussi, a été défaillante. Laissons de côté les voyages à l’étranger de Pompidou et de de Gaulle, qui témoignaient de leur fuite devant la situation. Le mutisme quasi total de ces deux hommes n’a pas été le produit d’un calcul. Le mouvement étudiant, puis celui des ouvriers ont dépassé tout ce que la bourgeoisie avait connu dans son histoire. On a parlé de divers côtés, notamment dans un journal comme Le Monde, réputé pour le sérieux de ses analyses, des « erreurs » du pouvoir. C’était oublier les leçons de l’histoire qui montre qu’un régime à bout de souffle commet de telles « erreurs » du simple fait que chacun de ses actes se retourne contre lui. On ne peut pas dire que de Gaulle avait décidé de lancer un référendum avec l’idée d’y renoncer quelques jours après.
Tout comme les directions ouvrières, la direction du capitalisme français se trouvait dépassée, débordée. De Gaulle a réellement eu la pensée de se retirer. On peut croire son interview à la radio sur ce point. Les déclarations de Mitterrand, de Mendès-France, de Giscard d’Estaing et de plusieurs autres, (le 28 mai, correspondaient également à une telle intention. Le monde politique bourgeois était ces jours-là à la recherche d’une solution de rechange.
C’est seulement lorsqu’il se trouva dans une situation extrêmement difficile, presque désespérée, que de Gaulle qui est un tacticien politique d’envergure, décida de procéder avec la plus grande hardiesse. Le mouvement était près de briser la digue. De Gaulle comprit que, dans ces circonstances, le coup de pouce final ne viendrait que si la direction opposée le donnait. Sur sa seule spontanéité, sur ses forces privées de direction, le mouvement avait avancé beaucoup plus loin que personne ne pouvait l’imaginer. Pour continuer à avancer, il fallait désormais une direction qui ose donner le signal. De Gaulle connaissait bien !es hommes du parti communiste qu’il a su employer dans son gouvernement de 1946 . Il les savait incapables d’une telle audace. N’ayant d’autre part que mépris pour les « politiciens au rancart », du type Mollet ou Mitterrand, il décida de les effrayer tous. Il accusa le P.C.F. d’une politique qu’il n’avait pas la moindre intention de suivre, menaça d’une répression qui fit trembler les échines de ces leaders, et leur offrit des élections en échange du torpillage du mouvement. Des élections, ces hommes se retrouvaient sur leur terrain de prédilection ! C’est ainsi que de Gaulle sauva in extremis son régime.
Il n’y a pas eu de sa part une opération préméditée de longue date. Il a procédé à une improvisation de dernière heure, une improvisation très habile qui a produit un effet certain. Cependant, il serait erroné d’y voir une solution effective à la situation. Les grèves se poursuivent avec beaucoup de dureté. Les élections ne sont pas d’un résultat très certain pour de Gaulle. Mais s’il parvient à franchir ce cap, des difficultés reparaîtront très bientôt. Si, pour une période, une certaine répression peut éventuellement donner quelques résultats, d’autres poussées de masse se manifesteront dans lesquelles l’expérience de Mai 1968 aura laissé des traces parfois profondes.
En conclusion, la bourgeoisie française, qui est probablement la bourgeoisie la plus expérimentée dans le monde en face des mouvements de masse, a montré, au cours du mouvement de Mai 1968, que ce n’est pas son intelligence et sa rouerie qui cette fois-ci l’ont sauvée. C’est la politique réformiste de la direction du P.C.F. et sa capacité encore très forte de contrôler les grandes masses décisives de la classe ouvrière qui ont sauvé le régime de de Gaulle et le système capitaliste. L’économiste bourgeois, P. Uri, membre du « contre-gouvernement » de Mitterrand a parlé dans The Times (5 juin) d’une « conspiration objective » entre le pouvoir gaulliste et la direction du P.C.F. Comme l’ont écrit deux journalistes bourgeois britanniques : « Mais le paradoxe qui se trouve sous ce chaos contrôlé est que les syndicats communistes et le gouvernement gaulliste qu’ils paraissent défier se trouvent en réalité du même côté de la barricade. Ils défendent la société française telle que nous la connaissons... Le Parti Communiste s’est ainsi révélé comme l’ultime bastion de la société de consommation que les étudiants bolcheviks s’étaient engagés à détruire. C’est comme si Washington et Moscou s’étaient mis ensemble pour mettre à terre Hanoï. » (P. Seale et M. McConvIlle, The Observer, 19 mai.)
IV. Les étapes
Si l’on suit le mouvement au fil des jours, on peut sans difficulté en tracer les étapes qui se succédèrent avec une logique interne absolument remarquable.
La première commence le 3 mai avec l’entrée des policiers dans la cour de la Sorbonne et la résistance immédiate des étudiants sur le boulevard Saint-Michel. Elle atteint son point culminant le 10 mai, où se succèdent la grève des lycéens et la manifestation partie de la place Denfert-Rochereau qui revient au boulevard Saint-Michel, pour se terminer par la nuit des barricades de la rue Gay-Lussac et des rues avoisinantes.
Cette étape ouvre la porte à la seconde qui commence par la grève générale de 24 heures et les manifestations du 13 mai. Sous l’impulsion de cette gigantesque démonstration, les ouvriers environ 48 heures plus tard vont commencer à débrayer, entrer dans une grève généralisée avec occupation des usines. Le mouvement atteindra un niveau très élevé (une dizaine de millions de grévistes, sans parier de nombreuses et multiples manifestations de tous ordres) vers la fin de la semaine du 20 au 25 mai. Au cours de celle-ci se produiront le 24 mai, de façon politiquement opposée, d’une part les manifestations mornes de la C.G.T., d’autre part la manifestation de la gare de Lyon qui se terminera, elle, par une nouvelle nuit des barricades et d’émeutes dans de nombreux quartiers de Paris. En toute hâte, gouvernement, patrons et dirigeants syndicaux se lanceront alors dans un marathon de négociations qui dureront une trentaine d’heures.
Le lundi 27 mai, les dirigeants syndicaux ont à peine le temps de présenter le protocole des accords de la rue de Grenelle aux ouvriers des principales usines (Renault, Citroën, etc.). Ces accords sont repoussés avec indignation, à main levée, unanimement. Dès lors le mouvement entre dans une troisième étape, politiquement décisive : c’est la question du pouvoir qui se trouve posée. Le gouvernement est impuissant. Dans la rue on manifeste en faveur de formules différentes d’un pouvoir qui succéderait à celui de de Gaulle. Au stade Charléty, la base est pour le « pouvoir aux travailleurs », tandis qu’à la tribune se profile la silhouette de Mendès-France qui s’offre à la fois à la bourgeoisie et aux masses laborieuses comme un « de Gaulle de gauche » succédant au de Gaulle de droite. Le 29 mai, de la Bastille à la gare Saint-Lazare, les travailleurs de Paris et de sa banlieue rouge répondent aux appels de la C.G.T. et du P.C.F. pour un « gouvernement populaire et d’union démocratique » « avec la participation des communistes ».
Mais ce ne sont là que velléités de directions, aucun mot d’ordre n’étant donné pour une action destinée à renverser le pouvoir gaulliste. Fort de cette indécision, de cette veulerie, du crétinisme électoral et parlementaire qui marque profondément tous les dirigeants de gauche, de Gaulle décide de faire front, rameute tout ce qu’il y a de poltron, de craintif, de conservateur dans le pays, dénonce un prétendu danger de la part du P.C.F., qui n’en peut mais, menace de recourir aux moyens militaires et, à la place d’un référendum dont personne ne voulait entendre parler, offre un bonbon à la gauche - la tenue d’élections législatives dans les semaines à venir, à la suite de la dissolution d’une Assemblée nationale qui s’était ridiculisée par le suivisme de sa mini-majorité Ve République et l’impuissance de sa minorité à récolter les quelques voix nécessaires pour faire adopter une motion de censure.
Avec le discours de de Gaulle du 30 mai s’ouvre une nouvelle étape. Les directions de masse acceptent les élections et provoquent une fragmentation accentuée du mouvement. La grève générale illimitée qui posait objectivement la question du pouvoir, fait place à de puissantes grèves aux objectifs essentiellement économiques, négociées séparément avec les patrons ou les directions des ministères de tutelle. C’est dans cette phase que nous nous trouvons. En tant que poussée révolutionnaire, que crise révolutionnaire permettant de renverser le régime gaulliste et même le système capitaliste, Mai 1968 est désormais terminé.
Le mouvement de grèves ne se dissipera pas du jour au lendemain. Ces grèves se poursuivront dans maints secteurs d’une manière plus ou moins prolongée. Il n’entre pas dans le cadre de cette brochure d’analyser ces grèves dans leur détail. Il nous suffit d’écrire que celles-ci doivent être conduites d’une façon vigoureuse, avec le maximum de cohésion du front de grèves, en vue d’obtenir les meilleurs résultats sur le plan des revendications.
Les révolutionnaires n’ont pas seulement intérêt, dans cette nouvelle étape à ce que les conditions de la classe ouvrière soient améliorées, comme il en est toujours ainsi pour eux. La nouvelle période de crise du système capitaliste ne finira pas avec les grèves présentes. La révolution socialiste passera par de nouvelles vagues, par de nouvelles crises révolutionnaires. Pour que celles-ci commencent dans les meilleures conditions, il n’est pas sans importance que des grèves actuelles les ouvriers sortent dépourvus de tout sentiment d’échec, de frustration, et qu’ils terminent les grèves comme ils les avaient commencées, c’est-à-dire de façon très militante.
V. Les caractéristiques du mouvement
Quelles ont été les caractéristiques essentielles du mouvement de Mai 1968 ? La première qui a frappé tout le monde, c’est son ampleur numérique. Dix millions de grévistes, jamais la France n’avait connu un tel mouvement. Il est probable qu’aucun grand pays industriel n’en a connu d’identique ou de similaire proportionnellement au chiffre de la population.
Le mouvement c’est une autre de ses caractéristiques n’a pas seulement englobé les ouvriers, le prolétariat industriel et agricole proprement dit ainsi que la plupart des catégories de salariés. Outre les enseignants et les étudiants, qui ont été à l’origine du mouvement, la participation des lycéens et, parallèlement à ceux-ci, d’un grand nombre de jeunes travailleurs, de très jeunes ayant de 14 à 18 ans, est un phénomène absolument nouveau dans l’histoire. Il y avait bien eu, dans les périodes révolutionnaires, une participation de très jeunes, mais elle était limitée et n’engloba jamais la grande masse des adolescents comme ce fut le cas cette fois-ci. Il s’agit là d’un phénomène qui mériterait une sérieuse étude sociologique. C’est en outre un phénomène énormément prometteur. Quiconque a suivi de près la participation de ces jeunes a été frappé, émerveillé dirons-nous pour notre part, du sérieux, de la haute conscience politique qu’ils manifestaient en plus de l’ardeur propre de leur âge. C’est pour le mouvement la promesse d’une floraison dans les prochaines années de militants et de cadres qui auront une expérience déjà considérable à un âge où, autrefois commençait généralement le recrutement des organisations de jeunesse.
Le mouvement a entraîné toute une série de catégories qui relèvent sociologiquement de la petite bourgeoise. La plus grande partie des intellectuels, des artistes, ont été aux côtés des grévistes. De même une importante partie des classes moyennes nouvelles (techniciens, etc.). Si nous ne nous trompons pas, c’est la première fois que la C.G.C. a pris une attitude bienveillante pour les revendications ouvrières, qu’elle a même formellement laissé ses adhérents libres de se rendre s’ils le voulaient à la manifestation du 13 mai. Les professions libérales (médecins, architectes, etc.) ont, elles aussi, été entraînées dans ce mouvement ; des manifestations ont eu lieu de la part de certains de leurs membres contre les pontifes de leurs Ordres. Même les avocats ont été affectés par ce mouvement en ce qui concerne les règles archaïques qui les régissent. Les magistrats n’ont pas été sans subir la situation, d’autant plus que le gouvernement avait eu, dans le cours de la lutte des étudiants, une attitude cavalière à leur égard.
Des milieux aussi blasés que celui des journalistes, aussi peu colorés que celui des gardiens de squares, aussi peu politisés que les professionnels du football, et combien d’autres, ont été mis en branle par ce mouvement.
Dans la paysannerie, les manifestants ont été nombreux qui se sont prononcés directement pour la solidarité avec les mouvements ouvriers et les mouvements étudiants.
Nous ne ferons que mentionner les soldats du contingent. Toutes les informations concordaient pour dire qu’ils suivaient avec le plus grand intérêt les événements et qu’il n’aurait pas été possible de les dresser contre les travailleurs en grève.
Même les forces de police ont éprouvé la nécessité de s’adresser, dans les formes hiérarchiques, aux autorités pour leur faire savoir que les opposer aux travailleurs luttant pour leurs revendications leur poserait un cas de conscience. Quand les flics parlent de conscience...
Autre caractéristique, le débordement de la légalité bourgeoise. Le mois de mai 1968 a vu en France de nombreuses manifestations de rues, des manifestations très fortes pour lesquelles nul n’avait demandé l’autorisation des pouvoirs publics, pas plus que les grévistes n’avaient jugé nécessaire de déposer le préavis légal de cinq jours avant de débrayer.
Ces manifestations n’ont pas toutes eu le même caractère : il y en avait encore qui, de par la volonté de leurs organisateurs et avec la tacite approbation des autorités officielles, se déroulaient calmement, sans bruit, sans ardeur, et d’autres qui atteignaient un haut niveau politique et ne craignaient pas d’affronter les forces de répression, laissant libre course aux méthodes de combat les plus variées.
Les diverses manifestations qui eurent lieu à Paris étaient l’expression dans la rue des différents courants politiques qui s’opposaient au sein du mouvement. Elles ont constitué la plus remarquable illustration des orientations différentes, qui visaient à conduire le mouvement vers tel ou tel objectif politique. Parce que le pouvoir était effectivement « dans la rue », la politique se faisait dans la rue ; ce fut une école politique d’une puissance inégalée.
On ne saurait trop souligner une caractéristique essentielle d’une période révolutionnaire. Diverses manifestations d’une durée plus ou moins grande et des actions plus ou moins étendues ont porté atteinte à l’autorité de l’État ou à celle du patronat ou à celle d’institutions qui ont leur assise dans la société capitaliste. Dans le langage marxiste, il s’agit d’une multiplicité de manifestations aboutissant à la création d’un « dualité de pouvoir » plus ou moins prolongée, c’est-à-dire à la création d’organismes ou de formes, parfois seulement embryonnaires, qui n’entraient pas dans le cadre de la société capitaliste ou du régime actuel, et qui, dans leur développement, pouvaient devenir les organes dirigeants d’une société nouvelle. Dans la décomposition de la société capitaliste et de son État commençaient à se former, à partir de la base, les éléments d’une société socialiste. Le rapport des forces obligeait le pouvoir capitaliste à les subir ou à les accepter, temporairement bien entendu. Les manifestations de « dualité de pouvoir » ont été faites souvent indépendamment de la conscience que pouvaient en avoir ceux qui y procédaient.
Citons-en quelques-unes. Ce sont évidemment les Universités et de nombreux établissements d’enseignement qui ont rompu le plus nettement avec le pouvoir, parce qu’ils souffraient d’un statut établi par Napoléon 1er et qu’ils sont aussi les organismes où l’autogestion peut s’établir avec le moins de difficultés. C’est aussi dans ce domaine qu’aucune solution n’a été apportée, que les relations avec le pouvoir ne sont pas rétablies, que l’on peut s’attendre à une multiplicité de conflits. Des tentatives de réorganisation des structures ont été également faites par des professeurs et des lycéens qui ne manqueront pas de se heurter aux résistances de l’administration. Ce qui a été tenté dans les facultés de médecine a eu normalement son prolongement dans les hôpitaux liés à l’enseignement de la médecine.
Nous ne pouvons nous étendre sur les nombreux exemples de contestation des autorités dans les usines. N’a-t-on pas dans de nombreux cas enfermé les directeurs ou interdit à ceux-ci l’entrée des entreprises ? Pendant la grève, les comités de grève même quand ils n’étaient que les anciennes commissions exécutives syndicales avec un autre nom ont été amenés pour assurer la poursuite de la grève à recourir au matériel des entreprises (Saclay...). Dans certains cas, les comités de grève ont rayonné au-delà de leur entreprise respective, s’adressant à des fournisseurs, posant les premiers jalons sur la voie d’une reprise du travail sans les patrons. Les problèmes de la garantie de l’emploi, de l’embauchage, etc., ont été mis à l’ordre du jour (C.S.F. à Brest). Dans les services, le contrôle par les agents des services a été souvent décisif : ainsi ce sont les postiers qui contrôlaient les textes des télégrammes pour dire s’ils étaient urgents ou non.
Des localités se sont trouvées effectivement sous la direction des organisations syndicales (à Nantes et à Saint-Nazaire, les autorités préfectorales servaient en réalité de facteur entre les syndicats et le gouvernement). A Caen, l’entrée et la sortie de la ville pendant toute une journée ont été sous le contrôle des grévistes. On a signalé un grand nombre de cas où des groupes de citoyens ont pris d’eux-mêmes des initiatives respectant peu la légalité et la propriété bourgeoises ; occupant des terrains, des locaux, les affectant à des besoins qui jusqu’alors avaient été négligés ou ignorés des autorités officielles, qu’elles aient été désignées par le gouvernement ou élues.
Ce qui s’est passé dans l’imprimerie mérite quelques commentaires. La direction des syndicats du livre, par un accord entre les dirigeants réformistes et staliniens, avait autorisé la parution de quotidiens. Ainsi la presse bourgeoise continuait à paraître. Il est vrai qu’en certaines circonstances, les travailleurs exigèrent une modification des titres (Le Figaro) ou même se refusèrent à sortir un journal (La Nation) quand le contenu était directement nuisible à la grève. Dans ces cas, les travailleurs amendaient dans le bon sens la décision de leur organisation syndicale. Mais cette décision comportait un autre aspect pas très innocent. La grève devait être appliquée à toute la presse hebdomadaire et à toutes les publications. Il en résulta que les publications riches qui le désiraient purent se faire imprimer à l’étranger, tandis que tous les journaux d’avant-garde dont les moyens financiers sont réduits furent, sauf exceptions rares, mis dans l’impossibilité de paraître. Autrement dit, tandis que la presse bourgeoise et la presse réformiste et stalinienne pouvaient s’exprimer librement, les militants révolutionnaires se heurtèrent à d’énormes difficultés pour faire imprimer leurs points de vue. Évidemment, de la part des réformistes et des staliniens, c’était une ruse de guerre pour laquelle ils s’entendirent comme larrons en foire. Seul, le syndicat des correcteurs qui était particulièrement sensible à ce problème avait adopté dans une résolution la proposition suivante : « Se prononce pour la liberté de publication par les soins des grévistes eux-mêmes de toute la presse soutenant le mouvement ouvrier et étudiant, qu’elle soit quotidienne ou périodique. »
Un domaine où la question des rapports avec le pouvoir a pris une forme aiguë, c’est celui de la radio et de la télévision. D’une part, on a vu le gouvernement, si soucieux de la « liberté du travail » priver les postes périphériques des radios-téléphones dont ils payaient la location, afin de ne pas transmettre de compte-rendu des manifestations révolutionnaires et des répressions sauvages des C.R.S. et des gardes mobiles. D’autre part, sous la pression des événements et de l’indignation générale, l’O.R.T.F. a vu une majorité de son personnel, y compris de journalistes qui n’avaient pas brillé dans le passé par leur indépendance, refuser de faire fonctionner une organisation systématique du mensonge officiel. On a pu enfin, un jour, à un moment élevé de la crise, entendre et voir à !a télévision Geismar, Sauvageot et Cohn-Bendit, et cette seule émission montrait à quel point une radiotélévision simplement honnête pouvait porter dommage au pouvoir. Si celui-ci semble renoncer pour un temps à faire rétablir son « ordre » dans les Universités, il n’a à aucun moment été disposé à faire des concessions sur le fond en matière de direction politique à l’O.R.T.F. Il s’y mène une bataille qui intéresse toute la population laborieuse. Cet Office payé par elle restera-t-il le monopole de la maffia gaulliste (qui a créé un comité anonyme demandant le renvoi de journalistes nommément désignés) ou bien sera-t-il ouvert, même incomplètement, à une confrontation d’idées et de points de vue ? En l’occurrence, si les grandes formations même les plus pâles politiquement sont écartées, les organisations et militants révolutionnaires ne peuvent espérer s’y taire entendre.
La forme la plus développée de la « dualité de pouvoir » est à la Sorbonne même. Les lois bourgeoises s’arrêtent au périmètre qui entoure ce bâtiment où l’on enseigna jadis la scolastique. La police n’y entre pas. L’immunité y est assurée pour qui contrevient aux lois bourgeoises. Cohn-Bendit, interdit de séjour en France, y vit en sécurité. La démocratie socialiste y connaît un développement sans limite. La Sorbonne est autogérée. On nous a signalé que, depuis quelques jours, la police vérifie, pendant les heures de nuit, les papiers de ceux qui y entrent ou en sortent ; elle le fait à un moment où, aux frontières de la France, les services de police et de douane se sont presque littéralement évanouis. A la Sorbonne, on ne tient plus compte des décisions gouvernementales en matière d’enseignement, et pas seulement en matière d’enseignement. On y décide des manifestations qui sont en fait autant de tentatives de sortie, pas toujours pacifiques, dans un pays différent. Le terme « étranger » n’y a aucun sens, si ce n’est dans la mesure où on y donne les moyens à des hommes de préparer la lutte pour le socialisme en direction de leur pays respectif. La Sorbonne est pour ainsi dire, le premier territoire libre de la République socialiste de France.
Le mouvement n’ayant pas atteint le but qu’il pouvait potentiellement emporter, à savoir la conquête du pouvoir, Il se trouve à présent ramené à des grèves dont le front est plus ou moins uni. Mais il est évident qu’en attendant la prochaine vague révolutionnaire, ces îlots de « dualité de pouvoir » auront à subir des attaques du pouvoir bourgeois visant à les faire disparaître. C’est un problème que nous examinerons plus loin, en relation avec la préparation des luttes révolutionnaires futures.
Le mouvement a enfin donné naissance à de multiples formes spontanées d’organisation, en relation ou non avec les organisations existant antérieurement. Qui n’a pas été impressionné par le nombre de tracts, jaillis de partout, aussi bien d’anciennes organisations, de nouvelles organisations plus ou moins éphémères, que d’individus également. Tout témoignait en premier lieu, dès les premiers pas de la révolution socialiste, avant même qu’elle ait triomphé, de l’impulsion qu’elle a donné à la libération de l’homme. Certains ont cru faire preuve d’esprit en dénigrant comme une kermesse l’occupation de la Sorbonne ; ce n’était pas loin de penser comme de Gaulle qu’il s’agissait d’une « chienlit ». En fait, indépendamment de certaines manifestations que l’on peut personnellement juger peu sérieuses, il y avait là la révélation de la force créatrice de la révolution, de la libération par elle de l’initiative créatrice aussi bien des masses que des individus.
Ce qui caractérise la vie à la Sorbonne, ce ne sont pas les « excès », mais tout ce qu’elle a eu de créateur, de libération incontestable de l’être humain, mieux que nombre de penseurs ont pu concevoir ces choses pendant des années. Nous reviendrons sur certains de ces problèmes quand nous aborderons les tâches de l’avant-garde révolutionnaire telle qu’elle s’est manifestée dans ce mouvement. Une de ces tâches consiste à défendre cet acquis ; c’est le mouvement tel qu’il est qui peut seul procéder à sa propre décantation, éliminer ce qui pour lui paraîtra comme non valable. Nous ne devons pas tomber dans le piège qui ne manquera pas d’être tendu, consistant à mettre en vedette certains « excès » choquants pour l’opinion petite bourgeoise, en vue de condamner les conquêtes du mouvement révolutionnaire de Mai 1968 et de permettre ainsi à la répression bourgeoise de les éliminer.
VI. Le mouvement des masses et les directions traditionnelles
Quand on étudie de près les diverses étapes du mouvement, on arrive aux conclusions suivantes. Dans le « détonateur » il existait plusieurs éléments pouvant jouer un rôle dirigeant : des groupes politiques, les directions de l’U.N.E.F. et du SNESup qui comportaient des militants politisés, indépendants des directions traditionnelles et opposés aux politiques de ces directions. Sans exagérer les forces sur lesquelles s’appuyaient ces dirigeants de l’U.N.E.F. et du SNESup, ni la force des groupes politisés, on peut dire que ces quelques « dizaines d’enragés », dans les conditions objectives de la crise révolutionnaire, ont servi considérablement au déclenchement du mouvement et, ultérieurement, à sa progression par les diverses étapes dont nous avons parlé, jusqu’à la dernière où le « détonateur » n’aurait pu jouer à nouveau son rôle que si des circonstances exceptionnelles s’étaient présentées ce qui ne fut pas le cas, on verra pourquoi ultérieurement.
Une fois démarré sous l’impulsion du « détonateur », le mouvement ouvrier a lui-même progressé en dépit de ses directions traditionnelles. Celles-ci tardaient à manifester la solidarité avec les étudiants en lutte contre la police. Elles ne voulaient qu’une manifestation pour le 15, mais à la suite de la nuit des barricades du 10 au 11 mai, elles se virent obligées, sous la pression de la colère populaire, de déclarer la grève générale de 24 heures pour le 13 mai. A la suite de cette journée, elles se crurent tranquilles à nouveau quand, spontanément, les ouvriers essentiellement les jeunes ouvriers commencèrent à occuper les usines sans directive des syndicats. Les directions syndicales ne firent qu’enregistrer une fois de plus l’état de fait ainsi créé. Elles négocièrent avec le gouvernement et le patronat sous le choc de la nuit d’émeutes du 24, mais elles le firent dans l’ignorance des réelles volontés des ouvriers et se sont ainsi trouvées dépassées par eux une fois de plus le 27 mai.
Laissons de côté la direction de la C.F.D.T. ou celle de la F.O., dont les influences respectives dans la classe ouvrière étaient limitées. Personne n’attendait d’ailleurs de la C.F.D.T. ou de la F.O. qu’elles se placent à l’avant-garde. La direction de la C.G.T. par contre avait derrière elle les bataillons les plus décisifs de la classe ouvrière, comme on l’a vu dans la manifestation du 29 mai. Les minorités révolutionnaires étaient conscientes du rôle néfaste que pouvait jouer la direction de la C.G.T., en raison de son allégeance à la politique du P.C.F., mais les grandes masses ouvrières mettaient leurs espoirs dans cette direction.
La direction de la C.G.T. et du P.C.F. a été dépassée par le mouvement de masse dès le 3 mai et tous les jours suivants. C’est seulement le 29 mai soit avec près de quatre semaines de retard en demandant un changement de politique et l’établissement d’un « gouvernement populaire et d’union démocratique » qu’elle sembla reprendre la direction des opérations. En même temps qu’elle n’a cessé d’être débordée sur sa gauche par le mouvement de masse, elle s’est efforcée d’enrayer la marche en avant du mouvement en dirigeant ses coups principaux contre les « gauchistes », les « provocateurs », etc. A aucun moment, elle n’a procédé à une critique des directions des autres centrales syndicales et pour cause. Mais elle a éprouvé le besoin de dénoncer et même de rompre, et en quels termes, avec l’U.N.E.F. Cette direction bureaucratique du P.C.F. et de la C.G.T. devait penser qu’une fois les « gauchistes » dénoncés et éliminés, le mouvement reviendrait dans « l’ordre ». N’avait-on pas vu depuis de nombreuses années le « service d’ordre » de la C.G.T., qui n’a pas échangé pendant la même période ni pendant le mois de Mai 1968 le moindre coup avec les forces de police, éliminer violemment des manifestations qu’organisait la C.G.T., les « gauchistes » et autres « provocateurs » qui risquaient de faire perdre à ces manifestations leur « calme » et leur « dignité », c’est-à-dire de rompre les accords préalablement passés avec la police ? Feu à gauche, tel était le mot d’ordre de la direction de la C.G.T. et du P.C.F. Feu à gauche, ce n’était pas seulement contre les « gauchistes », mais contre tout le mouvement de masse qui allait dans cette direction là.
Ce ne sont pourtant pas ces propos qui furent particulièrement nuisibles au cours du mouvement. Celui-ci avait en lui une telle force qu’il les ignora très souvent. Ce qui lui fut particulièrement néfaste, c’est d’abord la fragmentation que ne cessa de maintenir ou d’entretenir la direction de la C.G.T., suivie en cela par les autres directions des centrales syndicales. Les étudiants et les enseignants, ainsi que les lycéens furent en premier lieu soigneusement dissocié ; des travailleurs. Tout fut mis en œuvre pour que cette séparation fut aggravée Pour l’Université, la C.G.T. et le P.C.F mirent en avant des mots d’ordre tels que « l’Université démocratique et moderne » qui n’avaient rien de commun avec les exigences des étudiants et des enseignants en grève. Pratiquement, la porte des usines fut fermée aux étudiants, dont les dirigeants de la C.G.T. craignaient qu’Ils ne contaminent les travailleurs par leur politique « gauchiste ». Pour mieux parvenir à un tel résulta, les dirigeants firent également tout leur possible pour réduire le nombre des grévistes occupant les usines, engageant le plus grand nombre à rester le plus souvent chez eux, de façon à ce que les usines soient surtout occupées par les éléments considérés comme les plus sûrs pour la politique de ces dirigeants.
En outre, les négociations avec un gouvernement qui n’aurait pas dû être considéré comme un interlocuteur valable, furent conduites dès le début d’une manière qui dissociait les uns des autres les travailleurs du secteur privé, les travailleurs du secteur nationalisé et les fonctionnaires. Autrement dit, on ne se trouvait pas selon les dirigeants en face d’une grève générale. lis avaient toujours refusé de lancer ce mot d’ordre sous prétexte qu’elle était dans les faits, mais la raison de leur attitude était que s’ils l’avaient fait ils auraient dû fixer à la grève générale un objectif qui ne pouvait être que d’ordre politique, gouvernemental, car c’était le seul dénominateur commun possible à l’ensemble des revendications. Ces bureaucrates n’ont vu le mouvement que comme une somme arithmétique de mouvements revendicatifs distincts, négociant chacun pour son propre compte. Telle fut leur politique dans les semaines qui précédèrent les négociations de la rue de Grenelle et au cours de celles-ci, telle elle resta immédiatement après le rejet de ces accords par les ouvriers.
Même au moment où la C.G.T, organisa la manifestation du 29 mai, elle n’établit aucune liaison entre les revendications immédiates et le mot d’ordre de « gouvernement populaire ». Jamais elle ne déclara que la grève générale, pour elle inexistante puisque non proclamée, avait pour objectif la constitution de ce « gouvernement populaire » Enfin, quand de Gaulle, pour semer la crainte, accusa le P.C.F. et la C.G.T. de mener une grève politique dont l’objet était de modifier le pouvoir dans le pays, tous deux repoussèrent cette accusation. Finalement, la direction du P.C.F. et de la C.G.T. s’aligna aussitôt sur la décision de de Gaulle de procéder à des élections législatives. Ainsi, la direction de la C.G.T., qui se défendait de faire de la politique révolutionnaire et qui n’en faisait évidemment pas, qui prétendait que les problèmes politiques relevaient avant tout des partis, se réconcilia avec la politique en sombrant dans l’électoralisme. De facto, la C.G.T. qui n’a cessé de dire tout au long du mouvement qu’elle ne s’occupait que de revendications, que les problèmes gouvernementaux étaient affaire de partis, a eu une orientation ignorant la question gouvernementale aussi longtemps qu’elle pouvait l’ignorer, déniant ensuite ce qui pouvait, de près ou de loin, apparaître comme une orientation révolutionnaire, ne retrouvant enfin signe de vie politique qu’au moment où la question était placée par de Gaulle sur un plan électoral.
Venons-en maintenant à la politique plus particulière du P.C.F. lui-même au cours du mois de Mai 1968. Tout d’abord, le P.C.F., comme la C.G.T., a dirigé presque tous ses feux contre les « gauchistes ». Depuis l’article de Marchais, secrétaire d’organisation du P.C.F., dénonçant dans L’Humanité du 3 mai – le jour même où commença la lutte – « l’Allemand Cohn-Bendit », il ne s’est guère passé un jour sans une condamnation plus ou moins sévère, plus ou moins grossière dans les termes, des « gauchistes ». Les variations dans ce domaine ne sont pas sans intérêt. Il est aisé de montrer, en se servant des colonnes de l’Humanité, que la dénonciation virulente dans les premiers jours, s’est atténuée progressivement (si l’on peut employer cet adverbe dans la circonstance) au fur et à mesure que le mouvement connaissait des rebondissements, et grandissait, qu’elle prenait un tour plus accentué à la veille de toute possibilité de dépassement des directions, qu’elle a repris une forme aiguë après le discours de de Gaulle et surtout dès que la reprise de travail s’est développée. Maintenant que les élections sont à l’ordre du jour et qu’elles accaparent toutes les préoccupations des dirigeants du P.C.F. les « gauchistes » deviennent de plus en plus l’objet d’attaques virulentes.
Pendant le mouvement de Mai 1968, la direction du P.C.F. a employé de préférence le terme « gauchiste » pour attaquer les militants révolutionnaires. Maintenant, elle recourt au terme « provocateur ». Le numéro du 8 juin de L’Humanité est à épingler sur ce point. Les provocateurs à Flins, ce ne sont pas le gouvernement et les gardes mobiles, mais les étudiants et Geismar du SNESup qui y ont été pour exprimer leur solidarité avec les travailleurs chassés de l’usine et qui se sont battus aux côtés de ceux-ci contre les forces de répression. Les étudiants n’étaient pas là rassemblés en commandos organisés (ce qui ne serait d’ailleurs pas du tout inutile pour tenir tête aux forces de « l’ordre »), mais les déclarations parues dans L’Humanité ne peuvent être autrement qualifiées que comme du mouchardage. Ce sont de véritables provocations dont il faut dénoncer les objectifs infâmes. Mais la raison de ce déchaînement des dirigeants du P.C.F. se trouve explicitement donnée dans une déclaration de la Fédération C.G.T. des cheminots, qui est celle de Séguy lui-même : des incidents avec les forces de l’État pourraient nuire à la campagne électorale.
De la condamnation à ceux qui sont venus soutenir les grévistes à celle des grévistes, la distance ne pourrait pas être longue à franchir. Après tout, nos staliniens ne sont pas des novices en la matière. En décembre 1945, un des secrétaires staliniens de la C.G.T. ne déclarait-il pas : « la grève est l’arme des trusts » ?
Mais le « feu à gauche » n’est qu’une partie de la politique de la direction de la C.G.T. Comment se comportait-elle sur sa droite, c’est-à-dire à l’égard de la F.G.D.S. ? La ligne de la direction du P.C.F. depuis quelques années est bien connue : elle veut aboutir à un « programme commun » avec la F.G.D.S., pour mener une campagne électorale avec celle-ci en vue d’instaurer un gouvernement sur la base de ce programme. Il était plus ou moins nettement ajouté que ceci serait lié à un mouvement de masse d’une « ampleur inégalée ». Nous ne savons si, pour Waldeck Rochet, cela signifiait un mouvement révolutionnaire (nous en doutons), ou si sa vision d’un tel mouvement correspondait à celui qui s’est produit en 1968 ; soit dit en passant, nous n’avons pas jusqu’à présent remarqué une imagination bien brillante chez lui. En tout cas, quand le mouvement d’une « ampleur inégalée » se produisit, il ne parut pas le reconnaître ou devoir en tirer des conséquences. Dès le premier jour et presque jusque vers la fin de mai, il multiplia les appels et les lettres à Mitterrand, afin que soient hâtées les négociations pour un programme commun. Cette direction, qui s’était par exemple refusée à servir, disait-elle, de « force d’appoint » à l’U.N.E.F. lorsque celle-ci en 1960 organisa une manifestation contre la guerre d’Algérie, réitéra jour après jour ses supplications à la F.G.D.S. pour qu’elle accepte une rencontre en vue de négocier ce mystérieux « programme commun » dont on ne sait ce qu’il pourrait être puisque la « déclaration de février 1968 » ne saurait en servir de modèle. Elle ne voulait pas être une « force d’appoint » à l’U.N.E.F. dans la lutte contre la guerre d’Algérie ; mais elle agissait comme désireuse d’être une force d’appoint à la F.G.D.S. sur on ne sait quel programme, au moment où le mouvement des masses atteignait un sommet exceptionnel. Du 3 au 27 mai, la direction du P.C.F. n’a jamais mis en avant un mot d’ordre gouvernemental sur le plan de l’action. Sa décision était pour ainsi dire subordonnée à un accord avec la F.G.D.S. sur ce « programme commun » que personne n’a encore vu. La direction du P.C.F. n’a donc pas eu de solution politique propre à la crise pendant plus de 25 jours. Tout pour elle dépendait d’un accord avec la F.G.D.S. Cette direction osera encore prétendre après cela qu’elle dirige le parti de la classe ouvrière, qu’elle en est même son avant-garde.
Mais la direction du P.C.F. fit un tournant vers la fin mai, se prononçant alors pour un « gouvernement populaire et d’union démocratique » et appelant à la constitution de « comités d’action » pour un tel gouvernement. Deux mots préalables sont nécessaires : premièrement, nous n’avons pas trouvé dans la presse du P.C.F. une définition du contenu d’un tel gouvernement. « Avec la participation des communistes », scandaient les agitateurs du P.C.F. dans la manifestation du 29 mai. Admettons-le, mais avec qui les communistes se retrouveraient-Ils dans un tel gouvernement ? La F.G.D.S., pourrait-on penser. Il y avait un petit inconvénient à cela, dont nous parlerons aussitôt après avoir signalé l’autre point. La direction du P.C.F. a employé le terme de « comité d’action » qui était celui de multiples organisations créées pendant le mouvement de Mai 1968 sur une tout autre politique que la sienne. Elle rééditait ainsi l’opération faite par elle quelques mois plus tôt, quand elle créait des « comités Vietnam » tout différents de ceux qui, pendant de longs mois, avaient mené une véritable lutte pour la victoire du Vietnam que la direction n’avait cessé de combattre comme « gauchiste » Quand elle ne calomnie pas les « gauchistes », la direction du P.C.F. s’efforce donc de brouiller les cartes politiques elle crée des « comités d’action » dont l’objectif par rapport à l’action réelle des masses est l’inaction.
Ceci dit, venons-en au problème gouvernemental lui-même. La formule « gouvernement populaire et d’union démocratique » n’est pas tombée du ciel. Pendant que la direction du P.C.F. suppliait corps et âme la direction de la F.G.D.S de s’entendre sur ce « programme commun » qui ne paraît pas près de naître. Une opération se manigançait depuis plusieurs jours dans la coulisse au vu et au su de bien des gens et qui apparut ouvertement au moment même où le P.C.F. qui en était averti, présenta sa formule nouvelle.
Le mouvement de Mai 68 avait par lui-même posé la question du gouvernement. On s’en rendait compte jusque et y compris dans les rangs gaullistes. C’est alors que Mitterrand, ayant totalement oublié l’existence de son « contre-gouvernement », fit une déclaration en faveur d’un « gouvernement de transition », qui n’avait pas grand-chose de commun avec l’alliance préférentielle de la F.G.D.S. avec le P.C.F., et, par conséquent, avec un gouvernement F.G.D.SP.C.F. Mitterrand ajoutait qu’il était prêt à prendre la direction d’un tel gouvernement, mais, ô générosité rare dans le monde politique, d’autres étaient aussi dignes que lui de le diriger, par exemple Mendès-France. Le nom chuchoté dans la coulisse depuis quelques jours était enfin publiquement prononcé.
Quelle était la signification de cette opération politique ? Mendès-France n’excluait pas la participation des communistes dans son gouvernement, mais au même moment Lecanuet ne faisait lui aussi plus d’exclusives de ce côté. Mendès-France ajoutait qu’un tel « gouvernement provisoire » ne devait pas reposer sur des « dosages ». Cela devenait très clair. L’opération consistait à remplacer un gouvernement bonapartiste de droite avec de Gaulle, par un gouvernement également de type bonapartiste, mais de « gauche », avec Mendès-France. Ce serait un gouvernement ne reposant pas sur une majorité parlementaire, mais opérant un jeu de bascule entre les forces sociales opposées dans le pays. Ce jeu serait plus appuyé sur les forces qui se situent à gauche, à la différence de celui appuyé sur les forces de droite du temps de de Gaulle. Mendès-France n’est pas un novice dans ce genre d’opérations ; son gouvernement de 1954 était l’amorce d’une telle opération ; il contenait d’ailleurs plusieurs hommes politiques que l’on a retrouvés dans les gouvernements de de Gaulle (entre autre Fouchet).
Pour le capitalisme français, le « pouvoir fort » de de Gaulle pouvait ne plus être la solution gouvernementale la plus indiquée en présence d’un mouvement aussi puissant. Il n’était pourtant pas question d’un retour à la démocratie bourgeoise. Une autre équipe sous la direction d’un homme dit de gauche opérerait à la manière de de Gaulle.
La direction du P.C.F. vit dans cette tentative un danger pour elle ; n’avait-elle pas servi autrefois (quand Thorez était à sa tête) dans un tel gouvernement dirigé par de Gaulle ? Elle voulait un gouvernement, qu’il soit dirigé par un Mitterrand ou un autre, dans lequel elle pourrait exercer une pression, non pour faire triompher le socialisme (aurait-elle voulu cela, elle n’aurait pas eu besoin de procéder à un détour par Mitterrand ou un autre). Ce qu’elle cherchait, c’était essentiellement un infléchissement dans un sens favorable à ce que désire le Kremlin notamment en politique internationale. Un gouvernement parlementaire de type Mitterrand eut été plus sensible à une pression qu’un gouvernement bonapartiste de type Mendès-France. La manifestation du 29 mai pour « un gouvernement populaire », apparemment dirigée contre de Gaulle, était au moins autant dirigée contre la combinaison Mendès-France, dans l’esprit de ses organisateurs.
Finalement, quand de Gaulle décida de faire front, le premier écho à sa décision de faire des élections législatives est venu de Waldeck-Rochet : de Gaulle ne faisait, disait-il, que reprendre la propre revendication du P.C.F, dans ce domaine. La direction du P.C.F. appelait désormais tous ses membres à retrousser les manches pour les prochaines élections, ce qui ne pouvait pratiquement se faire qu’au détriment de la conduite des grèves qui continuaient. On peut très légitimement mettre en doute la volonté de la direction du P.C.F. de chasser de Gaulle. La lecture de la presse de l’Union soviétique et d’autres États d’Europe orientale montre que de Gaulle a la faveur des gouvernements de ces pays où il a été reçu dans les dernières années avec beaucoup d’enthousiasme. Un changement n’est apparu qu’après ses récents propos anticommunistes. Mais si cette façon de peser sur la volonté de la direction du P.C.F. peut donner matière à débat, on ne peut, par contre, hésiter sur un autre point : elle remplacerait à la rigueur le régime de de Gaulle par un autre, mais pas sur la base d’un mouvement de masse comme celui qui s’est produit en Mai 1968 ; elle ne veut le faire que sur la base d’un succès électoral. C’est moins dangereux pour le gouvernement qui pourrait en résulter.
Résumons le bilan de la direction stalinienne du P.C.F. et de la C.G.T. au cours du mois de Mai 1968.
– Elle s’est opposée à la lutte révolutionnaire des étudiants en lutte et a tout fait pour qu’il n’y ait pas de liaison politique et organisationnelle entre eux et les ouvriers ;
– Elle a dissocié les diverses catégories de travailleurs (industrie privée, secteur nationalisé, fonctionnaires) au lieu de les unir sur un programme commun ;
– Elle a refusé de proclamer la grève générale sous prétexte que celle-ci existait en fait, mais en réalité pour ne pas avoir à mettre en avant le seul mot d’ordre répondant à la grève générale : un mot d’ordre de lutte pour le pouvoir ;
– Elle a négocié dans l’ignorance des volontés des travailleurs et accepté des accords indignes que les travailleurs d’eux-mêmes ont rejetés en autant de secondes que les dirigeants syndicaux avaient mis d’heures à les mettre au point avec le patronat et le gouvernement ;
– Elle n’a jamais pris la moindre initiative pour mobiliser les grévistes, se bornant, soit à les maintenir enfermés dans les entreprises, soit à les envoyer chez eux pour n’y rien faire ;
– Elle n’a cessé de combattre et de calomnier les « gauchistes », encourageant en sous-main les violences physiques, comme par le passé, mais n’a jamais organisé les ouvriers pour se défendre contre les bandes réactionnaires et les forces de répression étatiques ;
– Elle n’a jamais mis en avant le mot d’ordre de dissolution des forces de répression (gardes mobiles, C.R.S.) qui étaient envoyées contre les étudiants et les ouvriers ;
– Elle a trahi la défense des militants « étrangers » face aux décisions répressives du pouvoir (affaire Cohn-Bendit), faisant ainsi passer ses intérêts fractionnels avant l’internationalisme prolétarien et aux dépens de lui ;
– Elle n’a jamais dénoncé publiquement les manœuvres de Mitterrand et n’a cessé de courir après la F.G.D.S. pour obtenir un « programme commun », en deçà de la situation politique ; Elle a eu une attitude très équivoque sur le référendum un moment décidé par de Gaulle ;
– Elle n’a jamais cherché à renverser de Gaulle et a été la première à accepter sa décision de tenir des élections législatives ; elle a ainsi trahi dix millions de grévistes pour chercher à recueillir cinq millions de bulletins de vote ;
– Elle n’a pas voulu utiliser un mouvement qui conduisait au socialisme ; recherchant une « démocratie nouvelle » de caractère bourgeois, elle a par cette politique assuré le maintien du régime de de Gaulle.
Cette trahison de la direction du P.C.F. atteint et dépasse celles si souvent dénoncées de la social-démocratie. Si cette direction n’a pas été jusqu’à agir à la manière des Noske et des Ebert contre la révolution allemande de 1918-19, c’est parce que la bourgeoisie n’en a pas eu besoin, mais sa conduite envers les « gauchistes » ne laisse aucun doute qu’elle est disposée à le faire le cas échéant.
VII. L’encadrement de la classe ouvrière au cours de la grève
Il faut ajouter quelques mots sur l’encadrement de la classe ouvrière par la direction du P.C.F. au moyen de l’appareil de la C.G.T.
Pendant des années et des années, les staliniens ont étouffé la démocratie ouvrière dans les organisations dominées par eux, en premier lieu dans la C.G.T. De ce fait, il était quasiment impossible pour un ouvrier d’accéder à la plus modeste fonction dans une section syndicale, dans un syndicat, ou même à la fonction de délégué d’entreprise en dépit de son dévouement et de son militantisme s’il n’avait pas l’accord de la cellule d’usine ou de l’appareil syndical dans son entreprise. Seuls étaient susceptibles de devenir officiellement des hommes de confiance des travailleurs, même à l’échelon le plus bas, ceux qui avaient pu passer au travers d’un tel filtre. C’est dire que, s’ils n’étaient pas nécessairement des membres du Parti communiste, ils ne devaient pas constituer un obstacle à la politique de celui-ci telle qu’elle s’exerçait par le truchement de la C.G.T. Les exceptions que l’on avait pu constater dans les dernières années étaient rares : par exemple celles de militants syndicaux qui avaient une carte du P.S.U. Encore fallait-il que leurs critiques dans les assemblées syndicales ne dépassent pas une certaine limite. Dans ces conditions, tous les éléments critiques avaient des possibilités de militantisme étriquées quand elles n’étaient pas nulles. Il n’était jamais question pour eux de se faire entendre sérieusement dans les congrès syndicaux, de pouvoir y défendre franchement une orientation différente de celle de la direction. Les opposants connus avaient à peine droit de cité.
Au cours du mouvement, on a désigné des « comités de grève » dans les entreprises. Mais, pour la très grande majorité des travailleurs, la notion de « comité de grève » n’était pas claire, pour la simple raison que les directions syndicales ne l’ont jamais exposée sérieusement car elles n’avaient pas intérêt à le faire. Il n’a jamais été question pour elles de faire comprendre aux ouvriers que, dans une grève, la direction de la lutte doit être démocratiquement élue par l’ensemble des grévistes, syndiqués ou non. C’est très exceptionnellement qu’il en a été ainsi, dans de rares entreprises, car les ouvriers n’avaient pas été alertés sur cette question. D’une façon générale, la direction de la section syndicale a été baptisée pendant la grève « comité de grève » Qu’en est-il résulté ? Ces « comités de grève » ont continué à opérer comme du temps où ils étaient les commissions exécutives des sections syndicales. Ils constituaient trop souvent bien plus les courroies de transmission de la politique de la C.G.T. auprès des ouvriers que les courroies de transmission des aspirations et volontés de la base ouvrière auprès des sommets syndicaux. Cela a certes contribué à maintenir ces dirigeants dans l’ignorance des aspirations de la classe et à leur faire penser que les ouvriers accepteraient sans difficulté les accords qu’ils avaient négociés rue de Grenelle.
Mais ce déguisement des sections syndicales en « comité de grève » a eu une autre conséquence réellement grave. Ces « comités de grève » n’étaient liés entre eux que par l’appareil des syndicats. S’il y avait eu de véritables comités de grève élus, il est probable qu’on aurait assisté, au moins dans certains endroits, à la tendance qui s’est toujours manifestée chaque fois que de véritables comités de grève ont existé, de se fédérer sur le plan local, puis régional et finalement national. Au lieu d’un chapeautage et d’un étouffoir bureaucratique du mouvement, on aurait vu se développer à partir de la base un réseau de comités démocratiquement élus tendant à donner naissance à une direction beaucoup plus représentative de la classe en lutte, à une direction beaucoup plus dépendante des grévistes que d’un appareil syndical ou de parti dont les intérêts spécifiques contrecarraient les tendances naturelles les plus profondes du mouvement et notamment la tendance révolutionnaire qui le portait vers la prise du pouvoir pour créer une société socialiste.
VIII. L’avant-garde révolutionnaire
L’avant-garde révolutionnaire dans le mouvement de Mai 1968 a été constituée, de l’avis général, par la jeunesse, par une jeunesse qui échappait en très grande partie aux organisations et aux directions traditionnelles du mouvement ouvrier.
C’est la jeunesse estudiantine qui a, en premier lieu, engagé le combat à l’Université. On y avait vu naître des mouvements nouveaux, comme celui du 22 mars à Nanterre. On y avait vu aussi des formations se revendiquant de Trotsky, de Che Guevara, de Mao Tse-toung. Dans l’U.N.E.F., ces formations, par leur orientation, ont joué un rôle dirigeant ou un rôle moteur, suscitant des prises de position, des manifestations, etc. Les rapports des vieilles directions du mouvement ouvrier avec la jeunesse estudiantine ne laissent aucun doute. On n’a guère entendu parler d’étudiants socialistes. Les étudiants communistes, conduits par le Bureau Politique, avaient exclu de l’U.E.C. au cours des années précédentes, par épurations successives, tous les éléments [de] la majorité, animés par des orientations politiques différentes de celle de Waldeck-Rochet. Ces exclus se trouvaient précisément à la direction des « groupuscules ». Interdits de séjour dans les manifestations pacifiques et peu animées qui se déplaçaient tantôt de la République à la Bastille et tantôt de la Bastille à la République, ces « gauchistes » réapparurent dans les manifestations de Mai 1968, à la tête de dizaines de milliers de manifestants, ardents, combatifs et que n’effrayait pas un affrontement avec les forces de répression de l’État capitaliste. Dans la cour de la Sorbonne occupée par les étudiants, l’U.E.C. a sa place car les autres groupes respectent la démocratie ouvrière, y compris à l’égard de ceux qui l’avaient piétinée des années durant. Mais l’autorité et l’influence de l’U.E.C. et, à travers elle, de la direction du P.C.F. étaient irrémédiablement atteintes dans le milieu estudiantin. Ce n’est pas prédire l’avenir que dire que la direction du P.C.F. n’a plus guère de chances dans ce milieu. Les observations qui ont pu être faites ici ou là indiquent que le recrutement de l’U.E.C. au cours de la toute dernière période s’est fait parmi les couches les plus retardataires politiquement, ce qui est tout à fait normal : quand un parti a désormais le « sens de l’État » (capitaliste), comme le disait le directeur du Monde en parlant du P.C.F., ne peuvent se tourner vers lui dans une période comme celle que nous vivons que ceux qui songent encore à se faire une vie tranquille au service de cet État ou du patronat, non ceux qui se consacrent à la révolution socialiste.
A la jeunesse estudiantine s’est jointe la jeunesse des lycées et autres écoles secondaires. La participation dans le mouvement de Mai 1968 de centaines de milliers de jeunes de 14 ou 15 ans est un phénomène absolument nouveau dans l’histoire. Le mouvement des lycéens avait eu son origine au cours des actions de solidarité pour la révolution vietnamienne. De très jeunes militants ayant cherché à susciter la solidarité au peuple vietnamien dans les lycées s’y étaient heurtés à l’administration et aussi à de nombreux professeurs, attachés à la vieille conception du lycée-caserne. Pour lutter contre le régime des lycées, ces très jeunes militants créèrent vers la fin de 1967 des « comités d’action lycéens ». L’un de leurs animateurs fut exclu du lycée Condorcet, ce qui provoqua une manifestation de protestation de plusieurs centaines de lycéens à la porte de ce lycée. Le mouvement ainsi crée s’était développé pendant les premiers mois de 1968. Le 9 mai, les Comités d’action lycéens décidèrent la grève générale des lycées pour le lendemain. Celle-ci fut déclenchée un peu à la façon des entreprises. Débrayage dès le matin (les lycéens emploient le même terme que les ouvriers), sortie dans la rue pour se rendre dans d’autres lycées et les entraîner dans la grève, meetings de rue. Dans l’après-midi, une manifestation de près de 8.000 lycéens se rendit des Gobelins à la place Denfert-Rochereau pour se joindre à la manifestation des étudiants et des enseignants, qui devait se terminer par la nuit des barricades, à laquelle participèrent un grand nombre de lycéens. Le mouvement de grève s’est étendu aux collèges techniques et à tous les établissements du même type. Les Comités d’action lycéens (C.A.L.), représentation démocratique de l’ensemble des grévistes, prirent aux côtés de l’U.N.E.F. et du SNESup l’initiative de plusieurs manifestations de rue.
Politiquement, l’aile marchante des C.A.L. partage les vues des étudiants ; elle est résolument anticapitaliste et internationaliste. Dans les établissements, une certaine pression des enseignants s’est fait sentir, le syndicat des enseignants du secondaire étant aux mains des staliniens. Mais, on peut être confiant que l’influence stalinienne ne trouvera également pas un grand écho auprès de cette fraction de la jeunesse.
A partir du 3 mai, un nombre chaque jour croissant de jeunes travailleurs manifesta aux côtés des étudiants. Ce fut, dans ce cas aussi, une certaine révélation : les syndicats qui dominaient les ouvriers des entreprises n’exerçaient plus qu’un contrôle très relatif sur les jeunes dans les entreprises.
Dans les mois qui avaient précédé le mouvement de Mai 1968, on avait pu remarquer en plusieurs occasions (Besançon, Caen, Le Mans, Rodon, etc.) la combativité des jeunes au cours des grèves, notamment dans des affrontements qui s’étaient produits déjà dans la rue. C’étaient là des signes avant-coureurs de l’explosion. Ces manifestations témoignaient que la jeunesse faisait preuve d’un militantisme, d’une combativité que les organisations ne lui enseignaient pas. Mais il était encore difficile de voir au cours de ces manifestations la rupture avec les directions traditionnelles et leur politique. Ces jeunes avaient été dans l’incapacité, vu l’absence de démocratie ouvrière, de faire valoir leurs vues par rapport aux appareils syndicaux. Il a fallu Mai 1968 pour le voir, et ce surtout grâce au fait que les étudiants, en se plaçant en avant-garde avec une politique différente de celle des directions traditionnelles, ont offert aux jeunes travailleurs un pôle d’attraction vers lequel ils se sont dirigés en masse. N’étant pas satisfaits de la politique et des méthodes des directions traditionnelles, ils vinrent nombreux à la Sorbonne pour s’orienter. Ainsi, la jeunesse ouvrière elle aussi se montra de plus en plus imperméable au stalinisme. La direction de la C.G.T. comprit rapidement le danger pour elle. Elle avait préparé depuis plusieurs mois un « festival de la jeunesse » pour les 11 et 12 mai. Elle l’annula deux heures avant son ouverture sous un prétexte fallacieux ; en réalité elle voulait éviter le contact qui se serait produit entre les jeunes rassemblés par elle et ceux qui venaient de se battre la veille sur les barricades, dans cette nuit de la rue Gay-Lussac qui fut le véritable festival de la jeunesse.
Ce sont aussi les jeunes qui, dans la plupart des cas et notamment chez Renault ont pris l’initiative de débrayer et d’occuper les entreprises, sans attendre des consignes syndicales, bousculant parfois l’inertie des organismes syndicaux. Au cours des journées de grève, les frictions entre les appareils syndicaux et les jeunes travailleurs se sont multipliées. On pourrait en dresser un tableau assez impressionnant. La manifestation de la C.G.T. du 29 mai fut largement décidée pour éviter un débordement des syndicats par les jeunes travailleurs. Chez Renault, l’affaire avait pris des proportions notables.
Il faut traiter un peu plus longuement la question des « blousons noirs » et d’autres jeunes appartenant à ces « bandes » des faubourgs et de la banlieue dont il avait été souvent question dans la presse depuis des années. Du fait de leur participation avec une combativité extrême dans les batailles de rue, semant la peur parmi les forces de répression, les pires propos ont été déversés contre eux dans divers milieux. Au cours des événements, le ministre de l’Intérieur, Fouchet, qui n’était jamais avare de termes provocateurs, a osé employer le terme de « pègre » pour salir ces jeunes. Cette jeunesse n’a rien de commun avec la pègre. Les truands sont toujours les meilleurs défenseurs de l’ordre bourgeois. Lors de l’affaire Ben Barka on a vu qu’ils étaient dans les meilleurs termes avec les plus hauts fonctionnaires de la police, qu’ils relevaient souvent de services de police parallèle, qu’ils se confondaient avec les barbouzes qui gravitent dans les plus hautes sphères politiques de la Ve République, les bandes auxquelles de Gaulle fait appel aujourd’hui pour « l’action civique ». C’est là que se trouve la pègre, s’étendant du haut gratin de la société aux truands qui patronnent les bas-fonds. Ces souteneurs de la Ve République sont dans la plus belle tradition de la Société du 10 décembre de Napoléon III.
Les « blousons noirs » et autres jeunes calomniés par un ministre provocateur sont tout simplement de jeunes prolétaires que la société de consommation néocapitaliste a réduit à des conditions d’existence et de travail plus que précaires. Dépourvus d’une qualification professionnelle, livrés les premiers au chômage par le progrès technologique, dépourvus d’espoir, pourchassés quotidiennement par une police pour laquelle la répression est la forme la plus élevée de l’éducation, ces jeunes avaient accumulé en eux une haine farouche envers les forces de répression. C’était, si l’on veut, une forme très élémentaire de politisation contre la société capitaliste. Personne, à de rares exceptions près, n’avait eu un dialogue véritable avec eux. Avec un sûr instinct, ils se sont mis aux côtés des étudiants. Il s’agissait pour eux de prendre une revanche de toutes les vexations que la police leur avait fait subir. Au cours des événements, un journaliste d’une station de radio demandait à l’un de ces jeunes quel était le motif de sa participation aux manifestations. Il attendait peut-être une réponse de caractère politique plus ou moins maladroite. « Je viens pour bouffer du flic », lui répondit-il. Selon les informations de presse on n’a enregistré au cours de ces journées de lutte que très peu de cas de pillage. Cela prouve que ces jeunes n’étaient pas intéressés à s’emparer de telle ou telle marchandise de la société de consommation dont ils étaient privés, mais qu’ils étaient bien plus préoccupés d’attaquer les commissariats de police ou la Bourse des valeurs. Ce ne sont pas là des objectifs de la pègre. Dans ces journées de combat, ces jeunes ont connu comme beaucoup d’autres une maturation politique qui aura ses effets à l’avenir.
A l’exception des milieux estudiantins où il existait des groupes politiques bien caractérisés et structurés, minoritaires par rapport à l’ensemble des étudiants, et des C.A.L. qui commençaient à se créer chez les lycéens, partout ailleurs la jeunesse n’avait aucune organisation à elle. Dans cette situation, la seule solution résidait dans une large improvisation, ce qui fut le cas. Que cela plaise ou non aux bureaucrates, cette improvisation en pleine liberté de formulation de points de vue très contradictoires a donné des résultats dépassant de très loin tout ce qu’eux-mêmes obtenaient avec les moyens modernes de travail dont ils disposent. Il en fut ainsi parce que, pour la première fois depuis très longtemps, on faisait appel à l’initiative de chacun. Aucune personnalité ne se trouvait brimée, chacun pouvait s’exprimer en toute liberté. Non seulement la personnalité s’exprimait sans contrainte, dans de telles conditions elle se développait de jour en jour.
Nous ne donnerons pas ici un tableau des groupes politiques, jeunes ou adultes, qui ont été à l’avant-garde du mouvement. Les événements ont permis de tester chacun d’eux, ses hommes et sa politique, face aux circonstances. Cette question sera traitée dans des articles distincts ; c’est le cadre général qu’il importe de définir ici, pour mieux comprendre et juger ce que les uns et les autres ont fait aux divers moments de l’action.
De toute façon, il n’existait pas dans le mouvement une équipe ou un groupe disposant d’une autorité suffisante pour s’imposer sans contestation. A chaque étape, on vit des discussions se produire, y compris au départ des manifestations (à Denfert-Rochereau par exemple) ou même au cours des manifestations (gare de Lyon par exemple). D’une façon générale, les résultats ont été loin d’être mauvais ; il n’y fut pas, à notre avis, commis de fautes graves. Des moments de malaise ou d’incertitude, comme le 8 mai, ont été rapidement surmontés. Les choses ne se sont détériorées qu’à la fin ; ainsi le 29 mai, il fallait alors déterminer une stratégie, une tactique qui auraient permis de mettre le mouvement sur la voie de la conquête du pouvoir. Mais l’avant-garde telle qu’elle était constituée ne disposait pas objectivement des éléments pour le faire. Ces conditions doivent être transformées car les luttes de demain seront beaucoup plus difficiles et le problème de la direction deviendra vital.
L’avant-garde, hétérogène politiquement, organisée seulement dans ses minorités, avait globalement un niveau politique élevé. Elle était consciente que l’objectif du mouvement était le renversement du capitalisme et l’instauration d’une société construisant le socialisme ; que la politique des « voies pacifiques et parlementaires », de la « coexistence pacifique » étaient une trahison du socialisme ; elle rejetait tout nationalisme petit bourgeois et exprimait son internationalisme de la façon la plus saisissante ; elle avait une conscience fortement antibureaucratique et une volonté farouche d’assurer la démocratie dans son sein. Elle acceptait l’existence de groupes politiques différents comme une chose normale, et craignait seulement, en raison de l’expérience stalinienne, un patronage du mouvement par un quelconque de ces groupes.
Dans de multiples occasions, on la vit parvenir à élaborer collectivement des décisions témoignant d’une maturité politique élevée. Mais il serait indigne de notre part de ne pas dire que, dans quelques cas, on a pu constater une capacité encore insuffisante dans le domaine de la stratégie et de la tactique politique. Si nous parlons de tendances ultra-gauchistes chez elle, ce n’est pas du tout pour faire plaisir à des militants encore influencés par les staliniens ; nous n’avons aucune raison de céder aux préjugés nourris par ces derniers. Mais nous retrouvons dans de telles tendances d’abord une manifestation commune à tous les groupements révolutionnaires de jeunes en toute période. Ces tendances se trouvent accentuées à présent par réaction au réformisme avancé et à la trahison du P.C.F. Nous sommes profondément convaincus que, du jour où cette jeunesse révolutionnaire trouvera un écho révolutionnaire dans une partie appréciable de la classe ouvrière, elle acquerra sans difficultés la capacité stratégique et tactique indispensable pour les luttes extrêmement ardues de demain.
IX. Perspectives et tâches
Mai 1968 a été, répétons-le une fois encore, la première phase de la révolution socialiste en France. La crise qui pouvait se dénouer par la prise du pouvoir au cours de quelques journées a fait place à une période de grandes grèves dans lesquelles le pouvoir n’est plus un objectif immédiat. Une autre vague révolutionnaire suivra, on ne peut dire quand, mais elle aura certainement lieu. Les conditions objectives (entre autres la situation de l’économie française dans le contexte international) joueront un grand rôle dans son déclenchement.
D’ores et déjà tous les capitalistes de France pleurent misère à la suite des concessions qu’ils ont dû faire aux travailleurs. L’économie française, disent-ils, ne pourra faire face à la concurrence internationale. Cet argument n’est pas particulièrement valable pour les travailleurs dont les intérêts sont opposés à ceux des capitalistes. En outre, il est passablement exagéré, car le mouvement de Mai 1968 aura aussi comme conséquence internationale que les capitalistes dans les autres pays, ne tarderont pas à devoir faire eux aussi des concessions à leurs exploités par crainte de les voir suivre l’exemple français. Les difficultés de l’économie française se situent ailleurs. D’une part, malgré le processus de concentration qu’elle connaît, cette concentration est dans de nombreux domaines encore bien loin du niveau atteint dans d’autres pays. Les ouvriers n’ont d’autre intérêt dans cette question que la recherche des moyens pour empêcher qu’elle ne se fasse à leurs dépens.
L’économie française souffre également de la politique de « grandeur » que lui inflige de Gaulle. Celle-ci l’engage dans l’exécution de projets démesurés, dangereux et inutiles comme celui de la « force de frappe », ou d’un prix supérieur à celui qui résulterait d’une utilisation rationnelle de la division internationale du travail. Chez de Gaulle on est pour « l’indépendance » à tout prix, c’est-à-dire en fait au prix des plus grands sacrifices des travailleurs. Le mouvement de Mai 1968 donnera-t-il à réfléchir sur ce point à de Gaulle et à ses exécutants ? En tout cas, les travailleurs ne subiront désormais plus ce qu’ils ont connu pendant dix ans.
Un dernier point à relever encore à propos de l’économie. Ne nous a-t-on pas rebattu les oreilles avec la politique financière réaliste de de Gaulle, avec le franc solidement assis sur l’or ? Sur ce point comme sur tous les autres, c’est une faillite totale de ce grand esprit. Les conditions subjectives méritent qu’on s’y arrête plus longuement car l’avant-garde peut par son action vraiment les modifier dans un sens qui lui soit favorable.
De multiples problèmes politiques et organisationnels se posent à des niveaux très différents ; Il existe des problèmes politiques particulièrement importants, car il est impossible de soulever la question du gouvernement sans fournir de réponse sur le programme d’un éventuel gouvernement.
Il se pose des problèmes de politique d’organisation pour l’avant-garde :
1) au niveau des grandes masses et de leurs organisations ;
2) au niveau d’une avant-garde très large dans le domaine plus particulier de l’action ;
3) au niveau d’une avant-garde numériquement moins large mais très politisée. Nous n’avons évidemment pas la prétention de donner des réponses définitives à tous ces problèmes.
Notre but est de fournir des éléments susceptibles de servir de base à une discussion fructueuse. Les événements qui ont eu lieu sont d’une telle importance, la richesse de leurs enseignements est si grande, les problèmes qu’ils posent si complexes qu’ils ne peuvent être résolus en vase clos.
Abstraction faite des problèmes posés par les grèves économiques qui ont lieu dans le sillage de la grève généralisée, au niveau des larges masses les problèmes suivants se posent pour l’avenir : une perspective qui mène à la société socialiste, la préparation des grandes luttes futures et d’une direction révolutionnaire pour celles-ci, la défense de ces éléments de « dualité de pouvoir » résultant du mouvement de Mai 68, les problèmes de l’Université et de l’enseignement où le conflit entre le pouvoir et les intéressés qui concerne tous les travailleurs demeure irréductible.
La défense des étudiants et des universitaires contre le pouvoir bourgeois ne manquera pas de prendre des formes multiples qu’on ne peut toutes prévoir. On peut être certain que le gouvernement ne tolérera pas longtemps ce qui se passe à la Sorbonne, où se trouve un foyer révolutionnaire, un haut lieu du socialisme et de l’internationalisme. Pour en assurer la défense, Il faut en faire comprendre l’importance aux grandes masses. Il faut établir un système de liaisons de plus en plus étroites entre les étudiants et les travailleurs. Le gouvernement cherche à faire la distinction entre les « bons » étudiants qui veulent poursuivre leurs études et les autres qui ne songent qu’à l’agitation. La liaison étudiants-ouvriers n’est pas une affaire d’un jour ; elle reste une des tâches que l’avant-garde doit quotidiennement maintenir et renforcer.
Il ne s’agit pas d’un problème secondaire. Il n’est pas surprenant que les deux forces adverses intéressées au maintien de l’ordre établi, l’État bourgeois et la direction du P.C.F., s’expriment en termes à peu près identiques envers les dirigeants des différents mouvements révolutionnaires chez les étudiants. Dans ce secteur l’avant-garde socialiste et révolutionnaire est en fait politiquement dominante et constitue un point d’appui précieux pour tous les militants révolutionnaires, à quelque tendance qu’ils appartiennent.
Ne pas comprendre la place exceptionnelle de la Sorbonne aujourd’hui pour la cause du socialisme mondial, c’est faire preuve d’une cécité impardonnable. On ne peut conquérir de nouvelles positions si l’on n’est pas capable de défendre les positions déjà conquises
A) UN PROGRAMME DE TRANSITION
Nous avons indiqué les causes les plus essentielles qui ont empêché le mouvement de franchir le cap décisif du pouvoir, à savoir en premier lieu la trahison des directions traditionnelles, notamment celle du P.C.F. et de la C.G.T., que suivaient les masses les plus décisives, en second lieu, dans une mesure de nature différente, l’absence d’éléments organisés capables de constituer une direction de rechange aux yeux de la classe ouvrière. Ce n’est pas tout. Les militants qui constituent la minorité révolutionnaire ont été handicapés par une lacune considérable dans leur arsenal politique : l’absence d’un programme de transition.
Que voulons-nous dire par là ? Dès que la lutte s’est engagée on a pu, d’une manière relativement facile, établir le programme des revendications immédiates essentielles de la classe ouvrière : il suffisait pour cela d’écouter les travailleurs. D’autre part il était aisé d’expliquer que ces revendications immédiates ne pourraient être garanties que par un gouvernement représentatif des travailleurs et que tout gouvernement lié à la bourgeoisie serait un moyen de l’ennemi de classe pour gagner du temps avant de partir à la reconquête du terrain perdu. A ce moment-là, se posaient aussi des questions auxquelles l’avant-garde révolutionnaire n’a pas répondu de manière suffisante. Même le Parti communiste internationaliste, qui disposait dans son programme des réponses à ces questions, pris par le tourbillon des événements, a répondu avant tout à des questions posées d’une façon directe et n’a pas utilisé suffisamment l’armement politique qu’il possédait depuis des années.
Les questions qui se posaient peuvent se résumer synthétiquement de la façon suivante :
a) Comment s’établirait un gouvernement des travailleurs ?
b) En dehors de la satisfaction des revendications immédiates des ouvriers, quel serait son programme non seulement pour ceux-ci, mais pour toutes les masses travailleuses du pays car un gouvernement ne peut pas ne pas avoir un programme d’ensemble.
Ces questions se poseront à nouveau lors des prochaines crises révolutionnaires ; elles se poseront même de façon plus aiguë, car les prochains mouvements ne démarreront pas seulement à partir de revendications immédiates et pour elles seulement. Déjà certaines revendications étaient soulevées en Mai 1968, qui dépassaient le cadre des besoins immédiats de la classe ouvrière.
Le programme qui s’impose est ce que nous appelions depuis longtemps un programme de transition, terme qui a été repris par d’autres mais dans un sens que nous avons repoussé comme erroné. Pour traiter concrètement de cette question, partons du fait qu’au cours du mouvement la C.F.D.T. a avancé des revendications plus générales, relatives à la participation des travailleurs à la gestion des entreprises. Les ouvriers en effet ne cherchent pas qu’une amélioration de leurs conditions immédiates. Ils ne veulent pas être des rouages de l’économie, comme ceux d’une machine, qui seraient mieux entretenus que par le passé. Ils veulent ne plus rester les objets qu’ils sont dans l’économie capitaliste. Les dirigeants de la C.G.T. ont répondu à ces problèmes par la voix de Séguy que l’autogestion, c’est « une formule vague » (20 mai chez Renault). C’était tout simplement la réponse d’un bureaucrate pour qui tous les pouvoirs, que ce soit au syndicat, dans le parti, à l’entreprise ou dans le pays, doivent se trouver dans les mains d’un appareil. Le système stalinien a été et reste son modèle. Mais l’époque de ce système qui d’ailleurs n’avait jamais eu aucune justification marxiste est désormais révolue. Il est impossible de gérer la société, l’économie, l’école, les organisations ouvrières, etc... sans que ceux qui y sont les producteurs, les consommateurs, les participants, les membres, n’y soient associés démocratiquement. Ce sont les patrons d’une part, les bureaucrates d’autre part, qui s’avèrent désormais de plus en plus superflus.
L’aspiration à des changements de structure est reconnue même par de Gaulle, qui dans son récent entretien à la radio a cherché une fois de plus à offrir le même os à ronger, la collaboration du capital et du travail, comme une découverte permettant de renvoyer dos à dos le capitalisme et le communisme. Cette découverte est à peu près aussi vieille que les premiers heurts entre le capitalisme et le mouvement ouvrier. De Gaulle a tout de même voulu préciser sur un point ce que, selon lui, serait cette collaboration : il faut un chef qui commande dans les entreprises. Ce point de vue est identique à sa conception de la société : elle doit avoir un chef, de Gaulle lui-même. Il a baptisé sa conception cette fois-ci du terme « participation ». La participation que l’on verra dans la période qui vient, nous l’avons connue abondamment pendant le mois de mai, c’est celle des C.R.S. et des gardes mobiles.
Si l’on examine les revendications de la C.F.D.T. dans le domaine de la gestion des entreprises, on peut dire qu’elles ont engendré l’ambiguïté chez ceux qui les défendaient. Pour la direction de cette centrale et pour un grand nombre de ses militants, ces revendications ne mettaient nullement en cause l’ordre capitaliste ; elles avaient pour but de faire disparaître certains traits du capitalisme, hérités du XIXe siècle et de procéder à un certain nombre de réformes qui permettraient au système capitaliste de fonctionner plus efficacement.
Peur d’autres militants, ces revendications devaient servir à provoquer la substitution d’une société socialiste au capitalisme. Autrement dit, ces revendications conduisaient dans l’esprit de leurs promoteurs à l’intégration des travailleurs et de leurs organisations dans un État capitaliste technocratiquement rénové. Par contre, dans notre conception, le programme de transition est un ensemble de revendications générales grâce auxquelles les masses, en se mobilisant, entrent en conflit avec l’État bourgeois, créent les premiers organes d’un État ouvrier et sont amenées à s’emparer du pouvoir pour commencer la construction d’une société socialiste.
Ce programme ne peut être qu’un programme anticapitaliste dont la logique interne pour être valable doit correspondre à la logique du mouvement des masses. Aucune organisation ne peut prétendre l’établir seule. Ce programme ne peut être que le produit de la confrontation de larges assemblées, auxquelles participeraient non seulement les ouvriers, les enseignants, les étudiants, les intellectuels, comme cela fut ébauché dans les meetings de la Sorbonne et des Universités, mais aussi les représentants de toutes les couches de la population laborieuse, les ménagères, les soldats, les petits commerçants, les paysans travailleurs, etc. A propos de l’Université, certains ont associé la formule « pouvoir étudiant » à celle du « pouvoir ouvrier », etc. Il ne peut y avoir de tels « pouvoirs » valables dans le cadre d’un État capitaliste. L’autogestion à l’Université, dans les entreprises ou ailleurs n’est un élément valable qu’associé à un État délivré du capitalisme et dans lequel règne la démocratie ouvrière.
Dans l’immédiat, une confrontation des besoins et des revendications ne peut se faire que dans des cercles relativement limités, mais dans une période de crise révolutionnaire, les comités ainsi créés (comités ouvriers, comités de ménagères et de petits commerçants, comités de paysans, comités de soldats, etc.) seraient d’une part le lieu d’élaboration d’un réel programme de transition, et pourraient d’autre part former une sorte d’États généraux des masses laborieuses du pays, le réseau au moyen duquel. par la fédération de ces comités à l’échelle locale, régionale et nationale, Ils deviendraient les organes du nouveau pouvoir, qui mettraient en application ce programme, les organes sur lesquels pourrait s’appuyer et être contrôlé un gouvernement, qui serait ainsi vraiment le gouvernement des travailleurs.
Nous avons montré la confusion faite au cours de la grève entre les organismes syndicaux bureaucratisés et les comités de grève. De ce que nous venons de dire, il découle clairement que comités et syndicats ne s’excluent pas ; ce sont des organismes aux fonctions et aux tâches différentes. Les revendications immédiates des travailleurs ne disparaîtront pas dans un nouveau régime, et les syndicats y auront pour tâche essentielle d’assurer la défense de ces revendications. Sans dénier aux syndicats le droit d’avoir leur opinion sur des problèmes plus généraux, les comités constitueront la forme politique englobant les plus larges masses où celles-ci pourront, en ce qui concerne la marche générale de la société (planification, éducation, justice, politique internationale, etc.) s’éduquer dans des confrontations entre courants d’idées, entre programmes opposés, et prendre des décisions qu’elles mettront en application. Ces comités deviendront ainsi des organes de pouvoir associant les masses à celui-ci de façon permanente, et non sous la forme de la farce « démocratique » des élections tous les quatre ou cinq ans. Ces comités, ils s’appelaient soviets en 1917 en Russie, sont des organes offrant la plus grande souplesse pour associer les masses les plus larges, et le seul moyen de préparer le dépérissement de l’État selon la conception de Marx et de Lénine.
Nous n’avons pas la prétention d’exposer ici un programme de transition achevé. Nous nous bornerons à indiquer quelques points qui, outre les revendications déjà mises en avant, nous paraissent devoir être à la base d’un tel programme :
– Élévation du niveau de vie des masses ; diminution de la semaine de travail, dictée par l’élévation de la productivité et la nécessité d’éliminer le chômage ;
– Nationalisation sans indemnités ni rachat des entreprises et industries clés ; suppression du secret commercial ; établissement du monopole du commerce extérieur ; instauration du contrôle ouvrier préparant la gestion des entreprises par ceux qui y travaillent ;
– Établissement sous le contrôle démocratique des masses d’un plan économique au profit des masses (logements, écoles, routes, hôpitaux, transports urbains et médecine gratuite, etc.) et rompant avec le modèle de consommation de la bourgeoisie ;
– Allégement de l’administration, établissement du contrôle de celle-ci par des comités populaires ;
– Dissolution des forces de répression ; remplacement de l’armée de métier par un système de milices et l’armement des travailleurs ;
– Législation sociale audacieuse pour la jeunesse et pour les femmes ;
– Nationalisation des grandes exploitations agricoles ; établissement de fermes d’État modèles ; développement de l’enseignement agricole ; aide multiple aux coopératives agricoles de production ou de vente ;
– Retrait de toute alliance militaire ; aide sans contrepartie politique aux peuples luttant pour leur indépendance et aux peuples qui ont été autrefois colonisés par l’impérialisme français, solidarité envers les mouvements révolutionnaires qui commencent à se développer en Europe en vue de la création d’une fédération socialiste des pays européens .
B) LA CONSTRUCTION D’UNE DIRECTION RÉVOLUTIONNAIRE
Sans programme de transition utilisé de tacon rationnelle, pas de mobilisation possible des masses. Mais comment ce programme pourra-t-il être élaboré par des comités de masse, s’il n’existe pas à différents niveaux mentionnés plus haut des groupes organisés pour rassembler les masses, leur poser les problèmes, les mettre en action ? Nous allons examiner par quelles voies il paraît possible de traiter le problème très général de la construction d’une direction révolutionnaire, à l’entreprise, dans les quartiers, et à l’échelle de toute la nation.
Au niveau des grandes masses, le mouvement de Mai 1968 a montré, sans contestation possible, que si le « détonateur » étudiant a fonctionné à plusieurs reprises, au moment où Il a fallu franchir le cap du pouvoir, c’est une direction de rechange ou seulement des éléments organisés d’une telle direction qui ont manqué dans les entreprises. On a pu relever l’insistance avec laquelle les dirigeants syndicaux soulignaient la volonté des entreprises de ne pas avoir d’« ingérence extérieure ». Ils n’avaient rien demandé aux ouvriers à ce sujet, mais ils spéculaient sur les craintes des couches les plus arriérées d’être manœuvrées. C’était chez les staliniens un reflet des couplets bourgeois sur les « agitateurs » venus d’on ne sait où, de l’étranger le plus souvent, etc., qui perturbent les bons travailleurs français.
Comment créer une direction de rechange, les éléments organisés d’une telle direction ? S’il avait existé dans quelques usines de taille moyenne, aux heures décisives, de véritables comités de grève élus, répondant aux aspirations et aux volontés de la base, certains de ces comités auraient pu prendre par exemple la décision de convoquer tous les comités ou les fortes minorités en accord avec eux dans une conférence. Ce n’est pas une invention de notre part mais une expérience ancienne qui s’est renouvelée chaque fois où il a existé de vrais comités de grève. De tels comités indépendants des appareils auraient ainsi pu surmonter ce préjugé d’« ingérences extérieures » et avoir une audience que les étudiants ne pouvaient avoir. La possibilité que, dans la vague révolutionnaire future, puissent exister de tels éléments d’une direction de rechange, des éléments qui, par leurs appels et par la politique indépendante dont Ils entendent poursuivre le combat dans les entreprises, en contestant l’orientation réformiste de la direction de la C.G.T. comme l’ont fait l’U.N.E.F. et le SNESup au cours du mouvement, une telle possibilité ne peut être créée à la dernière minute mais en engageant dès à présent la lutte contre cette orientation réformiste dans le mouvement ouvrier et en particulier dans les syndicats qui, étant des organismes permanents de la classe ouvrière, retrouvent la place primordiale dans des périodes qualifiées de normales, c’est-à-dire entre des périodes de lutte aiguë. De ce point de vue se pose, en premier lieu, l’existence des conditions qui permettent aux ouvriers syndiqués de prendre position entre deux orientations opposées l’une à l’autre, c’est-à-dire l’existence de la démocratie ouvrière dans les syndicats, dans les entreprises, dans les manifestations, dans toutes les organisations d’où elle a été éliminée au cours des années de stalinisme.
Nous nous trouvons là devant un problème crucial. Il existe d’ailleurs un lien que chacun a pu constater entre la lutte contre l’autoritarisme du régime gaulliste et la lutte contre l’omnipotence des directions syndicales. Le reflet d’une telle situation est apparu lors de la manifestation au stade Charléty, le jour même où les ouvriers avaient rejeté les accords de la rue de Grenelle, quand on entendait les cris parallèles « Démission de Gaulle » et « Démission Séguy ».
Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail d’une telle lutte intérieure aux syndicats. Il sera impossible d’empêcher, dans la C.G.T. tout d’abord et dans toutes les organisations de masses, qu’une discussion ait lieu concernant la ligne suivie au cours du mouvement. Nous ne doutons pas que fa direction de la C.G.T. et du P.C.F. voudra se dérober à un tel débat. La dénonciation des « provocateurs » a précisément cet objet, car on ne discute pas avec des provocateurs. Mais ce débat est inévitable, car nombreux sont les militants syndicaux qui ont exprimé des critiques de fond de la ligne suivie en Mai 1968.
Dans le P.C.F. aussi, la discussion sera inévitable. Il est possible que la direction veuille noyer le poisson, en occupant les militants dans un activisme renforcé, notamment pendant la campagne électorale, et en touchant la corde sensible des militants qui vibre chaque fois que le pouvoir attaque leur parti. Mais déjà les intellectuels ont exprimé leurs revendications au sein du P.C.F. Dans L’Humanité du 5 juin, une déclaration officielle du P.C.F. mentionne l’existence d’une lettre adressée à la direction de ce parti par un certain nombre d’intellectuels membres du P.C.F. Pour connaître le contenu de cette lettre, il a fallu consulter le numéro du Monde paru le même jour. Ce qui dans la déclaration officielle du P.C.F. était qualifié pudiquement de mise en cause de « l’application de la politique du parti » se trouvait dit dans la lettre des intellectuels de la façon suivante :
« Leur constatation commune (aux millions de travailleurs, à la jeunesse des usines, des universités et des lycées, à la grande majorité des intellectuels) met en cause, à travers le régime gaulliste, les bases même du système social actuel. En tentant au départ de freiner cet élan exceptionnel, la direction a coupé le parti d’une grande force de rénovation socialiste... A la gare de Lyon... de nombreux communistes étaient là. Le parti, non. Ainsi se trouve facilitée la provocation du pouvoir, désireux d’isoler, voire d’écraser le mouvement étudiant. Pourtant, sans ce mouvement... les usines n’auraient pas été occupées... et d’autres perspectives ne seraient pas désormais ouvertes au combat ouvrier dont le rôle est décisif... Le débat qu’imposent les événements sur les orientations, la structure et l’avenir du mouvement révolutionnaire ne saurait maintenant être esquivé. Une franche analyse de la réalité, des initiatives politiques audacieuses, doivent à tout prix permettre d’établir des liens avec les forces nouvelles qui se sont révélées dans la lutte pour le socialisme et la liberté. »
En guise de liens avec ces forces nouvelles, L’Humanité au nom de tous les staliniens qui restent à la tête du P.C.F. et de la C.G.T. n’a trouvé que des formules de dénonciation à la répression, calomniant les étudiants qui se sont rendus à Flins, les traitant de « provocateurs ». La direction veut une « discussion » à la manière habituelle, c’est-à-dire une condamnation prononcée à la hâte par cette chambre d’enregistrement des décisions du Bureau Politique qu’est le Comité Central du Parti. Mais l’opération ne sera plus aussi facile à effectuer. Est-il vrai que Garaudy serait en accord avec ces intellectuels ? Et pourquoi L’Humanité ne mentionne-t-elle pas le fait que ces intellectuels, ayant eu de la direction une fin de non-recevoir dans la rencontre des 1er et 3 juin, ont occupé pendant quelques heures les locaux de la Fédération de Paris, rue La Fayette ? C’est un exemple qu’elle ne juge pas bon de faire connaître...
Les militants ouvriers du P.C.F., qui ont des fonctions dans le mouvement syndical et dans les entreprises, ont été placés devant des responsabilités, des questions mettant en cause les liens avec leurs camarades de travail qui les affectent quotidiennement. Nombre de ces militants communistes ne pourront rester indifférents au fait que la politique de leur parti envers la jeunesse a fait faillite au delà de toute expression. On sait aussi que la célèbre formule de Marchais, « l’Allemand Cohn-Bendit », a choqué beaucoup de militants qui n’y ont pas vu qu’un lapsus fâcheux.
Dans l’histoire du P.C.F. depuis qu’il a été stalinisé complètement, les éléments d’une crise majeure se trouvent réunis pour la première fois, à savoir une direction au prestige affaibli ; une politique désavouée par de larges couches de la classe ouvrière ; une faillite totale dans un domaine aussi sensible que celui de la jeunesse. La direction du P.C.F. et de la C.G.T. ne se rendra certainement pas sans combat. A vrai dire, son entêtement dans le maintien de la politique et du régime du parti est au moins aussi grand que celui de de Gaulle en ce qui concerne son autorité dans l’État. Une des tâches essentielles pour quo la prochaine vague ne reste pas sans direction de rechange consiste à mener sans tarder une lutte pour une discussion dans la C.G.T. et, pour ceux qui en sont membres, dans le P.C.F. Cette discussion doit partir du bilan des événements de Mai 1968 et de la politique suivie pendant ce mois. Cette lutte doit être liée à celle pour la démocratie ouvrière afin que la base soit en état de choisir entre deux orientations.
Dans la C.G.T. au moins, cela posera d’une façon tranchante la question du droit de tendance, c’est-à-dire du droit de ceux qui ne pensent pas comme la direction de se concerter pour défendre nationalement une orientation commune dans les différents syndicats. Ce droit démocratique élémentaire est à présent un monopole et un privilège de la direction. Comment peut-on à la fois prétendre lutter pour la démocratie dans la société et la bafouer dans sa propre organisation ?
Cette bataille pour la démocratie ouvrière qui ne peut évidemment pas se mener de façon abstraite, dégagée d’une opposition de lignes dans le mouvement de Mai 1968 est capitale. Si la démocratie ouvrière avait existé, on ne peut dire avec une certitude complète que la trahison du mouvement par la direction aurait été évitée, mais elle n’aurait pu s’opérer que dans des conditions très difficiles pour cette direction et il n’aurait pas été impossible à une minorité ouvrière suffisamment forte de parvenir, par son action, à porter le mouvement au delà de ce qu’il avait atteint par lui-même.
Passons maintenant au niveau d’une avant-garde relativement large. Le premier problème qui se pose est celui des comités d’action qui se sont créés spontanément pendant le mois de mai. Ces comités correspondent au nom qu’ils portent ; ils n’ont pas de programme déterminé, pas de structure imbriquée du bas en haut de l’échelle nationale. Ces comités sont en fait des groupes d’activistes qui interviennent quotidiennement dans les quartiers ou les entreprises pour imposer par leur action des choses qui ne peuvent être obtenues légalement ou qui ne le seraient légalement qu’au prix de gros efforts, de frais et d’un temps considérables. L’existence de tels comités d’action est évidemment liée à des circonstances propices, plus particulièrement à des formes plus ou moins embryonnaires de « dualité de pouvoir ». Il est très important de maintenir et de renforcer ces comités aussi longtemps que les circonstances le permettront, en leur donnant des objectifs d’action, qu’il s’agisse de la défense d’éléments de « dualité de pouvoir », existants ou de la création de nouveaux, ou bien qu’il s’agisse aussi d’autodéfense contre les attaques des forces de répression et des forces de l’« action civique » mentionnées par de Gaulle. Il est en effet inévitable que la bourgeoisie s’efforce désormais de recourir d’une part aux forces étatiques, d’autre part à certaines forces paraétatiques, pour intimider et réprimer. Cela sera vrai non seulement tant que de Gaulle restera au pouvoir, mais également s’il s’établissait un « gouvernement de gauche ». Il ne faut pas attribuer au hasard le fait que les directions de masse de tout genre, syndicales ou politiques, réformistes classiques ou staliniennes, etc... n’ont jamais défendu parmi les revendications ouvrières récentes pendant le mois de mai, le mot d’ordre de la dissolution des forces de répression (C.R.S., gardes mobiles...) alors que la colère, la haine même des masses contre ces forces étaient à leur comble. Ces directions ont le « sens de l’État » bourgeois qui ne peut se passer de forces de répression.
On ne peut penser qu’entre deux crises révolutionnaires, la situation sera au calme plat. Nous connaîtrons désormais de multiples incidents, plus ou moins grands, dans lesquels les forces sociales s’affronteront. Une politique révolutionnaire dans de telles conditions doit consister entre autres en une sorte de « guérilla politique », un harcèlement constant de la société bourgeoise sur les points les plus divers. Une telle lutte relève tout particulièrement des comités d’action pour leur permettre de tenir les masses en haleine, de connaître mieux les besoins et les revendications de ces masses, et de préparer ainsi leurs prochaines actions.
Des problèmes plus compliqués se situent au niveau de l’avant-garde. Les éléments de la situation sont les suivants : Nous nous trouvons en présence (1) de groupements et d’organisations formés depuis longtemps, ayant des programmes élaborés ; (2) des militants que les événements des dernières années ont mis hors du P.C.F. (par exemple Vigier, Barjonet parmi les plus connus ou les plus récents). Nous pouvons prévoir que des tendances ou des formations naîtront ultérieurement dans le P.C.F. et en seront tôt ou tard expulsées. La question de regroupements révolutionnaires sous des formes diverses est inévitablement mise à l’ordre du jour. Ceux qui ont appartenu au P.C.F. et le quittent ou qui en sont exclus, s’ils veulent rester des militants, ne peuvent agir isolément. La plupart ne sont généralement pas disposés à entrer dans des formations structurées depuis longtemps et dont le programme a été élaboré dans des conditions qu’ils n’ont pas partagées. Dans la période qui vient, pendant que des organisations anciennes recruteront, des organisations se créeront aussi sur des bases politiques assez générales, qui donneront à leurs membres un milieu leur permettant à la fois de faire de nouvelles expériences politiques et de clarifier leurs positions.
Les membres de la section française de la IVe Internationale pensent que la solution définitive des processus qui se produisent dans l’avant-garde conduira, pour assurer le triomphe de la révolution socialiste, à la création d’un parti de masse sur la base du programme marxiste-révolutionnaire qu’ils ont défendu depuis de longues années. Mais ils n’ont jamais pensé qu’un tel parti se créerait seulement par recrutement individuel, par la simple adhésion à l’organisation telle qu’elle est à présent. Les partis ne se créent pas et ne se développent pas d’une telle façon.
Le problème le plus complexe est celui créé par les rassemblements nouveaux de militants, comme le « Mouvement révolutionnaire » qui s’est créé le premier et qui ne sera certainement pas le dernier dans ce domaine. De tels groupes ne sont pas comparables aux formations anciennes dans lesquelles se retrouvaient en général, sous des sigles périodiquement variables, des hommes figés sur des positions centristes. Ils seront formés avant tout de militants que les événements font évoluer politiquement. L’attitude des trotskystes à l’égard de telles formations doit aider leur évolution vers des positions marxistes révolutionnaires fermes. Il n’est pas question de recettes ni de trucs plus ou moins habiles à leur égard. Les trotskystes auront une attitude politique appuyant tout ce qui est juste de leur part, critiquant ce qui est erroné, tenant compte du caractère mouvant de tels mouvements ou formations.
C’est évidemment vers leurs positions politiques que les trotskystes veulent faire évoluer l’avant-garde révolutionnaire. La question d’organisation ne se pose qu’accessoirement. Un des obstacles sur cette voie est l’actuelle division du mouvement trotskyste en France. Dans l’optique d’une réunification du mouvement trotskyste, le P.C.I. s’est, au cours des événements de Mai 1968, adressé aux deux autres formations se revendiquant du trotskysme pour envisager les moyens de modifier une telle situation. Aucune réponse n’est venue de l’O.C.I. qui, avec le groupe jeune de la F.E.R., a eu au cours des événements une politique aberrante qui les a coupées de la partie la plus mûre politiquement dans l’avant-garde. Par contre, un pas en avant a été fait par la constitution d’un comité de coordination entre la P.C.I., l’U.C. (qui publie Voix ouvrière) et la J.C.R., auquel s’est joint ultérieurement le groupe marxiste révolutionnaire.
X. Les répercussions internationales de Mai 68
Il est impossible, au moment où nous écrivons ces lignes, de faire un tableau complet des répercussions internationales des événements de Mai 1968. Chaque jour de nouvelles manifestations sont signalées. Outre les échos immédiats, on peut s’attendre à des conséquences en profondeur qui s’exprimeront à une échéance moins immédiate.
La révolte des étudiants français n’était pas la première en date. Dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique du nord de tels mouvements s’étaient produits, nés de la lutte contre la guerre du Vietnam, qui mettaient en avant des revendications d’ordre social. Nous n’ignorons pas les mouvements des étudiants des pays dits sous-développés, mais de grandes poussées révolutionnaires s’y développaient depuis longtemps, auxquels les étudiants étaient associés. Les masses travailleuses des États d’Europe occidentale étaient en grande majorité politiquement inertes, et les mouvements des étudiants paraissaient alors aller à contrecourant de la situation générale du pays.
Il n’est pas douteux que l’offensive victorieuse du Têt a donné à tous les mouvements d’avant-garde et à de larges masses une impulsion considérable et encouragé tous les ennemis du capitalisme et de l’impérialisme. Paris se lançant dans la bataille, on se déchaîna partout. Paris retrouvait le prestige ancien de ses traditions révolutionnaires. Le soulèvement des étudiants, suivi par la gigantesque explosion ouvrière, fut le signal du départ ou du renforcement des mouvements un peu partout. D’abord l’Espagne où la chute de Franco est à l’ordre du jour, l’Italie où les étudiants se lancent furieusement dans des assauts répétés, l’Allemagne occidentale cette citadelle américaine en Europe, l’Angleterre, la Belgique, la Suède, etc. Partout l’appel de la révolution a retenti et a été entendu. Partout les étudiants ont défié l’ordre bourgeois, partout ils se sont tournés vers les ouvriers, partout le drapeau rouge a été hissé.
Les bâtiments universitaires tendaient à devenir des territoires autonomes où cessait l’autorité de l’État bourgeois. Dans plusieurs pays, comme à Paris, les lycéens intervinrent dans la vie politique et sociale. La différence essentielle avec la France, c’est que nulle part n’a encore surgi un mouvement ouvrier d’une ampleur plus ou moins comparable à celui de Mai 1968. Les réactions des travailleurs sont plus lentes à se manifester, mais on ne saurait douter qu’elles se produiront. Plusieurs politiciens, en général des sociaux-démocrates, ont été les premiers à le penser. Cela pourrait bien arriver chez nous, larmoyait Willy Brandt, et il n’était pas le seul à dire de telles choses.
Dans les pays sous-développés, les conséquences n’ont pas tardé à se faire sentir. A Dakar, à Santiago du Chili, à Buenos-Aires, à Rio de Janeiro, et dans de multiples villes, la révolution a relevé la tête. Paris a donné le meilleur appui possible au Vietnam ainsi qu’à Cuba socialiste. On verra avant peu les conséquences de Mai 1968 en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, dans toute l’Asie, etc... Tous les étudiants des pays coloniaux qui ont vécu en France et dans les autres pays d’Europe pendant ces événements et qui y ont participé, transmettront à la révolution coloniale un stimulant supplémentaire ainsi que des enseignements marxistes plus complets.
Dès que Paris et la France eurent bougé, on pouvait d’autant moins douter que le mouvement révolutionnaire trouverait son écho en Europe orientale. En Tchécoslovaquie l’action des étudiants et de l’intelligentsia venait de contribuer décisivement à la chute de Novotny. Peu de jours ont été nécessaires pour qu’à Belgrade, les étudiants formulent un cahier de revendications auquel aucun marxiste ne saurait objecter. Eux aussi ont dressé des barricades, occupé les Universités.
La lecture de la presse est souvent trompeuse pour connaître ce qui se passe dans un pays ; n’est-il pas clair que la presse française qu’il s’agisse de la presse bourgeoise ou de la presse du P.C.F. avait contribué à intoxiquer réciproquement aussi bien le pouvoir gaulliste que la direction du P.C.F. sur la situation dans le pays avant Mai 1968 ? Mais que dire de la presse soviétique à l’égard des événements de France ? L’Humanité qui était toujours en retard sur les événements voyait ses mensonges reproduits dans la Pravda ou les Izvestia avec plusieurs jours de retard supplémentaires. Nous sommes à l’heure des transistors, et aucune censure, aucune barrière n’est possible à la dissémination de la vérité.
Le gouvernement chinois avait semé une confusion sans pareille au sujet de la « révolution culturelle » au cours de la dernière année, et ses accusations grossières contre l’U.R.S.S. avaient aidé la bureaucratie du Kremlin. Ceci dit, à la différence de Moscou où l’on ne cachait pas la déception à l’idée que de Gaulle pourrait disparaître, le gouvernement chinois a organisé d’immenses manifestations de solidarité envers le mouvement de Mai 1968. La mobilisation de centaines de milliers de manifestants quels que soient les mobiles des organisateurs est d’une importance objective que personne ne saurait sous-estimer.
Personne n’oubliera qu’en Union Soviétique, par contre, le pouvoir a dissimulé aux masses ce qui se passait en France. Cela n’est pas dû seulement au désir indiscutable de ménager de Gaulle. Au cours de ces dernières années, le pouvoir soviétique a poursuivi une campagne très dure contre les intellectuels et la jeunesse universitaire de ce pays. Chacun a en mémoire les procès Daniel-Siniavsky, Brodsky, Guinsbourg, les protestations de Litvinov-Bogoraz, etc... Les mouvements des écrivains, des artistes, des savants, etc., pour obtenir la liberté d’expression dans leurs domaines (art, création littéraire, etc.) ne sont, comme dans plusieurs pays, eux aussi que les précurseurs de mouvements ouvriers antibureaucratiques qui auront pour objectif de rétablir la démocratie soviétique. L’heure nous en sommes convaincus ne tardera pas à sonner où les étudiants et les intellectuels de Leningrad, Moscou, Kharkov et d’autres grandes villes soviétiques entreront massivement en lutte contre le pouvoir bureaucratique, pour la démocratie soviétique, et frayeront la voie à l’intervention des ouvriers soviétiques.
Nous ne quitterons pas les États ouvriers sans adresser notre salut aux étudiants polonais, autres précurseurs de ces combats, et plus particulièrement à leurs leaders, les camarades Modzelewsky et Kuron, à nouveau emprisonnés pour avoir formulé remarquablement le programme socialiste antibureaucratique dans le renouveau présent.
Le redémarraqe de la lutte des travailleurs européens est la plus importante contribution du mouvement de Mai 1968 à la révolution mondiale. A la fin de la deuxième guerre mondiale, les mouvements révolutionnaires en Europe occidentale avaient été rapidement étranglés, par suite de la coopération des staliniens, mettant en application les accords signés par Staline avec Roosevelt et Churchill à Yalta, Téhéran et Potsdam. Ces accords garantissaient le maintien du capitalisme en Europe occidentale. La victoire de la révolution chinoise en 1949, à l’issue de la période révolutionnaire en Europe, déclencha la marche en avant de la révolution coloniale. Dans le même temps, le mouvement révolutionnaire socialiste en Europe occidentale avait considérablement reculé. Le réformisme social-démocrate ou stalinien dominait. Apathie et stagnation caractérisaient le mouvement ouvrier européen, au point que des penseurs en avaient tiré des conclusions extrêmement pessimistes sur les potentialités du prolétariat européen et sur le prolétariat en général. Il ne peut pas faire de doute que la classe ouvrière française, par son mouvement de Mai 1968, a déblayé le terrain et mis en branle les travailleurs de toute l’Europe occidentale, pas seulement sur le plan des revendications économiques (ces luttes n’avaient à vrai dire jamais cessé, mais restaient dans un cadre étroitement réformiste). Elles les ont ranimées sur un plan révolutionnaire. La lutte pour le socialisme reprend sur le continent où elle est née et où existent, comme Mai 1968 l’a montré en France, d’énormes traditions marxistes révolutionnaires. Comme l’a également montré le mouvement de Mai 1968, c’est à partir de cet acquis du passé que redémarrent les combats, en dépit du fait que tout cet acquis avait été recouvert pendant vingt à trente ans d’une épaisse gangue réformiste par les directions social-démocrates ou staliniennes.
A son origine, le mouvement pour le socialisme avait été cantonné pendant plus d’un demi-siècle, pour des raisons objectives compréhensibles, aux pays économiquement développés d’Europe. La victoire d’Octobre 1917, bien que se situant à la périphérie de l’Europe, avait été le premier grand succès de cette lutte. Elle avait donné le signal de départ à des luttes révolutionnaires dans les pays colonisés. Pour toute une série de raisons qui ont été abondamment exposées par le mouvement trotskyste, le stalinisme qui avait triomphé en Union soviétique et dans les partis communistes provoqua de nombreuses défaites (Allemagne 1933, Espagne 1937 notamment) et l’enlisement de la révolution socialiste en Europe. Pour la première fois, en Mai 1968, le mouvement ouvrier européen a redémarré. Bien qu’on ne puisse sous-estimer les effets néfastes que les vieilles directions produiront encore pendant un temps (on vient de le voir en France), Il est désormais incontestable que, partout en Europe, la jeunesse ouvrière, estudiantine, lycéenne n’est plus attachée à ces vieilles directions et qu’elle cherche à donner aux luttes une solution socialiste. Ce fait donne la certitude que l’on peut fonder les plus grands espoirs pour la révolution socialiste européenne.
Pendant longtemps Moscou avait constitué le pôle de la révolution socialiste bien après que la politique du Kremlin ait perdu tout caractère révolutionnaire. Depuis quelques années, Moscou n’avait plus d’autorité et de prestige auprès de nombreux mouvements révolutionnaires jeunes. La Chine, Cuba se partageaient les aspirations révolutionnaires. Désormais, la marche en avant de la révolution socialiste se poursuivra sur tous les fronts à la fois (révolution prolétarienne dans les États capitalistes évolués ; révolution coloniale ; révolution politique antibureaucratique dans les États ouvriers) ; les dangers que comportait la polarisation autour d’une direction étatique accordant la primauté à des intérêts nationaux spécifiques de couches privilégiées disparaîtront en présence d’une marche plus équilibrée de la révolution socialiste mondiale.
On a pu constater très rapidement quelques-unes des premières conséquences de cette marche moins unilatérale que par le passé de la révolution socialiste mondiale. Les problèmes théoriques ne sont pas les moins importants pour la révolution et le socialisme. Dans les années passées, outre les vieilles théories révisionnistes éculées reprises par les staliniens (les « voies pacifiques et parlementaires » au socialisme, la « coexistence pacifique »), de multiples théories avaient été avancées, dont nous mentionnerons les plus célèbres :
– Celles sur le néocapitalisme qui aurait, paraît-Il, résolu les contradictions fondamentales du capitalisme telles que Marx les avait découvertes ;
– De multiples théories sur l’intégration des ouvriers des pays très industrialisés dans la société capitaliste et, par suite, sur leur incapacité à constituer les forces motrices de la lutte pour le socialisme, ce rôle revenant à d’autres couches sociales (Marcuse, Sweezy) ;
– Celle sur le rôle décisif de la paysannerie des pays sous-développés, où le prolétariat ne saurait jouer un rôle révolutionnaire (Fanon) ;
– Celle de la révolution par les campagnes insurgées encerclant les villes (Mao Tse-toung, Lin Piao) ;
– Celle sur les guérillas dans les campagnes, les combats des villes étant jugés impossibles, etc. Les conceptions réformistes, ce réchauffé du bernsteinisme, ont reçu un démenti cinglant. La direction du P.C.F. s’est gardée de tirer des conclusions du fait que de Gaulle, qui avait été porté au pouvoir en 1958 par le général Massu, est allé revoir celui-ci dix ans plus tard en vue de se maintenir au pouvoir. Les barricades ne se sont pas révélées si démodées que beaucoup le prétendaient. On a enfin vérifié une fois de plus que des réformes et des revendications ont été acquises non au bout de longues années d’un réformisme plat, mais comme un sous-produit de la lutte révolutionnaire.
Les constructions sur le néocapitalisme ayant assuré la stabilité définitive du capitalisme ont crevé comme des bulles de savon ; le néocapitalisme, même en France où Il y avait un « pouvoir fort » comme il n’en existait nulle part ailleurs, était intérieurement rongé bien plus que personne ne l’avait soupçonné.
Quant aux théories nouvelles qui ne renonçaient pas au socialisme révolutionnaire, elles étaient toutes des fruits des déformations de la révolution socialiste que nous avons mentionnées plus haut. Elles partaient chacune d’un aspect particulier de la situation : les étudiants et les intellectuels des pays capitalistes défendant la révolution coloniale tandis que le mouvement ouvrier traditionnel montrait ses carences dans ce domaine ; les soulèvements puissants des paysans dans les pays coloniaux ; les succès de la guérilla pour la conquête du pouvoir à Cuba ; l’apathie du mouvement ouvrier des pays européens et sa bureaucratisation étouffante, etc., et les généralisaient abusivement. Le dénominateur commun à toutes ces théories était la soi-disant incapacité, la soi-disant impuissance du prolétariat des métropoles impérialistes. Mai 1968 a porté un coup mortel à toutes ces généralisations, sans toutefois mettre en cause la validité de certaines méthodes particulières comme les guérillas dans des cas déterminés. Ainsi il s’est montré dangereux d’introduire des révisions, même si on pense agir révolutionnairement, à des aspects fondamentaux de la théorie marxiste comme le rôle du prolétariat sur la base d’expériences ne portant que sur quelques années et dans des circonstances aussi exceptionnelles que la période de stagnation du mouvement ouvrier européen.
Le mouvement de Mai 1968 a redonné un nouveau lustre au marxisme révolutionnaire que la IVe Internationale n’avait cessé de défendre contre vents et marées. Il a vérifié toute une série d’enseignements qui étaient restés dans le domaine théorique depuis plusieurs décennies. Les avoir fait vivre réellement dans les consciences a constitué la meilleure des écoles marxistes que nous ayons eues depuis un demi-siècle. La place de la grève générale dans la lutte des classes comme étape sur la voie de la conquête du pouvoir ; la création de véritables comités de masse dans une période révolutionnaire ; la réalisation de la dualité de pouvoir ; l’existence d’un très petit nombre de journées cruciales pendant lesquelles peut être résolu le problème de la prise du pouvoir ; le rôle décisif de la direction pendant ces journées ; les rapports entre les masses et l’avant-garde, etc., tous ces problèmes sont sortis du domaine des livres pour entrer dans la chair et le sang de milliers et de milliers de militants qui n’avaient rien vécu de pareil dans le passé.
Le mouvement de Mai 1968 a aussi apporté une série d’enrichissements que nous ne pouvons que mentionner dans cette brochure. Nous avons assisté à Paris à une sorte d’ouverture du grand drame de la révolution socialiste dans les métropoles impérialistes. Les thèmes des grandes luttes qui s’y produiront sont apparus. Les rapports entre les mouvements des étudiants et de la jeunesse avec ceux des grandes masses ouvrières ont été mis en lumière d’une façon impressionnante. Des formes de combat dans les grandes villes ont été esquissées. On ne saurait songer sans sourire à toutes les théories bâties sur l’abrutissement des masses par les grands moyens d’information des masses, théories également unilatérales comme on l’a vu lorsque la France tout entière a vécu des nuits durant les combats des barricades et les émeutes dans Paris. Ce n’est plus l’abrutissement mais la révolte que ces moyens de communication semaient.
Les rapports entre les différents mouvements européens, en particulier entre les différents mouvements estudiantins, ont souligné la nécessité d’une liaison et même d’une action coordonnée à l’échelle internationale. Dans son développement le mouvement ouvrier européen sera obligé de s’organiser davantage internationalement. Le Marché Commun qui était une tentative de défense des capitalistes européens pour survivre après deux guerres mondiales, cette misérable tentative d’organisation des forces productives dans le système capitaliste, éclatera sous l’explosion des luttes révolutionnaires de la classe ouvrière européenne qui mettra à son ordre du jour la création d’une Fédération des États Socialistes d’Europe.
A propos de l’Europe et du Marché commun, il n’est pas inutile de signaler que ces champ ions de « l’intégration européenne » que sont les directions socialistes et syndicales réformistes allemandes, italiennes, belges, hollandaises, etc. n’ont rien fait, pas un seul appel, pas un seul meeting, pas une seule manifestation de solidarité en faveur des dix millions de travailleurs français en grève parmi lesquels se trouvaient d’ailleurs ceux de Force Ouvrière, la centrale syndicale liée à eux dans ce Marché commun. « L’intégration européenne », pour eux, c’est la participation aux prébendes, ce n’est pas la solidarité internationale des travailleurs européens. La nécessité d’une stratégie commune à l’échelle internationale des luttes pour la révolution socialiste se fera ressentir de plus en plus impérieusement. Ainsi, la question de l’Internationale révolutionnaire, obscurcie et submergée pendant des années par les directions bureaucratiques aux intérêts spécifiques limités des frontières nationales, se repose désormais avec une vigueur nouvel nouvelle. Née en Europe il y a plus d’un siècle, l’Internationale révolutionnaire de masse renaîtra plus puissante que jamais.
La révolution socialiste française commencée, la révolution socialiste européenne a repris sa marche en avant. Cinquante années après Octobre 1917, la victoire mondiale se dessine à l’horizon.
Le 10 juin 1968.