Le 7 avril 2008, la presse économique européenne titrait : « La SNCF change d’envergure dans le fret et la logistique. » Examinons cette opération qui se déroule en France, mais qui a une projection européenne et mondiale. Il a fallu deux mois pour que le nouveau patron de la SNCF, Guillaume Pépy, engage, à une allure de TGV, une réorganisation de toute la politique de la branche fret et logistique de la SNCF. La SNCF, entreprise « 100 % publique », donc propriété de l’État, a annoncé son offre publique d’achat sur sa filiale Geodis, filiale cotée en Bourse dont elle détient 42 % des titres. C’est la première fois que la SNCF lance une telle opération. Il ne s’agit évidemment pas d’une nationalisation de Geodis, mais de battre en brèche la résistance historique des cheminots et de hisser le secteur fret et logistique à l’échelle d’un « champion européen ». Ce faisant, le statut des cheminots français du fret va changer.
Il faut replacer cette opération dans le contexte des vastes réorganisations et privatisations en cours chez les opérateurs mondiaux de logistique et de transport. C’est d’ailleurs ce qu’a confirmé Guillaume Pépy : « Nous devons être un champion français dans la mondialisation de la logistique et nous le serons. » Au-delà des cocoricos sur le thème la France est « la plaque tournante des flux de marchandises en Europe », le Premier ministre François Fillon a indiqué qu’il fallait renforcer « un potentiel sous-exploité ».
La société Geodis était dirigée – et continuera à l’être – par Pierre Blayau. En termes de restructuration, il s’y connaît. Il a été dans le passé le patron de Moulinex, qui a mouliné les salariés. Et, depuis 2001, il a restructuré Geodis pour en faire une entreprise rentable et intéressante pour les actionnaires, c’est-à-dire pour la SNCF mais aussi pour AGF-Vie, le fonds FMR Corp. & Fidelity International Limited, ou encore le holding Salvepar. La Tribune parle de Geodis en ces termes : « Cette entreprise a retrouvé une santé de fer… La SNCF peut acquérir Geodis pour un prix raisonnable. » Le nouveau patron « pourra demain constituer autour de cette société de 26 000 salariés, présente dans 120 pays, un acteur important – le cinquième dans le monde – de la logistique ». Il conclut : « Il faut espérer que les cheminots de la SNCF comme les actionnaires de Geodis accepteront de le suivre. » Pour ce qui est des actionnaires, il est difficile d’imaginer une opposition tant l’opération est intéressante. Pour ce qui est des salariés et des syndicats dans lesquels ils ont leur mot à dire, c’est une autre chose.
L’argument écologique
L’éditorialiste du journal Les Échos reprend au bond le thème écologique et écrit : « Le moment est décisif car la montée des préoccupations environnementales et notamment climatiques offre une opportunité unique au train pour devenir le mode de mobilité prépondérant sur la planète, au détriment de l’avion, et peut-être même du bateau. » L’argument est repris de toutes parts.
Une fois cela dit, il s’agit de mieux délimiter le terrain sur lequel quelques grands opérateurs – Deutsche Bahn, Deutsche Post, Kühne & Nagel
(Suisse) – vont chercher à se positionner au mieux sur les axes européens nord-sud et est-ouest, avec leurs prolongements internationaux. Or, la Deutsche Bahn, par exemple, a réussi à réorganiser avec force son secteur fret depuis 2000, et cela, entre autres, au moyen de la complicité-neutralisation des syndicats liés à la confédération DGB. Dès lors, la Deutsche Bahn est devenue un géant européen et mondial, très bien placé sur l’axe nord-sud, en particulier grâce à l’intégration du segment helvétique, le BLS SA, une opération plus que rentable.
Pour rentabiliser au maximum les investissements, les opérateurs affirment qu’il faut être multimodal (savoir combiner l’aérien, le maritime et le routier avec le ferroviaire). Une chose est cette affirmation, autre chose est le déroulement concret de cette opération multimodale, dont personne ne peut dire aujourd’hui ce qu’elle sera précisément dans les cinq à dix ans à venir. Par contre, il est décisif d’occuper des positions et de pouvoir manœuvrer en prenant appui sur elles.
Acquérir et rentabiliser
Le deuxième volet du triptyque a trait à la croissance externe, c’est-à-dire à l’acquisition de différents opérateurs. Les Echos annoncent que la SNCF va racheter 75 % de Import Transport Logistik (ITL), l’opérateur allemand de fret ferroviaire. ITL, créé en 1998, a connu une forte croissance et dispose de filiales aux Pays-Bas, en République tchèque et en Pologne. ITL veut se développer jusqu’en Ukraine et en Russie. Selon Le Monde, la SNCF « pourrait même annoncer une autre acquisition dans le fret ferroviaire cette semaine. Ce pourrait être CFF Cargo, la filiale fret des chemins de fer suisses. » De plus, dans Le Figaro, Guillaume Pepy affirmait : « Dans quelques jours, nous annoncerons l’acquisition d’un opérateur ferroviaire européen continental qui nous ouvrira la porte à de nouveaux pays, notamment d’Europe de l’Est. Outre cette opération, j’ai indiqué au groupe suisse CFF Cargo, qui est au cœur de l’Europe, que je souhaitais que notre coopération s’intensifie. »
Cette idée de croissance externe ne tombe pas du ciel. Le simple examen du développement de la Deutsche Bahn ou de Kühne & Nagel montre que les acquisitions, dans cette période, sont clés. Ainsi, à la Deutsche Bahn, le fret ferroviaire a progressé de 26 % depuis l’acquisition de Schenker, en 2002. Cette croissance est aussi liée au type de production manufacturière qui se développe depuis les années 1980 et qui s’est accélérée depuis les années 1990 : une production segmentée, avec des externalisations, des mises en rapport sous contrainte de flux tendu, de multiples unités productives. À cela s’ajoute toute la réorganisation de la distribution sous l’impact des grands distributeurs et hard-discounters, de Carrefour, en passant par la Migros, jusqu’à Lidl ou Aldi. Autrement dit, la physiologie productive et distributive engendre du trafic, source de création de plus-value, qui peut être captée par des grands opérateurs.
Attaquer et tromper les salariés
Le troisième volet du triptyque est résumé, avec un tact particulier, par Les Échos : « Pierre Blayau, qui chapeautera la branche, devrait aiguiller la culture syndicale maison sur celle de l’entreprise privée. » Autrement dit, dans l’ensemble du secteur du fret, l’offensive contre le statut des cheminots (s’il existe encore), le temps de travail, les salaires, la pénibilité (liée au 3x8, aux horaires décalés, aux vibrations, au port de charges lourdes) vont être l’objet d’un « calcul de rentabilité », dans un contexte de mise en concurrence violente des salariés à l’échelle de l’Europe et à l’échelle internationale.
Les centres de maintenance subiront le même traitement et seront, quand ce n’est pas déjà fait, externalisés, comme cela se fait dans le transport aérien, maritime, et, y compris, routier. C’est un projet qui est en arrière-fond de ce qui se passe en Suisse aux ateliers CFF Cargo de Bellinzone [1].
Deux conclusions coulent de source. La première concerne les négociations dans lesquelles les travailleurs de CFF Cargo se sont engagés. Le Conseil fédéral ou un de ses départements dispose-t-il d’une information sur une possible proposition de rachat, des contacts ont-ils déjà été pris, même informellement, comme cela se fait dans les premières approches, etc. ? Négocier et se taire sur un élément aussi central revient à tromper les travailleuses et les travailleurs, la population du Tessin, les autorités tessinoises, l’ensemble des salariés de Suisse qui soutiennent cette lutte qui renvoie à l’idée rénovée de « bien commun » et de service public.
La seconde a trait aux batailles en perspective pour un autre mode de transport, de production et de travail. Un des éléments de cette alternative réside dans la maîtrise commune sociale et politique, et évidemment économique, des transports à l’échelle européenne au moins. En outre, toute la « bataille » du patronat privé et de l’État patron s’enracine dans la mise en concurrence des salariés de ce vaste secteur, en tirant vers le bas toutes leurs conditions de travail, leur salaire direct et leur salaire social (ensemble des prestations allant de la Sécurité sociale jusqu’à la formation, en passant par les crèches).
Il y a là de quoi mobiliser les énergies et la volonté pour riposter aux mauvais coups.
Charles-André Udry
Notes
1. NDLR. Les travailleurs des ateliers des Chemins de fer fédéraux (CFF), dans le canton du Tessin, ont obtenu le retrait des projets adoptés par le conseil d’administration des CFF, qui prévoyaient la fermeture des ateliers (lire Rouge n° 2249 et ci-dessous).
* Paru dans Rouge n° 2250, 01/05/2008.
Les conséquences pour les salariés
En France, le rachat de sa filiale Geodis par la SNCF signifie plutôt le rachat du fret par Geodis ! Il s’agit, en fait, d’appliquer les « recettes » du secteur privé à la SNCF, le tout, bien sûr, pour se mettre à la hauteur de la concurrence. La SNCF filialise de plus en plus ses activités, tout en se comportant de plus en plus comme n’importe quel autre grand groupe capitaliste. Elle se targue de voir son chiffre d’affaire grimper d’année en année, mais celui-ci est aussi le résultat « d’opérations » menées à l’étranger : le rachat de lignes en Grande-Bretagne, de sociétés en Afrique, etc.
La « réorganisation » du fret se traduit par 6 000 suppressions de postes et un projet de modifications important de la réglementation du travail, le « RH 0077 ». Les cheminots travaillant pour le fret seraient « séparés » de leurs collègues et verraient leur nombre de repos diminuer, des modifications dans les roulements de travail, un accroissement de la flexibilité – alors que les cheminots travaillent déjà 24 h sur 24, 365 jours par an –, le passage des grandes périodes de travail de six à sept jours et des amplitudes de travail journalières en augmentation. Par ailleurs, la multiplication des statuts à l’intérieur de la même entreprise peut servir à diviser des salariés encore combatifs.
Si ce projet de la direction voit le jour, tout laisse penser que cela ne s’arrêtera pas là. En effet, avec la déréglementation prévue pour le trafic voyageur en 2010, il sera facile pour la direction d’expliquer que « pour être efficaces face aux concurrents », il faut appliquer les méthodes de la filière fret. Et ainsi de suite, chaque activité de la SNCF peut être saucissonnée à l’envie voire mise en concurrence avec les autres : l’activité TGV, l’activité TER, la maintenance du matériel, l’équipement (entretien des voies et des infrastructures). Cela est d’ailleurs déjà préconisé par la Cour des comptes, qui demande que cette dernière activité soit transférée à Réseau ferré de France.
Tout ceci, à terme, ouvre la porte à l’entrée de capitaux privés dans les activités « rentables », laissant le reste à la charge de la collectivité.
Bref, il est beaucoup question « d’entreprise compétitive », mais jamais de service public. Les cheminots, pas plus que les usagers, n’ont rien à y gagner.
Basile Pot
* Paru dans Rouge n° 2250, 01/05/2008.
SUISSE : Victoire aux chemins de fer
Après plus d’un mois de grève (lire Rouge n° 2246 et ci-dessous), les travailleurs des ateliers des Chemins de fer fédéraux (CFF), les Officines, dans le canton du Tessin, ont obtenu une extraordinaire victoire : le retrait des projets adoptés par le conseil d’administration des CFF, qui prévoyaient la fermeture des ateliers et l’engagement, dans le cadre d’une table ronde, à discuter des mesures visant à sauvegarder et à renforcer les ateliers et les emplois. Mais la lutte ne s’arrête pas ici.
La réélection du comité de grève au lendemain de l’arrêt de la grève, la tenue d’une assemblée générale hebdomadaire témoignent de la volonté des salariés de rester mobilisés et d’exiger que les discussions, les négociations, les propositions soient débattues en toute transparence. L’autre élément du rapport de force sera de maintenir à un haut niveau le mouvement de solidarité. Un point d’appui pour cela : l’aboutissement, en quelques jours, d’une initiative populaire cantonale pour la création d’un pôle technologique-industriel public, qui garantisse la pérennité des ateliers, initiative qui devra être l’objet d’un vote populaire. Et, comme le disent nos camarades du Mouvement pour le socialisme-Gauche anticapitaliste, « les Officines, grâce à une grande mobilisation, sont […] devenues un patrimoine collectif, le symbole des aspirations de la population à avoir son mot à dire, à peser sur les choix, à décider de l’avenir de la société et du destin des hommes et des femmes. C’est une expérience précieuse, nouvelle et d’une grande portée politique. Faisons tout pour que ce sentiment se perpétue. »
Rouge
* Paru dans Rouge n° 2249, 24/04/2008.
SUISSE : Grève dure aux chemins de fer
Depuis le 7 mars, 430 travailleurs de Bellinzona (Tessin, sud de la Suisse) occupent, jour et nuit, leur entreprise : ils exigent le retrait sans conditions du plan de restructuration annoncé le 6 mars par la direction de CFF-Cargo SA.
CFF signifie Chemins de fer fédéraux, l’équivalent helvétique de la SNCF Propriété de la Confédération, l’entreprise fonctionne selon les principes du privé dans la mesure où la majorité du Parlement, « gauche » comprise, l’a transformée depuis 2002, en société anonyme avec, en plus, l’obligation de restructurer en ca de déficits
C’est ce qui est arrivé, le 6 mars, avec l’annonce d’un plan de restructuration prévoyant la fermeture pure et simple des ateliers de Bellinzona – 230 suppressions d’emplois et externalisation des 200 autres vers une entreprise privée –, la fermeture des bureaux commerciaux de Fribourg – 165
emplois – et la suppression de 152 emplois à Bâle et de 42 à Bienne.
Venu annoncer la mesure aux travailleurs de Bellinzona, l’un des directeurs des CFF a dû fuir, protégé par la police, face à la colère du personnel. Depuis, « ceux de Bellinzona » occupent les ateliers, mais aussi les médias, tandis que sur les autres sites, la mobilisation reste contenue. Le 8 mars, une manifestation organisée à Bellinzona – ville de moins de 20000 habitants – regroupait quelque 8000 personnes. Depuis, la solidarité ne cesse de s’élargir : dans les lycées, on organise des assemblées de solidarité ; les conseils municipaux des villages de la région votent le soutien aux grévistes et des versements de solidarité ; les recettes des matchs de foot et de hockey sont reversées au fonds de grève, tandis que l’évêque vient dire la messe de Pâques dans l’usine occupée et se fait siffler en plein prêche lorsqu’il suggère la recherche d’un compromis…
Après trois semaines, les travailleurs ont récolté un butin de guerre qui devrait leur permettre de tenir deux mois, en se versant des salaires de 4000 francs suisses (2500 euros). Organisés démocratiquement en assemblée générale, les salariés ont élu un comité de grève révocable à tout moment ; une délégation de sept des leurs, eux aussi révocables en tout temps, est chargée des négociations.
À chaque tentative de la direction de négocier en secret, les salariés ont réussi à imposer une certaine publicité des négociations et le principe du pouvoir décisionnaire de l’assemblée générale. C’est elle qui, à l’unanimité, a décidé la grève et sa reconduction, jour après jour. C’est elle aussi qui, au 21e jour, a encore décidé de poursuivre sur cette voie jusqu’au retrait du plan de restructuration.
La Suisse italienne connaît un des plus hauts taux de chômage du pays ; les salaires y sont les plus bas. Dans cette région de délocalisations – on y transfère les entreprises à faible valeur ajoutée pour capter la main-d’œuvre frontalière bon marché –, les ateliers des CFF ne représentent pas seulement des centaines d’emplois directs et des milliers d’autres, induits : ils offrent une formation professionnelle de qualité à un grand nombre de jeunes. Ceci explique aussi la large mobilisation.
Sur le plan syndical et politique, cette lutte résulte des actions initiées par les militants de la Gauche anticapitaliste [1], qui animent depuis huit ans un comité, Bas les pattes des ateliers !, et qui participent d’une ligne syndicale combative, celle qui fait défaut aux autres sites, où la bureaucratie fait obstacle à la volonté d’agir des salariés. Cependant, des actions de solidarité se sont multipliées dès les premiers jours, à l’initiative de la Gauche anticapitaliste, avec piquets et meetings dans les villes importantes, comme Genève, Lausanne et Zurich. Un élargissement de la solidarité d’autant plus important que la direction semble hausser le ton [2]…
De Bellinzona, Paolo Gilardi
Notes
1. Organisation suisse sympathisante de la IVe Internationale.
2. Des messages de soutien sont les bienvenus : Comitato di sciopero delle officine CFF, viale officina, CH-6500 Bellinzona.
* Paru dans Rouge n° 2246, 03/04/2008.