Quels sont, selon vous, les différents acteurs en présence, c’est-à-dire les différents écrivains suisses allemands actifs au début des années 60 et quelles sont leurs positions ?
Hans-Ulrich Jost : Il serait impossible de faire une telle présentation, car il existe un nombre considérable d’écrivains qui sont intervenus dans l’espace public et ont réveillé un esprit critique dans le public. Je me contenterai dn mentionner l’un ou l’autre d’entre-eux et en premier lieu un auteur bien connu en suisse romande : Max Frisch. Ses différentes pièces de théâtre et ses articles ont joué un rôle important dans la préparation de 68. Notamment Andorra, sa pièce montée en 1961 pour la première fois. Puis en 1965, Max Frisch intervient dans des textes au sujet de l’Überfremdung, la surpopulation étrangère qui était un des enjeux majeurs de la critique politique des années 60. On le retrouve encore en 1971, avec Guillaume Tell pour l’école (Wilhelm Tell für die Schule), qui était une sorte de mise en cause de toute l’histoire patriotique de la Suisse.
A côté de Frisch, il y a aussi Dürrenmatt, qui avait égalementcommencé avec des pièces de théâtre, notamment Les Physiciens (Die Physiker) en 1962 ; il est ensuite intervenu de manière très critique dans la sphère culturelle et politique, notamment par son discours lorsqu’on lui consacra le prix littéraire du canton de Berne en 1969. A côté de ces deux grands noms, on trouve de nombreux autres écrivains, non seulement actifs comme écrivains mais aussi comme rédacteurs ou comme journalistes. Je pense ici à Hugo Loetscher, rédacteur en chef de la revue culturelle DU entre 1958 et 1962, qui écrivit également Les égouts (Abwässer) en 1963, où il présente une critique pertinente et acerbe de la société zurichoise. Ces différents écrivains se sont parfois regroupés, notamment autour du « groupe d’Olten », sorte de noyau de cette opposition.
Un autre élément important est la création de la revue Neutralität par Paul Ignaz Vogel, qui a su attirer dans son petit journal beaucoup de ces intellectuels critiques, qu’à l’époque on ne nommait pas « de gauche » mais « non-conformistes ». C’était le terme utilisé par la bourgeoise pour les dénigrer. Dans cette revue, il y avait des articles de Frisch et d’autres auteurs moins connus. Notamment un article très intéressant d’un jeune homme nommé Christoph Geiser. En 1970, ce dernier écrivit un article qui s’intitulait Der Anschluss fand statt, (L’Anschluss a eu lieu). Il s’agit de l’adhésion de la Suisse, durant la deuxième guerre mondiale à l’Allemagne nazie. Christoph Geiser était en fait le petit-fils d’Hans Fröhlicher, ambassadeur de Suisse à Berlin et donc pronazi. Ainsi, il avait en quelque sorte accès à des sources que les historiens connaissaient peu.
L’esprit critique débouchant sur 68 de ces écrivains se situe sur deux plans : d’une part une critique sociale du conformisme bourgeois. Et d’autre part sur le plan de la représentation politique de la Suisse par le truchement de l’histoire de la deuxième guerre mondiale ou plutôt de la non-histoire de la deuxième guerre mondiale, c’est-à-dire le refoulement de ce passé et le fait que durant toute cette période la culture officielle était sous la domination d’une défense spirituelle nationale qui justement falsifiait le passé.
Si on essaie de comprendre le mouvement dans sa généralité, pourriez-vous développer les thèmes propres à ces écrivains et les aspects de la société auxquels ils s’opposent ? Qu’est-ce qui est le plus directement combattu à travers le rejet du consensus helvétique ?
H-U. J : Il faut se rappeler qu’on est alors dans la guerre froide. Les milieux politiques dominants en Suisse ont réanimé un esprit de défense spirituelle et un anti-communisme très prononcé. On pourrait quasiment dire que c’était du maccarthysme en Suisse, donc une chasse contre tous ceux dont on croyait qu’ils avaient des penchants communistes, des sympathies pour l’Union Soviétique. Sur ce plan, la critique de la société en place, de ces conformismes bourgeois était évidemment aussi une façon d’attaquer les valeurs de cette défense spirituelle. Ces dernières étaient aussi mises en cause par la critique de la fausse histoire de la seconde guerre mondiale que la Suisse a véhiculée encore pendant des années. Il faut penser à des livres comme Das Boot is voll (La barque est pleine) d’Alfred A. Häsler sorti en 1967. Tout cela était fait pour déstabiliser les valeurs politiques et patriotiques des classes dominantes de l’époque.
On pourrait maintenant montrer comment cette critique de la société sur un plan littéraire a finalement véhiculé toute une critique de la classe dominante en s’attaquant aux valeurs fondamentales. Il me semble que l’on pourrait mentionner deux éléments : le premier, c’est le scandale autour d’un professeur de littérature de Zürich qui a attaqué ces jeunes écrivains en les traitant de « chienlit ». Et avec la réponse de ces derniers s’est développé toute une critique sociale. Et le deuxième élément se situe dans l’entourage de ces écrivains, où il y avait des intellectuels qui n’étaient pas forcément des écrivains. Je pense à Jean-Rodolph de Salis, qui était à l’époque professeur d’histoire à l’école polytechnique fédérale et qui en 1961 a justement fait un discours très critique contre l’anticommunisme en Suisse. Il faut cependant ajouter que ce discours, qui était présenté devant un public choisi dans une sorte de séminaire, n’a été publié qu’en 1969. Mais toujours est-il que cette forme de critique était fondamentalement opposée à cette classe bourgeoise et a brisé ce consensus qui régnait dans les années 50.
Jusqu’à maintenant, vous avez parlé de l’apport critique de ces écrivains, en tant que mise à mal du consensus helvétique, pourriez-vous exposer un versant positif de leurs apports ? Leurs écrits sont-ils porteurs de nouvelles valeurs ?
H-U. J : La critique, c’est la seule valeur. Toute idéologie est un mensonge et débouche sur des actions de politique politicienne. Non, je rigole, mais pour chercher le positif, il faut se contenter de regarder sur l’après 68 parce que de mouvements politiques, il ne s’en est formé qu’à partir des années 70 : soit la Ligue marxiste révolutionnaire, soit des groupes radicaux, tous ces mouvements de jeunes, ainsi que leur récupération par le POP. Tout cela commence à partir du milieu des années 70. Dans les années 60, on cherchait beaucoup plus à se libérer. C’était une critique mais aussi un mode de vie. La production littéraire était souvent liée à une sociabilité joyeuse. Avec des écrivains, il y a évidemment aussi un esprit d’élite. On ne peut pas dire que, portant sur cette critique, des vrais concepts politiques se soient formés.
Comment ces écrivains ont-ils réussi à critiquer la société par la littérature ? Par le comment, je veux souligner l’aspect formel. Est-ce qu’une critique nouvelle s’accompagne de formes littéraires nouvelles ?
H-U. J : C’était même cela qui était fantastique. C’est la raison pour laquelle une critique politique par le biais littéraire est non seulement plus joyeuse mais probablement aussi plus efficace que la langue de bois politique qui est quand même souvent propre à tous les mouvements politiques, de gauche ou de droite. Prenons un cas, ce fameux roman d’Hugo Loetscher Les égouts qui est une sorte d’observation de la bonne société zürichoise par ceux qui travaillent dans les égouts. Donc c’est évidemment un procédé littéraire plein d’humour et très intéressant. De même Les physiciens de Dürrenmatt joue avec l’absurde que le théâtre offre comme représentation ou comme imaginaire. Quand on regarde encore le Guillaume Tell pour l’école de Frisch, c’est encore la possibilité de transgresser des images qui sont traditionnelles et de refaire des histoires en les renversant. Toutes ces méthodes étaient assez bien maîtrisées et il ne faut pas oublier qu’à l’époque il y a aussi la télévision qui permet d’utiliser des autres formes comme quand par exemple Hugo Loetscher a été invité pour commenter un reportage sur le Portugal de Salazar. Il a utilisé une sorte de poème, presque un chant, pour introduire cette séquence. C’était une sorte de poème pour critiquer le régime de Salazar, le fascisme, mais c’était aussi une façon de critiquer la position de la Suisse parce que la Suisse avait, à ce moment-là, de très bonnes relations avec le Portugal. D’ailleurs le Conseil fédéral est intervenu pour essayer d’interdire cette émission.
Comment pensez-vous le rapport entre art et société ? Est-ce que la littérature peut changer la société ? Accompagner son changement ? Ou est-elle un reflet « aiguisé » de ce qui se passe dans la société ?
H-U. J : Il n’y a pas de réponse unilatérale à cette question. L’art est avant tout une marchandise et, en tant que marchandise, il peut être instrumentalisé sans problème par ceux qui ont le monopole de l’interprétation des valeurs esthétiques comme celui des valeurs politiques. Mais d’autre part, cette marchandise peut déranger grâce à des représentations et grâce à des interprétations qui sont décalées par rapport à un regard traditionnel. L’art a la capacité de soulever la critique, c’est un levier qui est capable de jouer le rôle de moteur pour une critique sociale plus large. Dürrenmatt avait dit dans son discours en 69 : l’état capitaliste moderne ne peut pas être un état culturel, il dénonçait le fait que la culture politique moderne est incapable de produire la culture. Et entre le conseiller fédéral Furgler et Muschg, il y a eu un débat public, plus tard reproduit dans les journaux, où Furgler, en tant que bourgeois qui idéalise le système politique, revendiquait la capacité de l’Etat non seulement à produire la culture mais aussi à être un fait culturel. Et Muschg a repris l’approche de Dürrenmatt en disant que l’Etat en soi est un instrument de pouvoir et que donc il va à l’encontre de la sensibilité et des valeurs culturelles, supposant que les valeurs culturelles sont les valeurs de l’humanité, de la liberté, de l’émancipation de l’homme.
Pensez-vous que toute forme d’art peut être instrumentalisée, qu’aucune œuvre ne peut échapper à sa récupération ?
H-U. J : Elle peut jouer un rôle critique, mais aujourd’hui avec ce capitalisme moderne, avec cette forme de diffusion en permanence des valeurs esthétiques et culturelles, il n’y a quasiment pas de possibilité d’échapper à cette instrumentalisation. C’est la force du capitalisme qui a atteint maintenant un niveau de maîtrise des sociétés considérable, par le truchement de la société de consommation et de la société de loisir, qui lui permet d’y intégrer toutes les valeurs culturelles.
Selon vous, peut-on faire un lien direct entre la critique opérée par ces écrivains et les événements de 68 ?
H-U. J : Oui, tout à fait. Quand on parle de l’instrumentalisation de l’art par le pouvoir, il faut quand même aussi accepter le fait que la création artistique a un potentiel d’opposition. Le problème, c’est le moment où commence la récupération. Après 68 on a ainsi vu la publicité utiliser l’esthétique et le langage de 68. Je crois toujours que, dans un premier temps, l’auteur d’un produit artistique ou littéraire peut avoir un effet critique par rapport aux valeurs dominantes.
Comme dernière question, pouvez-vous nous dire s’il existe un équivalent en suisse romande ?
H-U. J : Dernièrement, on a parlé de l’activité littéraire à Lausanne autour des éditeurs. Mais ce qui me frappe, c’est que, non seulement pour les années 60 mais aussi plus généralement, la Suisse romande a connu beaucoup moins d’écrivains qui ont directement produit des ouvrages en rapport avec la société politique. On a quand même en Suisse alémanique, en plus des auteurs connus, bon nombre d’autres écrivains. Je n’en trouve pas autant en suisse romande. Même un Ramuz, par exemple, peut on considérer qu’il ait créé un rapport critique à la société ? J’en doute. Il y a là un manque en suisse romande. On pourrait quand même ajouter que les cinéastes dans les années 60 ont peut-être joué le rôle que les écrivains ont joué en suisse alémanique.