• Kadidja, que faisais-tu dans cet avion ? Que s’est-il passé ?
Kadidja – Je m’envolais pour Bamako, où j’allais rencontrer mon père, que je n’avais pas vu depuis dix-sept ans, et mes frères et sœurs, que je ne connaissais pas. À l’enregistrement, des militants de SUD-Étudiants distribuaient des tracts appelant à la solidarité des passagers contre l’expulsion d’un de leurs camarades de fac via notre vol. J’ai demandé quelques conseils d’intervention, et j’ai pris des tracts, afin de continuer à sensibiliser les passagers en salle d’embarquement. Là, j’ai discuté avec les passagers pour les informer qu’il était possible de démontrer sa désapprobation et, peut être, de faire échec à l’expulsion en l’exprimant clairement au commandant de bord (le décisionnaire à bord) et, si nécessaire, en ne mettant pas sa ceinture de sécurité. Ce que j’ai immédiatement fait à bord (après avoir obtenu l’accord du sans-papiers), relayée par de nombreux passagers. Malgré notre revendication, la pilote n’a pas cédé, s’en prenant directement à moi et me promettant de me débarquer. J’ai résisté, nous avons tous résisté contre sa menace mais, finalement, le sans-papiers (Issa), menacé de trois mois de prison s’il descendait, a préféré rester à bord. Les renforts de police, appelés en nombre, ont relevé mon identité, non sans omettre de me sermonner, et nous avons tous volé vers Bamako. C’est à mon retour de Bamako, un mois plus tard, que la police m’a inculpée d’« entrave à la circulation d’un aéronef ».
• Pourquoi as-tu réagi ?
Kadidja – En tant que militante, mais surtout en tant que simple citoyenne et être humain, je ne pouvais rester sourde à un tel appel. Parce que j’ai des membres de ma famille (dont mon père) qui ont été contraints d’émigrer pour nourrir 30 personnes chacun, du fait de la sécheresse qui règne au Mali ; parce que le droit de circuler librement et celui de pouvoir subvenir dignement à ses besoins et à ceux de sa famille font partie des droits fondamentaux de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ; parce que je suis citoyenne du monde et que je considère les autres comme tel ; parce que l’expulsion des sans-papiers est un acte de maltraitance d’une grande violence (souvent physique et toujours psychologique) – parmi ceux que la France aime à perpétrer contre les étrangers ; pour toutes les fois où je n’ai pas pu, su ou osé, et parce que je lutte au quotidien contre la misère et l’injustice sociale, je me devais d’agir ce jour-là. S’il est vrai que j’ai mal dormi les treize mois précédant mon audience, j’aurais encore moins bien dormi si je n’avais rien fait, et à vie.
• D’autres peuvent-ils faire ce que tu as fait ? Tu as été inculpée d’« entrave à la circulation d’un aéronef », ça fait peur, non ?
Kadidja – L’intitulé de ce délit, à l’allure poétique, est un fourre-tout dans lequel vous pouvez assimiler une personne qui réagit mal car il a peur en avion, un citoyen qui s’insurge contre une expulsion, une personne qui a décidé de s’amuser en perturbant le vol ou encore un dangereux terroriste. Alors, oui, le délit d’« entrave à la circulation d’un aéronef » est effrayant, encore plus quand vous savez que vous pouvez encourir cinq ans de prison et 18 000 euros d’amende pour avoir occasionné un retard dans un avion, et ce conformément à l’article 282-1 du code de l’aviation civile. Avec un tel risque, il paraît difficile, dans un premier temps, d’inciter qui que ce soit à reproduire un tel acte. Je pourrais être taxée d’« incitation à la rébellion » en prime. Puis, il faut avouer qu’intervenir à ce stade, dans un avion, est un peu la tentative de la dernière chance, quand toutes les étapes préalables ont échoué (recours, etc.), qui ne mène pas toujours au succès et donne beaucoup de tracas à ceux qui sont poursuivis par la justice. Cela dit, l’expression de la solidarité est un devoir, tout autant que l’action en sa faveur. De mon côté, je milite davantage pour la régularisation massive des sans-papiers, pour une meilleure connaissance et compréhension des mouvements migratoires par les populations des pays dits « d’accueil ». Je m’investis davantage sur les dossiers de sans-papiers, bref, sur tout ce qui peut être fait en amont pour éviter le pire : l’expulsion. Mais le cas de conscience n’est pas réglé : je m’envolerai tôt ou tard pour Bamako, et le même scénario inacceptable se reproduira (les vols Air France pour Bamako ont toujours des expulsés à bord ; idem avec Royal Air Maroc), peut- être en plus violent, et je réagirai également, au moins par la parole. Comme vous, spontanément, face à n’importe quelle situation injuste.
• D’après ce qui a été dit à la suite de ta relaxe, le 29 février dernier, le jugement a porté sur le fond. Doit-on comprendre qu’il peut faire jurisprudence et légitimer le refus ?
Kadidja – Le jugement rendu a effectivement porté sur le fond, alors qu’il y avait largement de quoi faire annuler la procédure sur la forme. Il y a eu un certain nombre de loupés dans les étapes administrativo-judiciaires et dans le libellé des faits qui m’étaient reprochés. Cependant, les juges ont choisi de me relaxer sur le fond. Sans qu’ils aient exprimé leurs motivations lors du délibéré (et je n’ai toujours pas eu le jugement entre les mains), ils nous ont délivré un message fort. Oui, assurément, ces juges légitiment le droit à l’expression citoyenne, partout et de tout temps, contre l’inacceptable des expulsions, et ils reconnaissent par là l’absurdité de telles poursuites, fruit de la politique répressive en place. Cette décision, même si elle est atténuée par la condamnation de François Auguste, de Grenoble, à payer 1 000 euros d’amende pour les mêmes faits, peut faire jurisprudence, Marie-Françoise Durupt ayant été relaxée en deuxième instance, le 16 avril, alors qu’elle s’était aussi opposée à une expulsion. Sur mon cas, le procureur général a encore jusqu’au 29 avril pour interjeter appel.