ABA (SICHUAN) ENVOYÉ SPÉCIAL
A quelque 300 kilomètres de Cheng-du, la route en mauvais goudron serpente entre les flancs vertigineux de montagnes enneigées vers le nord de la province du Sichuan. En fin de journée, samedi 22 mars, les camions et les voitures se font rares, et l’on voit très peu d’activité humaine autour des grosses maisons tibétaines accrochées aux pentes boisées. C’est déjà le Tibet. On est ici dans la préfecture autonome tibétaine d’Aba (ou Ngapa en tibétain) : 455 000 Tibétains y constituent 53 % de la population. La région relevait naguère du Tibet, avant que le régime de Pékin, soucieux de diviser pour régner, la rattache à la province chinoise du Sichuan.
Sur le bord de la route, des ouvriers qui redescendent d’un des nombreux chantiers de voirie préviennent pour la énième fois : il y a des contrôles, plus haut. A 20 km en aval de Maerkang, le check-point est à un péage. Des policiers vérifient l’identité de tous les occupants des rares véhicules : les papiers sont examinés, les noms notés. La sentence, prononcée avec un sourire d’excuse, est irrévocable : « On ne peut pas vous laisser passer. Il faut faire demi-tour. » Le policier ne sait pas s’il est possible de passer par un autre chemin et ne donne aucune explication : « Tout est en ordre, dit-il, tout est en ordre, vous êtes bienvenu en Chine. » On ne sera pas suivi, l’essentiel est de sceller la région aux regards étrangers.
Il faut dire que le nord de la préfecture d’Aba a été le siège, mi-mars, dans le sillon des émeutes de Lhassa, des plus violents mouvements de protestation en dehors de la région autonome du Tibet : à Aba, la petite ville du district du même nom, dont les deux grandes lamaseries accueillent plusieurs milliers de moines, mais aussi à Hongyuan, et à Zoige.
Au nord de Maerkang, la route bifurque vers les parties tibétaines du Gansu d’un côté, et du Qinghai de l’autre, les deux autres provinces chinoises où des troubles ont éclaté. La préfecture d’Aba est désormais le siège d’un déploiement massif des forces paramilitaires, la police armée du peuple (PAP), mobilisée lors de troubles intérieurs et dont l’organisation diffère peu d’une armée traditionnelle.
« On a bien vu passer deux cents camions et plusieurs hélicoptères », dit un Tibétain. Une jeune femme, bloquée plusieurs jours à Aba avant de pouvoir revenir à Chengdu, raconte qu’il y a des policiers et des militaires partout. En redescendant, nous ne croiserons pas plus de dix camions militaires, mais des dizaines de voitures de la police et de la PAP, de gros 4 × 4 ou des berlines noires aux vitres fumées surmontées d’un gyrophare rouge, souvent sans plaque d’immatriculation. Les autorités font visiblement feu de tout bois : la PAP aurait réquisitionné, il y a quelques jours, une dizaine de bus de la compagnie de transport local pour acheminer des troupes à Aba, selon le témoignage d’un conducteur de la compagnie.
A Miyaluo, dernière bourgade avant le barrage de police, une commerçante chinoise explique qu’une centaine d’habitants ont été envoyés à Maerkang pour garder les bâtiments, et ne sont pas redescendus. « C’est pour la prévention », dit-elle. A Miyaluo, les Tibétains sont peu visibles dans les rues mais personne n’a eu connaissance de tensions dans cette vallée où la population tibétaine est surtout rurale et moins nombreuse que dans le reste de la préfecture. « On vit bien ici. Ça ne sert à rien de vouloir renverser le Parti communiste. Ce qui se passe à Aba, c’est instigué par le dalaï-lama », dit un paysan tibétain dans l’un des villages le long de la route.
« On ne comprend pas ce qui leur passe par la tête, aux Tibétains des hauts plateaux », dit à Dalamba, un autre village, une femme tibétaine. « Nous ne sommes pas comme eux, poursuit-elle. Ici, on parle le jiarong. Et puis, pour nous, c’est le panchen-lama (numéro deux dans la hiérarchie du bouddhisme lamaïque après le dalaï-lama) qui compte. » Et de confirmer qu’elle parle bien de celui désigné en 1995 par Pékin pour succéder au dixième panchen-lama, à qui le pouvoir communiste fit visiter en grande pompe, pour la première fois, les régions tibétaines du Sichuan en 2005. Le jeune homme de 18 ans est un imposteur aux yeux de Dharamsala (capitale des Tibétains en exil), le dalaï-lama ayant reconnu, comme réincarnation du précédent panchen, un enfant qui a depuis disparu.
Un lama d’une trentaine d’années, qui enseigne aux enfants le tibétain dans un village de la vallée, a une autre analyse : « Sur dix kilomètres, dans les villages, ce sont des Tibétains qui connaissent mal le haut. Ils ont beaucoup perdu de la culture tibétaine, ça ne sert à rien de parler tibétain ici pour trouver un travail, alors qu’à Aba c’est encore important. Ils n’ont pas conscience de ce que ça représente et ne penseraient pas du tout à déclarer l’indépendance. » « A Aba, on entend parler de choses politiques. Beaucoup partent aussi à Dharamsala, donc il y a des liens. Récemment, on entendait dire que le Tibet allait être comme Hongkong : un pays, deux systèmes », ajoute-t-il.
Tserin (nous tairons son vrai nom) a, depuis l’âge de 14 ans, vécu dans plusieurs lamaseries de la région. Il a passé du temps dans celle de Ganzi, et deux ans à Aba, au monastère de Gerdang. Après les événements de Lhassa le 14 mars, la police locale est venue le voir. « Ils ont vérifié mes papiers et mon numéro de téléphone. Après, j’ai voulu appeler les lamas d’Aba, mais quand ils répondaient, ils disaient simplement que tout allait bien. Ils ne peuvent pas parler. » Il pense que les émeutes d’Aba ont été soudaines et n’étaient pas prévues de longue date. « Les jeunes moines ont pu être influencés par des idées de l’extérieur, mais c’est le territoire du Parti communiste, les moines de haut rang doivent rendre compte à la sécurité publique », dit-il.
La gestation des émeutes d’Aba et des localités de la préfecture reste difficile à analyser. Selon certaines sources relayées par les associations tibétaines en exil, c’est le renforcement de la présence policière sur place après les émeutes de Lhassa qui aurait contribué à mettre le feu aux poudres. Comme ailleurs dans les régions tibétaines, la liste des doléances est longue : des mines d’uranium auraient à plusieurs reprises pollué les nappes phréatiques. Des cas de stérilisation forcée ont été dénoncés - pratique dont les Chinois hans des campagnes sont eux aussi victimes, mais qui est encore plus mal ressentie par les minorités, qui ont droit à deux enfants. Dans les lamaseries, quiconque distribue des photos du dalaï-lama ou du panchen-lama disparu s’expose à des représailles.
Un paysan-ouvrier chinois, descendant dimanche du bus en provenance d’Aba, était dans la ville le 16 mars, lorsque les protestations ont eu lieu. Le 17, il a pu voir les bâtiments brûlés, dont le commissariat. La veille, il n’est pas sorti, craignant pour sa sécurité. Un autre ouvrier lui a raconté que les manifestants s’étaient attaqués au commissariat vers 11 heures du matin et l’avaient incendié avec des cocktails Molotov : « Plus de la moitié des manifestants étaient des moines. Des Chinois d’Aba disent que les manifestants criaient un slogan, »chassons les Hans et tuons les Huis (musulmans)« . Mais j’ai toujours entendu qu’ils s’en prenaient aux bâtiments, pas aux gens », dit-il. Les policiers auraient tiré dans l’après midi. « Le 17, l’armée était là, il y avait beaucoup de contrôles et il était déconseillé aux gens de sortir », continue-t-il.
Depuis ce week-end, soit cinq jours après les événements, la télévision publique chinoise a montré des images de groupes de moines se ruant sur les forces policières antiémeutes et de magasins incendiés. Selon ces sources officielles, 22 voitures de police auraient été brûlées, 37 magasins pillés et 15 mis à feu par près de 200 « émeutiers ». C’est à Aba que, toujours selon la version officielle, la police chinoise aurait tiré « en légitime défense », blessant quatre personnes. Les sources tibétaines à l’étranger ont parlé de huit corps, dont les photos ont été montrées sur Internet, et de sept autres qui auraient été transportés au monastère. Depuis la reprise en main musclée de la région, la paranoïa règne : vers Chengdu, plusieurs barrages ont été mis en place et des équipes vérifient que les voitures ne transportent pas d’explosifs.
Brice Pedroletti
* Article paru dans le Monde, édition du 25.03.08. LE MONDE | 24.03.08 | 14h39 • Mis à jour le 24.03.08 | 14h39.
Polémique après la mise en ligne d’un avis de recherche contre des émeutiers présumés
Le groupe américain Yahoo ! est à nouveau accusé d’avoir collaboré avec les autorités chinoises après la mise en ligne, vendredi 21 mars, sur les principaux portails du pays, dont Sina.com, news.qq.com et Yahoo ! China, d’un avis de recherche lancé par la police chinoise contre dix-neuf manifestants présumés ayant participé aux émeutes de Lhassa, au Tibet. Les photographies, prises pendant les troubles, sont accompagnés d’une notice incitant le public à appeler la police.
Selon France24, l’avis a été publié sous le titre « La police chinoise diffuse un avis de recherche concernant les suspects des émeutes au Tibet » et était en ligne sur Yahoo !, mais aussi MSN, vendredi à 15 h 30, heure locale, avant de disparaître de ces portails dans la nuit.
Yahoo ! a publié un communiqué pour démentir avoir lui-même mis en ligne les photographies. Selon un porte-parole du groupe, cité anonymement par l’AFP, les images des émeutiers présumés ont bien été diffusées sur le portail Yahoo ! Chine. Mais « la marque Yahoo ! Chine est opérée par Alibaba, société dont Yahoo ! détient moins de 40 % des parts », explique-t-il, assurant que le géant américain « a demandé des comptes à Alibaba et l’a interpellé pour comprendre ce qui s’est passé, et pourquoi ces images avaient été mises en ligne ».
Ce n’est pas la première fois que Yahoo ! est accusé d’avoir prêté son concours, du moins tacitement, aux actions des autorités chinoises. En 2002, il a signé la « promesse publique d’autodiscipline de l’industrie d’Internet en Chine », une charte qui incite les sociétés du Web désireuses de conquérir le marché chinois à coopérer avec la Sécurité d’Etat de Pékin. Depuis, plusieurs dissidents, dont Wang Xiaoning, un auteur condamné à 10 ans de prison, et Shi Tao, un militant des droits de l’homme sur la Toile qui a écopé de la même peine, ont été repérés et condamnés grâce aux données fournies par la multinationale américaine. Poursuivi en justice en Californie par les deux hommes, Yahoo ! avait maintenu, par le biais de son service juridique, qu’il n’avait pas la possibilité de refuser de livrer des informations aux forces de l’ordre.
« ÉCRASER LES FORCES TIBÉTAINES D’INDÉPENDANCE »
Pékin a révisé le bilan officiel des émeutes, samedi, faisant état de dix-neuf morts et près de 620 blessés. Une semaine après les violents incidents qui ont secoué la région, les autorités chinoises rejettent toujours un dialogue avec le dalaï-lama. Le Quotidien du peuple, l’organe du Parti communiste chinois, a promis de « fermement réprimer la conspiration visant au sabotage et écraser les ’forces tibétaines d’indépendance’ », accusant le leader spirituel des bouddhistes tibétains de « se camoufler » derrière « le prétexte de la ’paix’ et de la ’non-violence’ ».
Dimanche, le même journal a réitéré ses attaques contre la « clique du dalaï-lama », l’accusant de préparer des attaques terroristes au Tibet avec l’aide des séparatistes ouïghours du Xinjiang.
Ces déclarations belliqueuses font craindre aux organisation de défense des droits de l’homme une nouvelle vague d’arrestations au Tibet et dans les provinces limitrophes. Le gouvernement tibétain en exil dans le nord de l’Inde a de nouveau déclaré que des « discussions étaient plus nécessaires que jamais auparavant » en l’état actuel des choses. Selon un bilan « confirmé », il estime que les violences ont fait 99 morts au Tibet et dans les provinces chinoises voisines abritant des minorités tibétaines.
Le Monde.fr