● Vous aviez décidé de bloquer les deux usines du site de Ford. En quoi cela représentait-il une nouvelle étape du mouvement ?
Philippe Poutou – C’était la suite logique du blocage du 21 janvier. La date a été choisie en fonction du « Forum des élus sur l’avenir de Ford » : on voulait qu’il se déroule dans un contexte de lutte. On a préparé cela pendant trois à quatre semaines. On avait l’impression de se lancer dans une aventure. Nous nous sommes appuyés sur les groupes de copains les plus déterminés. Le problème était d’organiser le blocage 24 heures sur 24 pendant plusieurs jours et sur les deux sites, car c’était le seul moyen de faire pression sur Ford Europe ! Nous avons été obligés d’avancer la date de notre action, car on s’est rendu compte que la direction comptait profiter du week-end pour faire entrer le maximum de camions. On a donc dû improviser le début du blocage, dès le samedi 16 février, à quelques dizaines. 200 salariés sont allés bloquer le péage Virsac comme prévu, et nous sommes restés à une cinquantaine pour bloquer. Nous avons bloqué dix-neuf camions, dès le samedi matin ! Il a fallu tout improviser : mais les copains ont amené tente, groupe électrogène et surtout du bois, parce qu’il ne faisait pas chaud, dans la nuit de samedi à dimanche !
● Et donc l’action a commencé, lundi 18 février, comme cela était prévu au départ ?
P. Poutou – Avant l’action, nous avions contacté les municipalités environnantes ‐ toutes de gauche ‐ pour qu’elles nous apportent du matériel. Ils nous ont amené deux grosses tentes, des tables, des chaises, de la nourriture et du bois : de quoi tenir les quatre barrages ! Lundi, au moins 400 collègues ont participé aux barrages. Certains étaient en grève, d’autres débrayaient, d’autres venaient sur les barrages, une fois le travail fini. Alors que, depuis des mois, nous faisions tout pour attirer l’attention des médias, on les a vus arriver lundi.
● Mardi 19 février, Olivier Besancenot est venu vous apporter le soutien de la LCR, comment cela a-t-il été accueilli ?
P. Poutou – Sa visite était très attendue, puisque c’était la première d’une personnalité connue nationalement. Mais elle a été aussi très appréciée par les salariés : d’abord, parce que cela a doublé « l’effet média » qui avait commencé lundi. Ensuite, ce qu’il a dit a touché les ouvriers. Mais ce qui a été surtout apprécié, c’est qu’une fois les caméras et les micros partis, il est resté près de deux heures à discuter avec nous sur le barrage. La direction aussi a réagi : le mardi, devant le tribunal, son avocate a dit, dans sa plaidoirie, que la date du blocage avait été changée en fonction de la venue d’Olivier ! Cela a bien fait rire, mais c’est révélateur du film qu’ils se sont fait ! Enfin, Olivier nous avait promis de parler de notre lutte : il l’a fait le soir même sur le plateau de France 3 et, plus tard, dans la matinale de Canal +.
● Devant toute cette effervescence, comment a réagi la direction ?
P. Poutou – Dès le mardi, le numéro 3 de Ford Europe, Harbers, est descendu à Bordeaux. Pas sur le site ! Au siège de l’UIMM… Il nous a simplement dit qu’il fallait reprendre le boulot. C’était une manière de nous tester. Cela a été un flop ! Je crois que c’est là que la direction a mesuré qu’ils avaient un pépin ! Dans le même temps, les huissiers avaient remis, à quatre responsables syndicaux, une assignation devant le tribunal pour faire lever le blocage de l’une des deux usines. La nouvelle du jugement, quelques heures après, a été un coup de massue : nous étions condamnés à lever le barrage sous astreinte de 1 000 euros par heure. Cela a été un des moments les plus durs du mouvement. Les discussions sur les barrages ont été tendues ; des copains ont craqué nerveusement.
● Quelle solution avez-vous trouvée pour faire face à ce coup dur ?
P. Poutou – Le jeudi matin, cela allait un peu mieux. D’abord, parce qu’on avait dormi quelques heures. Ensuite, même si nous étions obligés de lever le barrage, nous avons quand même gardé l’initiative. Nous avons décidé de contrôler les camions pour nous assurer qu’ils ne contenaient que des pièces servant à la production à Getrag. La direction n’a pu que constater les faits. Même si nous n’avons refoulé qu’un seul des camions, nous avions conscience, malgré l’avis du tribunal, d’avoir repris l’initiative. Cela a été décisif pour le moral. Il y a eu un moment de solidarité formidable : quand les huissiers sont venus remettre le jugement, les salariés nous ont dit de nous planquer : le responsable de la CFTC et moi, nous nous sommes accroupis et la centaine de copines et de copains qui étaient là, nous ont dissimulés à leur vue. Quand on vit des moments de solidarité pareils, sur le plan personnel, c’est quelque chose ! Jeudi, nous avons eu droit à la visite du numéro deux de Ford Europe, Tetreault, qui acceptait de « négocier », dans les jours suivants, à condition de lever les blocages. Il y a eu deux assemblées générales (AG), vendredi, pour décider de la suite. Là aussi, c’était un grand moment. Comme la direction s’était invitée à l’AG derrière les grilles, j’ai proposé aux copains que toute l’AG se retourne, qu’on les regarde en face, et qu’on leur dise ce qu’on pensait de la suite du mouvement. On s’est tous retournés et, au cri de « tous ensemble, tous ensemble », on a voté à l’unanimité la poursuite du mouvement ! C’est sans doute pour cela qu’à 17 heures, ils ont renvoyé tout le monde en disant que le reste de la journée serait payé !
● Quel bilan fais-tu de cette semaine et comment vois-tu la suite ?
P. Poutou – Il est indiscutable que nous avons marqué des points ! Le problème Ford n’est plus un problème local ou régional, c’est devenu un problème connu à l’échelle nationale. Nous avons démontré que la lutte est possible, qu’on peut avoir prise sur les événements, en tout cas bousculer leurs projets ! L’état d’esprit a complètement changé. Il y a plein de collègues qui se sont investis dans le mouvement d’une manière complètement nouvelle, il y a, dans l’usine, une solidarité comme il n’y en a jamais eu. Et ça, ils ne pourront pas nous le reprendre !