LE cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Inde et du Pakistan sera-t-il marqué par l’atténuation du conflit qui empoisonne leurs relations depuis 1947 ? Pour la première fois depuis 1989, des pourparlers à un haut niveau ont repris cette année, entre les deux pays, en mars à New Dehli, et en juin, à Islamabad. Parallèlement, le premier ministre indien, M. Inder Kumar Gujral, a rencontré le chef du gouvernement pakistanais, M. Nawaz Sharif, en mai, aux Maldives [1].
Le premier ministre indien a fait de la poursuite et de la réussite de ces discussions une priorité. Sa modération semble inspirer confiance à Islamabad. Mais est-ce suffisant pour débloquer le dossier du Cachemire dont le caractère symbolique et passionnel est tel que les deux pays disposent, sur le plan interne, d’une marge de manœuvre très limitée ?
Le Cachemire renvoie, en effet, aux fondements de l’identité des deux Etats : religieuse pour le Pakistan, « laïque » pour l’Inde. Islamabad revendique ce territoire en raison de sa population à majorité musulmane. L’Inde, quant à elle, s’appuie sur la légalité de l’instrument d’accession à l’Union indienne signé par le maharajah du Cachemire, Hari Singh, en 1947. La première guerre indo-pakistanaise, qui a découlé de ces événements, s’est achevée, en 1949, par la division du territoire en un Cachemire pakistanais (Azad-Cachemire et Territoires du Nord), intégré sans trop de difficultés au Pakistan, et un Cachemire indien (Jammu-et-Cachemire), dont l’insertion dans l’Union indienne se révèle plus problématique. Deux autres guerres, en 1965 et en 1971, ne sont pas parvenues à modifier la frontière existant de facto entre les deux Cachemires.
L’Inde, qui se satisfait de la division, souhaite résoudre cette question dans un cadre bilatéral. Elle réussit à en faire inscrire le principe dans l’accord de Simla (1972), signé après la défaite pakistanaise consécutive à la guerre du Bangladesh. New Delhi refuse la sécession de peur que celle-ci, si elle se produisait, ne déclenche un processus d’éclatement d’un pays en proie à diverses forces centrifuges. De surcroît, cette éventualité renforcerait considérablement le mouvement nationaliste hindou, mettant en danger le caractère « laïc » de l’Union indienne.
Le Pakistan, de son côté, rechigne à renoncer à l’idée que la religion constitue, pour lui, un facteur national puissant et réclame le droit à l’autodétermination des Cachemiris en rappelant les engagements internationaux pris par l’Inde en 1949 (retrait des troupes et référendum). Fort du sentiment anti-indien qui prévaut dans la vallée du Cachemire, il accepte mal le cadre bilatéral des négociations et, craignant de s’enfermer dans un face-à-face inégal avec New Delhi, cherche à internationaliser le conflit.
Le dossier a revêtu une acuité particulière à la fin des années 80 en raison du renforcement des aspirations séparatistes. Le Cachemire a été gouverné par la Conférence nationale, parti régional modéré, jusqu’à la mort, en 1982, de son dirigeant charismatique, le cheikh Abdullah, qui l’avait créée en 1931 et qui a su donner expression à l’identité cachemirie, contenant ainsi les forces sécessionnistes. Après la disparition de cheikh Abdullah, des gouvernements de coalition soutenus ou inspirés par le Parti du Congrès, corrompus et considérés comme « à demi- indiens », sont arrivés au pouvoir à la suite des élections truquées de 1983 et 1987. La Conférence nationale s’est prêtée au jeu congressiste. Le discrédit qui a frappé ces combinaisons a favorisé a contrario les mouvements séparatistes.
A partir de 1989, une véritable insurrection s’est développée à l’initiative de multiples groupes armés, rattachés, en général, soit au Front de libération du Jammu-et-Cachemire (JKLF), en principe laïc et favorable à l’indépendance, soit au Hezb-ul Mujahiddin, d’inspiration religieuse et prônant l’intégration au Pakistan. Islamabad soutient ce dernier tant sur les plans militaire ou logistique que diplomatique. L’Inde a choisi de réprimer par la force ces activités terroristes. Cette situation de quasi-guerre a contraint la population hindoue de la vallée - quelque 150 000 personnes - à fuir, tandis que les affrontements entre les séparatistes et l’armée, déployée massivement (350 000 hommes) auraient fait, selon les autorités de New Delhi, 12 000 morts (50 000, selon les rebelles).
La tension entre l’Inde et le Pakistan débouche régulièrement sur des incidents frontaliers et s’exprime à travers de virulentes campagnes de propagande. Dans les deux pays, l’opinion publique est chauffée à blanc. Islamabad mobilise des soutiens internationaux, notamment islamiques, en faveur de ses positions et tente de faire condamner New Delhi pour ses atteintes aux droits de l’homme. En Inde, la destruction de la mosquée de Babur à Ayodhya (Uttar Pradesh), en décembre 1992, par des militants hindous fanatiques proches du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), le parti nationaliste hindou, et la vague d’attentats à la bombe et d’émeutes, qui a suivi cet acte au cours de l’année 1993, attestent de l’exacerbation des antagonismes communautaires.
Pourtant ces violences n’ont pas dégénéré en guerre ouverte. Plusieurs facteurs contribuent à en limiter le risque. Sur le plan militaire, les deux armées font face à une pénurie de crédits liée à la priorité donnée par chacun des deux pays aux réformes économiques. De part et d’autre, elles sont, en outre, en partie immobilisées par des tâches de maintien de l’ordre interne. Ajoutons que le facteur nucléaire - les deux pays possèdent la capacité nucléaire, même si l’on ignore l’état exact de leurs arsenaux respectifs - exerce un effet dissuasif.
Vers l’autonomie ?
PAR ailleurs, l’Inde et le Pakistan s’efforcent de développer leurs liens dans le cadre de l’Association sud-asiatique de coopération régionale (Saarc) et New Delhi vient d’accorder à Islamabad quelques avantages tarifaires. Enfin, les Etats-Unis n’ont aucun intérêt au déclenchement d’un conflit armé entre le Pakistan, qui demeure leur allié dans le jeu mouvant qui se déroule en Afghanistan (lire, page 21, l’article de Vicken Cheterian) et en Asie centrale, et l’Inde, devenue désormais un partenaire commercial et économique de taille.
Pour autant, le caractère improbable d’une guerre ouvre-t-elle une perspective de règlement politique ? En l’absence de solution militaire, seule la réussite de l’insurrection et la pression internationale pourraient transformer le statu quo. Islamabad ne pourra pas céder tant que s’exprimera au Cachemire un réel sentiment pro-pakistanais ou indépendantiste. L’Inde, pour sa part, doit faire en sorte que les données internes évoluent et que la population de cet Etat soit prête à accepter une solution de « rechange » qui, de son point de vue, ne peut être que l’autonomie au sein de l’Union indienne.
C’est peut-être parce qu’une telle tendance s’esquisse que tout n’est pas à exclure. Le gouvernement indien a, en effet, réussi, sous haute surveillance militaire, à organiser, en mai et septembre 1996, des élections au Cachemire, qui était depuis 1989 sous l’administration directe de New Delhi. La participation électorale élevée (58 %) - dans le contexte indien et compte tenu surtout des actions de guérilla - laisse supposer une certaine lassitude de la population devant l’impasse politique et les difficultés économiques engendrées par tant d’années de guerre. La nette victoire de la Conférence nationale, sa participation à la coalition du Front uni et, éventuellement, au gouvernement pourraient annoncer un retour du Cachemire au sein de la démocratie indienne. D’autant que le gouvernement central a pris l’engagement d’accorder aux Cachemiris un statut d’autonomie réelle, inscrit d’ailleurs dans la Constitution, qui leur permettrait de sauvegarder leur identité. Des négociations en ce sens sont en cours avec la Conférence nationale.
Confiant dans la doctrine qui porte désormais son nom et selon laquelle il revient à l’Inde, en tant que puissance prééminente du sous-continent, de faire des concessions à ses voisins dans le but de régler les contentieux, le premier ministre de New Delhi, M. Inder K. Gujral, est sans doute prêt à céder sur la question du glacier de Siachen, où une guerre de position perdure depuis 1984 [2]. Il pourrait aussi décider de réduire la présence militaire au Cachemire. Déjà, le règlement, très restrictif, concernant la délivrance des visas aux ressortissants pakistanais, a été assoupli. Sans nul doute, d’autres signaux apaisants seront adressés à Islamabad. A l’Inde de concrétiser ses promesses au peuple cachemiri, et au premier ministre pakistanais, M. Nawaz Sharif, élu avec une majorité écrasante, d’accepter la main tendue.