Quatre-vingt-dix ans et une rupture d’anévrisme, une mort que l’on associe habituellement à la jeunesse ! À croire que les ans n’avaient pas eu de prise sur lui. Antimilitariste, il avait déserté pendant la Drôle de guerre avant d’être sauvé du peloton par un truand de haut vol et se retrouver dans l’orchestre de Ray Ventura en partance pour l’Amérique du Sud, après des périples vers l’Espagne, fuyant le nazisme et les lois antisémites du régime de Vichy. Il avait terminé dans la posture d’un homme de droite appelant à voter Sarkozy, après avoir été gaulliste et chiraquien. Une sorte d’angoisse, de peur non délimitée pourraient expliquer cette conversion. Un personnage complexe, dont le rire dissimulait une mélancolie qui pointe le bout de son nez dans quelques-unes de ses chansons, dont Syracuse.
Comment appréhender la carrière multiple de ce chanteur, qui s’est beaucoup moqué de tout le monde, et du beau monde en particulier, mais jamais du public qui courait le voir ? Là est le miracle, comme avec Barbara. Le public et l’artiste communient… Il n’est pas d’autre terme pour qualifier cette rencontre. Il avait aussi des visages multiples. Personne n’a retenu le même Salvador. Au départ, ils sont deux. André, le frère aîné de 4 ans – né le 27 octobre 1913, à Cayenne, mort le 24 juin 2003 à quasi… 90 ans ! –, lui aussi guitariste et chanteur, compositeur prolifique, connaîtra le succès à la Libération comme le « fantaisiste atomique ». Mais la place manquait pour deux Salvador. Il deviendra donc champion de tir à l’arc et maître en arts martiaux, avant de quitter la scène après avoir joué avec Joséphine Baker en 19591. Henri, dans ses mémoires, n’en parle pas, pas plus de sa sœur. Il laisse planer le doute, en mélangeant les temps des souvenirs.
Légende
C’est le 16 août 1929 que la famille Salvador débarque au Havre. Le père, Clovis, percepteur devenu notable à Cayenne, de lointaine ascendance espagnole, et la mère, Antonine Paterne, Caraïbe de pure souche, se sont rencontrés à la Guadeloupe. La musique envahit l’enfance des frères et de la sœur. Violon, piano, chant les conduisent naturellement sur la pente musicienne. À la grande déception de leur père, venu en France pour permettre leurs « études ». Henri Salvador n’aura que son certificat d’études… Ils découvriront le jazz, Django, les guitaristes américains, qu’ils allieront à leur racine maternelle, les Caraïbes. Ce cocktail expliquera leur place singulière dans la chanson française. La musique des Caraïbes, des Antilles, est très présente à Paris, dès les années 1920 et 1930, comme le jazz, avec La Revue nègre, où se côtoient Joséphine Baker, qui fait scandale, et Sidney Bechet, déjà admiré pour son génie.
Après la guerre, Henri Salvador commencera réellement sa carrière, en entremêlant tous ces ingrédients pour ouvrir une voie originale dans la chanson française, à l’instar d’Yves Montand, jouant cette Maladie d’amour ou Le Loup, la biche et le chevalier. Il faut oublier ses chansons alimentaires, chères au cœur de l’industrie capitaliste type, Walt Disney en l’occurrence – je soupçonne qu’il a dû être le premier surpris du succès de ses pochades –, et se souvenir d’abord de l’homme de scène, à l’aise, donnant l’impression de revivre là et de mourir sitôt sorti. Ce n’était pas le seul. Woody Herman, Tito Puente, Lionel Hampton, pour en citer quelques-uns, étaient de cette trempe. En dehors de la scène, des vieillards incapables de marcher ; sur la scène, la métamorphose s’effectuait. Ils sortaient, du même coup, de la sphère de la marchandise pour entrer dans celle de la légende.
Pour rire
Son rire est devenu célèbre. Parce qu’il l’a fait swinguer, en suivant l’exemple de Slim Gaillard – guitariste et chanteur, Jack Kerouac en parle longuement dans Sur la route –, mâtiné de Cab Calloway, l’inventeur de l’onomatopée « Zazous ». Et il faudrait multiplier les emprunts : au jazz sous toutes ses formes ; à Django bien sûr, avec qui il avait joué, brièvement ; à Boris Vian, qui lui a donné du souffle et le goût de la pataphysique, des réponses rêvées, surréalistes, à des questions réelles, et il en fera un usage immodéré ; à Nat « King » Cole, pour cette manière d’interpréter les ballades sans être sirupeux, tout en en donnant l’impression ; à Jean Sablon, et ses murmures à l’oreille ; à Louis Prima, pour cette manière drôlatique de contourner les chansons à la mode pour en faire du… rock. Ah, il ne l’aimait pas le rock, qu’il jugeait, comme Boris Vian – à bonne et à mauvaise raison, à la fois –, un style affadi par rapport au blues et au jazz.
Avec Boris Vian comme parolier fou, Michel Legrand comme compositeur et sous le nom de « Henri Cording », il multipliera les 45 tours, avec des titres comme Vas t’ faire cuire un œuf, man, Rock and Roll Mops, Twist SNCF, et beaucoup d’autres. Là encore, à leur grande surprise, le succès sera au rendez-vous. On dansera sur ces rocks qui ont tout pour plaire, le rythme, le saxophone ténor, qui hurle et les paroles déchantées par un hurluberlu ayant beaucoup écouté, compris, digéré Wyonnie Harris et tous le rhythm’n blues de cette époque. Cette parodie ressemble à celle de Boris Vian écrivant en quinze jours J’irai cracher sur vos tombes. Même parfum de scandale et, en même temps, une sorte de distanciation liée à l’utilisation de tous les clichés afférents aux genres analysés. Un vrai travail de déstructuration.
Après la mort de Boris, en 1959, Henri cherchera le succès pour assurer ses arrières. Grand joueur – et pas seulement de pétanque –, il avait besoin perpétuellement de se refaire. Malgré le soutien de sa femme, grande organisatrice de ses shows. Pour le reste, il restera fidèle au jazz, à tous les jazz, comme on pourra l’entendre lors de son spectacle en 2005… Il ne faut pas hésiter, écoutez-le ! Il est encore capable de vous faire rire et pleurer.
* HENRI VIVANT ! « Rire en fugue » se veut un hommage aux mondes de Salvador et ses visages multiples. Jacques Haurogné les chantera, jouera, racontera sur des tableaux en volume réalisés par des classes de CP d’Ivry. Du 12 mars au 6 avril 2008, au Théâtre Antoine Vitez (1, rue Simon-Dereure 94200 Ivry-sur-Seine, contact : 01 46 70 21 55).
Notes
1. Renseignements tirés du livret de Jean-Pierre Meunier, dans le coffret Frémeaux et associés (distribué par Nocturne), « Ernest Léardée, avec l’intégrale André Salvador ».
• Discographie très sélective : les deux coffrets Frémeaux et associés, livret de Daniel Nevers, volume 1 et 2 de l’intégrale, et Salvador plays the blues, en trio, avec Pierre Michelot et Mac Kak Reilles.