Critique Communiste : Quelles questions soulève l’approche en termes de discrimination ?
Josette Trat : Ce n’est que récemment que l’on réfléchit en terme de discrimination. Auparavant le terme utilisé était l’inégalité. Or si l’inégalité renvoie à un rapport social, le terme de discrimination peut être ambiguë. Il peut laisser supposer que seules quelques corrections marginales suffiraient pour que l’égalité entre tous soit établie, ce qui exigerait finalement une transformation assez limitée. Autrement dit, malgré une société fonctionnant très bien dans ses principes, quelques secteurs de la population seraient victimes de discrimination. Avec une politique un peu plus soucieuse de ces populations, on pourrait à moindre frais aboutir à un système égalitaire. Mme Parisot invite par exemple les entreprises à signer des chartes de la diversité qui témoignent de la bonne volonté des employeurs à tenir compte de la diversité de la population. A ceci près qu’on ne précise ni sur quelle base va réellement s’effectuer ce recrutement diversifié, ni avec quel contrôle des résultats. C’est toute la différence entre les mesures contraignantes et la déclaration d’intention, qui reste dans le domaine incitatif. Les chartes ne modifient en rien les mécanismes, même si c’est mieux que rien.
L’idée de base du féminisme qui fait partie des acquis du mouvement dans toutes ses composantes, c’est le constat que les inégalités font système. Les femmes supportent massivement le poids du travail domestique (80 % du travail domestique est assuré par les femmes, même s’il peut y avoir des évolutions [1]), les femmes consacrent deux fois plus de temps que les hommes au travail parental, et dans le cadre de celui-ci, si on regarde quelles tâches sont prises en charge par les hommes, majoritairement tout ce qui est lié à la sociabilité (les sorties avec les enfants, regarder la télé, etc.). Mais les corvées les plus contraignantes restent majoritairement du domaine des femmes.
Dans le monde professionnel, il existe une première grande inégalité, celle entre les salaires. Malgré le rattrapage des salaires des femmes dans les années 1970-1990, l’écart reste de l’ordre de 20 %, en temps complet, mais 37 % si on prend en compte le temps partiel. Le niveau de revenu est inférieur pour les femmes, avec des retraites inférieures, une autonomie financière beaucoup moins grande. De plus il n’y a toujours pas de mixité professionnelle, même si une modification positive, qui s’est produite ces trente dernières années, conduit à parler de bipolarisation : les professions libérales, avocat, journaliste, enseignant, se sont féminisées pour les plus diplômées, il y a aussi les professions intermédiaires, les institutrices, infirmières, qui sont qualifiées, mais toujours avec des conditions de travail assez difficiles et des salaires pas très hauts. En revanche la majorité des femmes travaillent dans les emplois les moins qualifiés, peu payés, et sont concentrées dans le secteur des grandes surfaces, hôtellerie, restaurant, services à la personne, avec des statuts et des conditions de travail extrêmement difficiles. Ces secteurs ont même connu une aggravation avec la précarisation, qui touche toute la population mais plus particulièrement les femmes.
Critique Communiste : Quelle est la situation sur le plan politique ?
Josette Trat : Suite aux batailles sur la parité en politique, il y a eu deux modifications. Ce n’est pas la parité qui a été introduite dans la Constitution, mais le principe de l’égal accès des femmes aux fonctions électives ou de représentation. Les partis sont invités à agir dans ce sens. Par ailleurs, une loi, votée en 2000 et appliquée en 2001, porte sur les scrutins de listes proportionnels, aux élections européennes, régionales et municipales. Au niveau européen, cette loi n’a pas entraîné de changements, parce qu’existe déjà la proportionnelle et que , ce terrain n’est pas investi par les grands notables des partis, mais par des députés en bout de course ou des femmes. Au niveau des élections législatives, les partis qui ne présentent pas de listes paritaires subissent une pénalité. Aux élections législatives de 2002, le PS et l’UMP ont préféré payer de très grosses amendes plutôt que de présenter des listes paritaires. Les seuls à avoir fait des listes paritaires sont les petits partis, soit par conviction, soit par intérêt parce qu’ils ont peu de moyens financiers. Il y a donc en France 12% de députées femmes, ce qui place celle-ci au 80e rang mondial [2]. Malgré la loi.
Toutes ces inégalités font système et elles émanent du système patriarcal et capitaliste, comme l’analyse le courant « féministe lutte de classe ». Ces inégalités relèvent des rapports de domination des hommes sur les femmes, qui créent une série de privilèges effectifs dont bénéficient tous les hommes, quelles que soient les appartenances sociales, même si ce n’est pas vécu identiquement dans toutes les catégories de la population. Certes il existe des expériences de rapports interindividuels différents, et c’est heureux parce que cela permet d’envisager autre chose, mais c’est dans ce sens que fonctionne la grande majorité des cas [3]. En effet la société toute entière est organisée sur la base de la division sociale et sexuelle du travail. Ce concept, élaboré par les sociologues féministes, notamment Danièle Kergoat, est fondamental pour comprendre le fonctionnement de la société. Comme cette sociologue l’a écrit a plusieurs reprises, la division sociale et sexuelle du travail repose sur deux principes. D’une part la séparation : il y a des tâches masculines et des tâches féminines. Les tâches féminines concernent la prise en charge de la vie familiale, mais aussi dans le monde professionnel, la prise en charge des personnes non productives : des personnes âgées dans les maisons de retraite, des malades dans les hôpitaux, des enfants dans les écoles etc. Les femmes sont également assignées à la prise en charge des personnes les plus démunies en tant qu’assistante sociales tandis que les hommes sont censés prendre en charge la production ou les activités les plus prestigieuses.
La hiérarchie est en effet le deuxième principe organisateur : un travail d’homme est censé valoir plus qu’un travail de femmes [4]. Selon les sociétés, le prestige peut changer de terrain, dans certaines sociétés cela peut être le religieux, ou l’armée, ou, comme dans la nôtre, l’économie ou la politique. Dans la société capitaliste, avec la logique du profit, les inégalités hommes-femmes ne sont pas des accidents. De même que le système capitaliste a intérêt à avoir une population immigrée, sans droits, qui vit dans la marginalité, dans la clandestinité, parce que cela constitue une main d‘œuvre docile et bon marché. Je persiste à penser que les inégalités de salaire sont un élément fondamental du système capitaliste, inégalités de salaire entre Français et étrangers, entre jeunes et adultes, entre hommes et femmes. C’est un des éléments qui permettent d’augmenter le taux de profit. S’il fallait payer à égalité hommes et femmes, cela demanderait un rattrapage considérable. Il y a eu quelques tentatives dans certains pays, comme au Québec, pour réduire les écarts entre salaires masculins et salaires féminins. Mais dans aucun pays il n’y a d’égalité totale.
Critique Communiste : Les deux formulations vont donc ensemble, séparation et hiérarchisation, pas seulement des salaires mais des emplois.
Josette Trat : Le principe de séparation dans le monde du travail fait qu’il y a des professions plutôt féminines ou plutôt masculines. Les batailles pour l’égalité des salaires sont alors très difficiles car la séparation des tâches enlève justement la possibilité de faire des comparaisons. Il y a d’ailleurs très peu de procès ‘initiative des syndicats, parce qu’il est difficile de prouver que deux boulots sont de « même valeur ». Là où le travail est strictement identique, il n’y a pas d’inégalités de salaire. Dans la fonction publique par exemple, en principe, au même niveau de recrutement, le salaire est le même, qu’on soit un homme ou une femme. Mais il peut y avoir des discriminations qui s’opèrent par le biais de promotions plus lentes, au prétexte d’un manque de disponibilité des femmes par rapport à certains horaires. Dans la fonction publique, les femmes ont encore tendance à prendre un temps partiel le mercredi pour s’occuper des enfants, ce qui est le cas de peu d’hommes. Dans le secteur privé, les femmes cadres dénoncent les horaires des réunions à l’heure où il faut s’occuper des enfants à la sortie de l’école etc. Tous les pays n’ont pas le même degré d’arriération dans ce domaine ; ans les pays nordiques,il semble qu’il y ait un peu plus d’adaptation du point de vue des horaire. Le capitalisme est donc susceptible de se réformer en partiellement pour pour mieux intégrer les femmes dans l’organisation du travail. Néanmoins, là où existent des avancées et des acquis, ils sont en train d’être remis en cause aujourd’hui sur la base de la concurrence internationale, de la globalisation.
Critique Communiste : Pour en revenir aux discriminations, est-ce que justement l’approche en termes de système ne provoquait pas un certain fatalisme, l’approche par les discriminations reflétant une nouvelle approche plus immédiate ?
Josette Trat : Parmi les féministes, certaines ont peut-être raisonner en termes binaires : soit on abroge le patriarcat, soit on ne peut rien faire. Mais ce type de démarches n’est pas propre aux féministes. Il existe dans tous les mouvements sociaux. Nous sommes nous favorables à une démarche transitoire dans tous les domaines pour fixer des objectifs concrets qui favorisent la mobilisation la plus large de la population, pour donner confiance à celles et ceux qui luttent pour transformer leur vie quotidienne et leur donner d’envie d’aller plus loin. Du côté des féministes du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF),. il y a eu des luttes successives et qui ont partiellement payé contre le temps partiel imposé, en faveur d’un grand service public de la petite enfances, pour une loi de prévention contre les violences à l’égard des femmes etc. C’est seulement aujourd’hui qu’un grand parti comme le PS met à l’ordre du jour le service public de la petite enfance. Mais avec le CNDF, cela fait dix ans qu’on se bat sur cette question, mais cela n’avait jamais été par le mouvement syndical, les partis de gauche ou l’extrême gauche comme une priorité jusqu’à tout récemment. Or l’absence de crèches pour les jeunes enfants est un obstacle majeur à l’égalité professionnelle entre hommes et femmes. La bataille contre les inégalités de salaire est à l’ordre du jour depuis au moins 1995, même les syndicats comme la CFDT l’ont mise en avant, dans les négociations de branche, et cela a abouti à la loi de 2001 sur l’égalité professionnelle. Il existe même une nouvelle loi adoptée en 2005 par la droite sur la suppression des inégalités dans les cinq ans. La question est de savoir si cela devient réellement une priorité pour tout le monde, de telle manière qu’il y ait des luttes qui soient menées avec grèves, manifestations et si les lois votées prévoient des dispositifs contraignants pour les employeurs ; ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui….
La lutte contre les discriminations est indispensable dans tous les domaines, notamment contre les discriminations qui touchent les jeunes dont les parents ont immigré en France. De même, il faut soutenir la lutte des associations contre l’homophobie et l’égalité des droits des homosexuel-les en matière d’adoption et de mariage. Mais ce dont il faut se préserver, c’est de croire que les grandes déclarations des politiciens vont suffire à transformer la réalité sur le terrain des discriminations. Cela implique une bataille d’ensemble en faveur de l’égalité dans tous les domaines, notamment sur le plan économique et social.
Critique Communiste : Souvent quand on traite de la discrimination, par exemple à propos de la prise en charge des enfants, les réponses se cantonnent au domaine social.
Josette Trat : Pour moi, ce n‘est pas un problème idéologique. Par exemple, les hommes gagnent plus en général que leur conjointe et quand les enfants naissent, ce n’est pas le conjoint qui dit : « toi, tu restes à la maison, et moi je vais travailler ». C’est souvent plus compliqué. C’est un calcul rationnel, en termes de salaire : la femme gagne moins, il vaut mieux que le père continue de travailler. Pour une large partie de la population, qui a des problèmes financiers énormes, si la femme a un boulot encore plus harassant et mal payé que celui de l’homme, ils décident en « toute logique » que la mère va prendre un allocation parentale d’éducation, sans mesurer les conséquences à long terme pour la conjointe : difficultés pour retrouver un travail, renforcement de la division traditionnelle des tâches etc.
Critique Communiste : Mais il y a un fond idéologique qui justifie, légitime le choix ?
Josette Trat : Il s’opère d’abord un choix pratique : « on n’a pas de place en crèche, il vaut mieux que ce soit toi qui continues, voire même que tu fasses des heures supplémentaires ». Dans les couples où il y a des enfants, apparaît une accentuation de la différenciation des tâches. Parce qu’il faut gagner plus d’argent. Mais bien entendu, c’est aussi considéré comme « normal » qu’une femmes s’arrête pour se consacrer totalement à ses jeunes enfants. C’est idéologique, mais aussi social et politique. Le décalage des salaires est un mécanisme de maintien de partage des tâches. L’insuffisance de places en crèche est un encouragement direct à la séparation des rôles. Tout est très lié. Pour lutter sur le terrain de la répartition des rôles, il ne faut pas seulement convaincre les gens, il faut aussi leur donner des moyens concrets de faire autrement.
Dans les couches les plus diplômées, on accepte plus facilement un autre modèle où les femmes continuent leur activité professionnelle, même quand les enfants sont petits. Pour deux raisons essentielles : d’une part les femmes qui ont des diplômes élevés ont accès à des professions qui les intéressent et qu’elles n’ont pas envie d’abandonner ; d’autre part, avec des salaires plus élevés, le couple va pouvoir faire appel à des aides en embauchant à domicile, pour le ménage ou les enfants, des femmes d’origine étrangère. Interfèrent ici trois types de rapports sociaux : le rapport social de sexe, de classe et le rapport de « race ». Ce troisième rapport qui met en jeu l’héritage de la colonisation et les mouvements de migrations aboutit à une répartition globale des tâches dans la société qui fait reposer la prise en charge des corvées les plus ingrates sur les personnes étrangères ou dont les parents ont immigré. Dans le secteur domestique (femmes de ménage dans les familles ou les entreprises), ce sont majoritairement des femmes, dans les travaux publics, la grande industrie, ce sont des hommes.
Critique Communiste : Dans la notion de rapport social, comment se construisent les groupes sociaux ?
Josette Trat : Dans les rapports sociaux, les groupes sociaux se confrontent de manière plus ou moins violente ou conflictuelle autour de ce que Danièle Kergoat appelle un enjeu [5]. Dans le cadre des rapports sociaux dominants, ces enjeux concernent principalement le travail au sens large du terme. C’es ce qui se joue dans l’affrontement entre les salariés (ayant un emploi ou au chômage) et le patronat ; dans la confrontation entre les femmes et les hommes ; dans la surexploitation des personnes immigrées ou d’origine étrangère. Du point de vue du rapport hommes-femmes, c’est la division sociale et sexuelle du travail. Cela concerne non seulement le travail domestique, mais aussi toute l’organisation de la société dans son ensemble, suivant ces deux principes de séparation et de hiérarchie. Ils concernent tous les domaines, que ce soit la politique, le monde économique, la vie familiale. Pour lutter contre les discriminations à l’égard des femmes, il faut lutter à la fois pour un partage égalitaire des tâches et des responsabilités familiales et pour l’égalité professionnelle. Si on ne se bat pas en même temps pour l’égalité salariale, pour le développement du service public de la petite enfance, on n’arrivera pas à faire avancer l’idée de l’égalité dans le travail domestique. Si on ne se bat pas à l’intérieur du milieu familial pour l’égalité et la mixité des rôles dans la vie familiale (et c’est très difficile parce que les femmes sont y très atomisées), on aura beaucoup du mal à se battre pour l’égalité dans le monde professionnel. Donc il y a une interférence permanente entre tous ces domaines.
Le rapport social définit à la fois des contradictions, des tensions et un enjeu. La division du travail actuelle profite aux hommes, leur octroyant un statut de dominants avec tout ce que cela procure comme privilèges matériels et positions de pouvoir dans la société. Etre un homme est source de privilèges, y compris pour des hommes très mal lotis sur d’autres plans. C’est parfois le seul pouvoir que détiennent par exemple certains jeunes garçons de milieux populaires en échec scolaire ou au chômage. Le machisme peut donner l’illusion du pouvoir à certains jeunes maltraités par les flics, discriminés à l’entrée des boites de nuit ou sur le marché du travail. Ces rapports sociaux ne sont pas figés une fois pour toutes. Ils peuvent transformés à l’initiatives des acteurs sociaux (dominants et dominés des deux sexes). C’est là que réside toute l’importance de l’action collective des mouvements sociaux.
Critique Communiste : En continuant le parallèle entre les femmes et les immigrés, c’est donc la division du travail qui est centrale. Mais la remise en cause de cette répartition des tâches vis-à-vis des immigrés existe peu. Elle commence à apparaître à l’occasion de cette prise de conscience sur les discriminations, remettant en cause cette division des tâches entre Français et immigrés, mais c’est marginal.
Josette Trat : Elle existe mais elle n’est pas suffisamment développée car cela implique de remettre en cause toute la politique internationale de division du travail ; de ce point de vue, une association comme ATTAC, qui effectue cette réflexion, est très importante. Les luttes contre les effets de la mondialisation capitaliste et contre les discriminations entre Français et immigrés sont fondamentales. Mais pour aller au fond des choses, il faut se battre pour l’égalité des droits, y compris le droit de vote, entre tous les résidents. Le racisme, comme le sexisme ou l’homophobie sont à la fois des sources d’injustices et de souffrances pour ceux et celles qui en sont victimes et de divisions des salariés. Cela ne peut qu’affaiblir la lutte des travailleurs des deux sexes. Le racisme, le sexisme, l’homophobie sont des réalités que les individus tètent en naissant et qui sont enracinés très profondément dans la société. Etre antiraciste, antisexiste, cela ne va pas de soi. Cela passe par une prise de conscience, une éducation, pour lesquelles l’école devrait avoir un rôle fondamental.
Critique Communiste : La prise de conscience vis-à-vis du sexisme et du racisme revient à remettre en cause cette division du travail. Le mouvement ouvrier, par rapport à la division du travail en général, a beaucoup de mal à traiter le problème de son unification et à dépasser cette division du travail, entre travail qualifié et non qualifié, entre travail propre et sale…
Josette Trat : Oui, c’est difficile à traiter parce qu’il faut remettre en cause tout le fonctionnement du capitalisme, à la fois politique, économique, social. La division naît du fonctionnement même du capitalisme, de son fonctionnement normal qui repose sur la mise en concurrence des salariés entre eux. Pendant très longtemps, on avait une vision un peu idyllique du prolétariat, « tous solidaires ». Mais c’est faux, on est tous en concurrence, et ce n’est que sur la base d’un travail politique à la fois des organisations syndicales, des associations, de tous ceux qui contestent ce système, que l’on peut remettre en cause cette concurrence. Mais c’est un effort extraordinaire. On a vécu sur l’illusion que, sur la base des acquis des lendemains de la seconde guerre mondiale, alors que le prolétariat s’élargissait, se renforçait, gagnait des droits nouveaux, progressivement le prolétariat s’unifierait. Mais, fàce à l’offensive du Capital, on s’aperçoit de la fragilité de cette solidarité.
Critique Communiste : La remise en cause globale du système est en recul, pourtant le refus de la discrimination parait beaucoup plus légitime qu’avant et remet en cause cette division du travail. La lutte contre le sexisme s’est élargie dans l’entreprise, et quand un groupe dit « je suis discriminé », il n’y a pas a priori de refus. C’est contradictoire.
Josette Trat : Le discours antidiscrimination permet à la fois de prendre en compte dans les principes les revendications des groupes discriminés, et en même temps de ne pas remettre en cause le système. C’est ce que dit Sarkozy : par des allègements fiscaux pour les employeurs, par des subventions, de la déréglementation du travail, l’économie va redémarrer, il n’y aura plus de problème de chômage, donc les discriminations vont disparaître... Mais l’économie aura beau redémarrer, il y aura des discriminations parce que le système économique est fondé sur la concurrence, et sur la division sociale et sexuelle de toute la société. Même dans les pays nordiques, qui sont beaucoup plus avancés par exemple en matière d’équipements sociaux pour la petite enfance, la proportion de femmes qui travaillent en temps partiel est encore plus importante qu’en France. Ce n’est pas un modèle. Dans toute l’Europe du Nord, quand les femmes ont des enfants, elles travaillent à temps partiel. Même quand il y a des systèmes plus favorables.
Critique Communiste : Quelle est l’identité des groupes qui se construisent dans les rapports sociaux ?
Josette Trat : Il n’y a pas de groupe totalement homogène. Il peut y avoir des mobilisations interclassistes sur certains points. Les mobilisations pour le droit à la contraception ont rassemblé des femmes de milieux très différents. C’est souvent le cas sur des questions de libertés individuelles. Mais sur les questions sociales, les réponses diffèrent. Tout le monde est d’accord pour se battre contre les discriminations au travail. La lutte contre les discriminations salariales touche toutes les femmes, mais est-ce que les femmes les mieux payées vont se mobiliser de la même façon pour un service public de la petite enfance ? Il peut y avoir une solidarité, mais si les féministes et les syndicalistes ne s’engagent pas, il n’y aura pas de mouvement spontané pour défendre les femmes les moins payées, qui subissent les conditions de travail les plus dures. Les personnes au de « teint basané » subissent toutes le racisme, le contrôle au faciès, la pression des flics, mais certaines ne sont pas du tout préoccupés par un changement de société, en raison d’une histoire familiale qui leur laisse espérer une promotion sociale plus facile que pour d’autres, par exemple. Tous ces groupes, au croisement des différents rapports sociaux, vont drainer des couches sociales différentes. C’est la même chose pour les minorités sexuelles : sur la législation du droit au mariage, sur les violences contre les homosexuels, sur l’adoption des enfants, l’ensemble des homosexuels vont se retrouver. Mais les projets de société ne sont pas nécessairement les mêmes. L’homogénéité n’est jamais à la base, elle est à construire, et c’est le travail politique des associations, des syndicats, des partis politiques. Toutes ces associations et mouvements, au delà de solidarité immédiate contre la répression et en faveurs de libertés individuelles fondamentales, sont traversés par des débats et des courants politiques très divers qui posent la question des de modèle de sociétés. Si il y a des solidarités très fortes qui se construisent dans les luttes, il ne peut pas y avoir une identité de vue entre tous les militants de ces causes, sur les projets de sociétés. Si c’était le cas, ce ne serait plus des mouvements sociaux.
C’est notre travail politique de construire la solidarité entre les partis, les associations car, dans la mesure où ces associations travaillent sur un terrain, elles expérimentent, elles réfléchissent, elles peuvent apporter des idées d’avant-garde dans ce domaine. Le parti politique a un projet global de société, mais il peut être en retard sur des points précis par rapport à des associations, ou par rapport à des militants de ces associations. Les militantes féministes de la LCR sont en avance par rapport à l’ensemble de la LCR sur le terrain des luttes féministes, et elles-mêmes se sont enrichies sur la base de leur pratique dans le mouvement féministe. Sur les questions de lutte contre le racisme, les camarades investis sur ce terrain ont une réflexion qui permet d’aller plus loin. Et sur ces bases, nous pouvons avoir un projet d’ensemble, qui ne soit pas seulement une juxtaposition des luttes, mais qui prenne en compte l’ensemble des rapports sociaux, qui organise la solidarité ou mette en lien ce qui s’est fait entre le mouvement féministe et le mouvement homo. Ce qui s’est fait entre le mouvement féministe et une partie du mouvement ouvrier. Parmi ces associations antiracistes, ou celles qui se créent pour dénoncer les discriminations dont sont victimes les jeunes dans les quartiers, certaines ne discutent qu’avec des jeunes issus de l’immigration. Nous défendons l’idée qu’il faut organiser les solidarités, faire des choses ensemble. C’’est un débat stratégique qui traverse tous les mouvements sociaux. Dans son Manifeste [6], la LCR a cherché à réfléchir sur l’articulation entre les différents rapports sociaux et les solidarités à construire entre tous les opprimés des deux sexes et du monde entier.