Introduction à l’interview
Dans sa volonté d’étendre ses sources de profit à des domaines autrefois préservés, le capitalisme ne pouvait passer à coté de la question de la protection de la nature. Mais derrière les différents plans de conservation de la biodiversité se dissimulent des systèmes mondiaux de biopiraterie et d’appropriation privée des ressources, dont la création d’organismes génétiquement modifiés n’est qu’un aspect. L’Amérique latine est particulièrement visée par des projets qui, fondés le plus souvent sur une coopération entre institutions internationales, Etats et multinationales, ont pour but d’unifier « écologiquement » le continent américain afin de fournir les ressources aux entreprises Etats-uniennes. Ils répondent ainsi aux préconisations de la Banque Mondiale selon laquelle « la variation génétique des espèces revêt un intérêt particulier, surtout dans le sud-est du Mexique », ce qui implique de « récupérer la diversité agricole, que les paysans et les indiens du Mexique et de Méso-Amérique ont domestiquée pour créer une grande quantité d’espèces et dont il sont parvenus à conserver l’importante variété génétique ».
Aujourd’hui, c’est le projet de couloir biologique méso-américain (CBM) qui concentre les visées tant des Etats-Unis que de l’Union Européenne, et qui tend à constituer la version verte du plan Puebla Panama . Mais c’est tout le continent à terme qui est menacé dans le mesure où des projets similaires peuvent toucher la forêt amazonienne, dans la perspective qu’à l’unification économique du continent à travers la ZLEA (Zone de Libre Echange des Amériques) corresponde une unification des moyens de piller les ressources naturelles, sous un vernis environnementaliste. Afin d’éclairer ces enjeux, nous avons rencontré Anna Valdez, membre du COMPITCH. Ce conseil national des médecins et sages femmes indigènes traditionnels du Chiapas a pour objectifs de « récupérer, défendre, diffuser et développer la médecine traditionnelle et la connaissance des indigènes de l’Etat du Chiapas ». Il lutte « contre le pillage des ressources biologiques et des savoirs ancestraux ».
V. G.
Critique Communiste : En quoi consiste le projet de couloir biologique mésoaméricain (CBM) ?
Anna Valdez : Ce projet tente de connecter les aires naturelles protégées depuis le Mexique jusqu’au Panama dans une première étape, à travers ces fameux couloirs biologiques qui, selon une vision technique sont les points de passage de flux de différentes espèces animales et qui, selon ces conceptions de la conservation [de la biodiversité], ont été interrompus, sectionnés par les populations qui sont se sont installées dans ces régions.
C. C : Et ce sont des populations qui sont installées depuis quand ?
A. V : Ce sont des gens qui ont toujours habité dans ces régions. Ce sont des peuples qui se déplacent, par exemple des terres hautes vers les terres basses, avec une certaine mobilité. Et cela se réfère à un processus historique qui remonte au temps de la colonisation, où ces peuples ont été sans arrêt déplacés et relégués en particulier dans les terres hautes parce que les plaines étaient en général réservées aux fonctionnaires et aux colons espagnols. Ces déplacements sont aussi liés aux changements d’utilisation des sols, aux changements de cultures, par exemple ce qui concerne depuis le XIXe siècle la culture du café et les changements qui se sont opérés vers une culture d’élevage ; tout ça a provoqué des changements dans l’utilisation des sols et donc des changements dans l’implantation des populations. Les processus de diversité culturelle et de diversité biologique se sont alimentés mutuellement et sont absolument inséparables.
Le projet CBM est apparu vers 1995, mais il avait des antécédents par des chercheurs états-uniens. Par exemple le projet de forêt de territoire Maya inclut le Chiapas, le Belize, le Guatemala, le Honduras et circonscrit ces territoires. Et donc depuis 20 ans, cette zone est annexée de fait par principalement deux organisations, Conservation Internationale et The nature conservancy qui viennent de finir de payer pour procéder à l’expulsion de quatre ejidos qui regroupent des communautés paysannes. Et donc ces quatre communautés ont été expulsées pour compléter l’intégration de ces territoires qui composent le projet Selva Maya. Et le paiement a été de 27 pesos (2 euros) par hectares.
C. C : Quels sont les rapports entre ce type de projet et les autres formes de domination états-unienne et de mise sous tutelle de l’Amérique latine, en particulier le plan Puebla Panama ?
A.V : Ca paraît contradictoire mais en fait ça ne l’est pas, parce que le couloir biologique mésoaméricain joue en fait un rôle de gardien environnemental dans cette région. Il ne s’agit pas du tout d’un plan environnemental, mais d’un plan de réaménagement et de contrôle territorial qui délimite très clairement en terme de coûts et bénéfices , qui fait un inventaire, détermine la valeur des ressources et des territoires, en particulier la valeur de la biodiversité de ces réserves naturelles protégées. Et se pose aussi la question des réserves d’eau. Dans les zones au cœur des réserves protégées, il y a aussi une question de coûts/bénéfices en ce qui concerne la création de puits de carbone .
Parmi les populations, on peut définir deux catégories : d’une part ceux qu’on peut appeler les indiens verts qui sont en fait là pour seulement là pour jouer un rôle de gardien des ressources, en terme aussi de coûts/bénéfices ; et dans les zones d’amortissement (autour des réserves naturelles protégées), il y a des populations qui peuplent ces zones et qui ont été conditionnées à jouer un rôle en matière de services environnementaux pour l’utilisation des ressources. Et donc ces gens sont utilisés comme main d’œuvre qualifiée dans la mesure où ils possèdent une connaissance traditionnelle des ressources de leur territoire et aussi une connaissance géographique importante. Et donc il forment un pont indispensable qui garantit l’accès à ces ressources qui se trouvent au cœur des zones naturelles, et sans eux, il serait impossible d’avoir accès aux ressources et de garantir une restauration de ces ressources. Parce que les intérêts qui se profilent ne peuvent se réaliser que si est garantie la continuité du contrôle sur une forêt restaurée.
C. C : Quand tu dis qu’ils sont utilisés, c’est par qui ?
A. V : Deux modèles différents cohabitent. D’une part un modèle de conservation qu’on peut qualifier de nord-américain, unilatéral, basé sur un travail de lobby qui consiste à obtenir l’expulsion des communautés qui vivent sur les sites des aires naturelles protégées. En ce qui concerne le Chiapas, il s’agit de deux organisations conservationnistes, Conservation Internationale et The Nature Conservancy qui sont elles-mêmes promues par l’agence de coopération et de développement aux Etats-Unis et par le lobby des industries de l’énergie, ainsi que des entreprises comme Ford ou comme celles liées au développement des puits de carbone. L’autre modèle qui peut paraître plus sophistiqué est celui promu par les capitaux européens. Ce ne sont pas lmes entreprises qui sont au premier plan mais les agences de coopération et de développement en lien avec les ONG, qui ont modelé les politiques environnementales en Amérique centrale ; par exemple au Honduras ou au Nicaragua, c’est l’agence de coopération allemande qui gère très concrètement les réserves naturelles protégées, avec des alliances et des partenariats avec des entreprises européennes, par exemple d’extraction de bois, ou des entreprises qui développent des projets de capture de carbone. Sur le terrain, les gens qui gèrent, notamment les expulsions des populations, ce sont des agences de coopération.
Au Chiapas, les choses sont plus compliquées car il est difficile de faire les choses de façon aussi grossière grâce à la résistance zapatiste. Et donc en ce qui concerne le projet environnemental au Chiapas, qui est le projet phare de l’Union Européenne au Mexique (15 millions d’euros), dans ce cas là, c’est le gouvernement de l’Etat du Chiapas qui utilisant son image progressiste a pris contact avec des parlementaires européens. Ca a été dans un premier temps l’agence de coopération et de développement allemande qui a formulé la première partie de ce projet de l’UE mais il semblerait que maintenant cette agence se soit retirée au profit d’une entreprise de consultants espagnole, entreprise qui travaille surtout dans le domaine de construction d’infrastructures, de barrages, dans le domaine de l’énergie, des mines, et de tout ce qui a à voir avec les techniques de construction et de développement dites propres ; et c’est aussi une boite de consultants qui obtient très souvent de gros contrats avec l’union européenne ; au Honduras et au Nicaragua, ce sont eux par exemple qui organisent les projets d’adduction d’eau en zones rurales. Et donc la question qu’on peut se poser, c’est qu’est-ce qu’une entreprise de consultation comme celle-ci fait dans un projet de développement durable. Et donc c’est là qu’on voit se rejoindre ces deux secteurs sur le thème de l’environnement et surtout de la fourniture de services environnementaux qui nécessite l’expulsion des zones protégées, le contrôle des ressources humaines et végétales . En fait il s’agit de la question du contrôle du territoire, avec la mise en place d’une stratégie cohérente. Et donc il s’agit de penser des stratégies qui soient adéquates pour les questions de reconversion énergétique, qui ont à voir avec les ressources du futur ; par exemple si l’idée c’est d’utiliser les ressources d’hydrogène, il faut évidemment de l’eau, mais il faut aussi des ressources de la biodiversité pour que cette production d’hydrogène soit possible. Et donc c’est l’utilisation de toutes les ressources qui existent dans ces zones là (bactéries, micro-organismes capables d’absorber du carbone ou de produire de l’énergie ou de la lumière...) qui représentent une très grande diversité.
C’est là qu’on comprend que cette apparente contradiction entre le plan d’infrastructure - le plan Puebla Panama - et ce projet de couloir environnemental n’en est pas une, que l’un a besoin de l’autre pour être mené à bien, qu’il s’agisse d’objectifs d’interconnexion électrique, d’accès aux ressources, de reconversion énergétique...
C. C : En terme de conséquences environnementales, quels sont les risques les plus flagrants de ces projets ?
A. V : : En ce qui concerne la gestion de l’eau, il s’agit de créer des zones sous gestion privée. Cette forme d’administration change complètement les choses puisque par exemple, il existe déjà des projets de gestion de bassins aquifères et de sources qui sont modelés sous la forme de conseils consultatifs élaborés par des consultants privés, au sein desquels siègent des représentants d’entreprises privées comme Coca Cola, Evian ou Nestlé, qui poussent les populations et les communautés indiennes, avec l’aide de certaines ONG et de consultants, à permettre la mise en bouteille et la vente d’eau sur l’eau sur la place ; il s’agit d’accélérer les conditions locales qui faciliteront la privatisation des ressources. Les zones qui sont au cœur des réserves se suffisent à elles-mêmes quant au renouvellement de la biodiversité, et elles ne sont pas destinées à être modifiées car elles doivent servir à la capture de carbone. En ce qui concerne les zones d’amortissement, l’idée c’est, dans le cadre du couloir mésoaméricain, de restaurer ces zones d’ici environ cinq ans en fonction de la possibilité d’exploiter les ressources de la biodiversité dans le futur ; cette restauration nécessite l’utilisation des connaissances traditionnelles.
Mais comme cela ne peut pas être le discours officiel, cela est exprimé sous la forme de projet local de développement soutenable, alors que dans le même temps sont mis en place des modèles de monocultures qui sont totalement contradictoires avec tout projet de développement durable. Enfin, en ce qui concerne l’écotourisme, c’est aussi présenté comme une forme alternative de développement durable pour les populations, et de façon de plus en, plus évidente on s’aperçoit qu’un tel projet est un instrument efficace pour promouvoir la bioprospection et le vol de ressources, à tel point que la législation mexicaine prévoit que pour obtenir une licence d’écotourisme, les populations doivent faire un inventaire des plantes et des espèces animales qui sont sur leur territoire, mais ils doivent faire aussi état d’une connaissance géographique des lieux traditionnels ou des lieux sacrés connus par les médecins traditionnels ainsi que des sources d’eau.
C. C : Peux-tu préciser qui sont les différents acteurs qui développent un tel projet ?
A. V : : En ce qui concerne les acteurs directs, on a déjà parlé de l’agence de coopération et de développement des Etats-Unis qui elle-même promeut et met en avant d’importantes ONG conservationnistes, Conservation Internationale et The Nature Conservancy, au Chiapas en particulier ; mais on retrouve de nombreux autres acteurs dans toute l’Amérique centrale. Un autre bailleur de fonds est le GEF (Global Environemental Facility) qui est un programme de la banque mondiale, de même que le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement). LA BID (Banque Internationale de Développement) est aussi un acteur important puisqu’elle finance la majeure partie du couloir biologique mésoaméricain ; elle est par ailleurs le financeur du volet « infrastructures dures » du plan Puebla Panama .
Les ONG autres que conservationnistes sont très nombreuses. Elles travaillent plutôt dans le domaine du développement durable. La grande habileté de ce projet est d’avoir incorporé dans un même format, au sein d’un même modèle, toutes ces organisations, toutes ces petites initiatives locales, de les avoir regroupées afin de compléter une stratégie globale ; et de nombreuses organisations, sans avoir au départ les mêmes objectifs, se retrouvent embarquées dans ce processus. En ce qui concerne le Mexique, on peut distinguer les ONG qui émargent à se système, qui en sont devenues les clientes (Pronatura, Espacios Naturales, Les amis de la rivière Lacantune, le forum pour le développement durable qui promeut le commerce des services environnementaux...).
Il existe aussi un centre de recherches qui a été le promoteur d’un projet bioprospection contre lequel le COMPITCH a mené une lutte. Et y a des personnalités individuelles qui se sont faites aussi les porte-drapeaux de tels projets, qui souvent passées de coordinateurs d’ONG à consultants pour l’élaboration de réglementations et de lois dans le domaine de l’environnement. On trouve aussi des liens avec l’institut de médecine génique qui a collecté les données génétiques d’une soixantaine de populations indiennes de la région, et qui participe à un projet de prospection global sur les ressources et les gènes des populations locales, projet mené en parallèle avec la recherche génique dans les océans. Et donc derrière le ministère de l’industrie qui participe aussi au financement, on retrouve toutes les entreprises, y compris européennes, de l’industrie pétrolière, de l’industrie du papier, de l’industrie automobile...
Ce qu’il ne faut pas oublier, ce sont aussi le cas des ONG qui travaillent sur le thème démographique : démographie et environnement, contrôle de la natalité... Il y a un lien très étroit entre contrôle démographique et contrôle territorial. Les politiques dites de santé reproductive se retrouvent autant dans le modèle des conservationnistes nord-américains que dans les projets d’origine européenne. Sans oublier tout le lobby agro-alimentaire et pharmaceutique dans lequel on retrouve toutes les plus grandes entreprises du secteur. Face à cela et à la prétention de l’Union Européenne d’imposer des modes de décision « démocratiques » aux populations mexicaines, le COMPITCH tout comme les zapatistes ont déclaré qu’ils souhaitaient être acteurs de leur propre développement ; et la question qui se pose c’est : « est-ce qu’au Mexique on discute des programmes de développement ou des priorités stratégiques ou de l’utilisation des ressources ou de l’aménagement du territoire de la France, de la Belgique, ou de l’Allemagne ? » Evidemment non ; mais par contre actuellement, ce qui est train d’être discuté à propos du Mexique et des populations indiennes répond aux intérêts capitalistes européens.
C. C : Du coté des résistances, que se passe-t-il au Chiapas et en Amérique centrale ?
A. V : En ce qui concerne les résistances, il s’agit de formes de résistances accumulées depuis les temps de la colonisation, des résistances qui ont 500 ans d’existence et qui s’actualisent selon les problèmes contemporains. Il existe de nombreux réseaux qui se sont formés et structurés dans toute la région et qui articulent différentes problématiques (barrages, biodiversité, paysannerie...). L’opposition du COMPITCH à la bioprospection l’a obligée à se former rapidement sur tout ce qui concerne la biodiversité, le biopiratage... L’action du COMPITCH se manifeste sous plusieurs formes, d’une part la réappropriation de la médecine traditionnelle, dont la pratique n’a jamais été aussi politique qu’aujourd’hui. Et cela suppose une connaissance, un contrôle et une utilisation des ressources des territoires où opèrent les médecins du COMPITCH, territoires qui se trouvent à des endroits stratégiques pour le couloir biologique mésoaméricain.
C. C : Finalement, votre forme principale de lutte consiste en une démonstration de l’utilité des richesses naturelles et des savoirs liés à ces richesses ; mais d’autres formes de luttes plus « classiques » se sont-elles développées ?
A. V : On a essayé de combiner ces deux dimensions, démonstration et dénonciation. Le COMPITCH n’aurait pas pu mener à bien cette entreprise de dénonciation avec succès (un projet américain de bioprospection a en effet été stoppé) si derrière il n’y avait pas de projets des médecins traditionnels qui visent une réappropriation et une utilisation des ressources naturelles pour l’usage de la médecine, s’il n’y avait pas un projet de contrôle des territoires qui y sont liés. Et donc ces usages traditionnels constituent un modèle de conservation des ressources et de développement propre. La certitude des paysans indiens, et des paysans en général, de pouvoir contrôler et assurer la santé et l’alimentation, ça leur donne une très grande sécurité ainsi qu’une position politique très ferme par rapport aux attaques dont ils sont victimes. C’est là qu’on peut faire le lien entre le succès du COMPITCH dans cette campagne pour l’arrêt de la bioprospection et ce qui se passe au Chiapas d’un point de vue politique général et du mouvement zapatiste . Le COMPITCH partage les vues des zapatistes quant à la nécessité de contrôler et développer un territoire pour y installer des projets propres aux communautés qui y vivent.
Propos recueillis par Vincent Gay en février 2005