Le président français Nicolas Sarkozy devait achever samedi 26 janvier à New Delhi une visite d’Etat destinée à manifester le soutien politique de la France à l’Inde, nation émergente plus en plus courtisée dans l’arène internationale. L’intérêt de Paris pour ce nouveau géant asiatique en plein essor – bien que soufrant de multiples fractures sociales – est louable et nécessaire. L’Inde apprécie assurément l’engagement français de soutenir sa candidature au statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies.
Mais penser que New Delhi ait les yeux rivés sur les gestes de bonne volonté émanant de Paris serait aussi présomptueux qu’illusoire. Il n’est que de constater la lenteur avec laquelle les Indiens réagissent aux offres de services françaises dans la coopération nucléaire civile – subordonnées à leurs yeux à la mise en œuvre d’un accord autrement plus ambitieux avec les Etats- Unis – pour comprendre où se situent leurs priorités stratégiques.
Celles-ci se focalisent très clairement autour de deux acteurs du jeu asiatique : les Etats-Unis et la Chine. L’équation géopolitique dans laquelle s’inscrit désormais l’Inde est au fond assez simple : comment engranger les bienfaits d’une fraîche connivence avec Washington sans pour autant effaroucher une Chine dont le « modèle » de réussite tétanise bien des esprits à NewDelhi. La diplomatie indienne est mobilisée à plein régime pour établir cette équidistance.
La lune de miel entre l’Inde et les Etats-Unis est sans nul doute l’événement majeur survenu en Asie ces dernières années. Quand on se souvient de l’axe Inde/URSS qui, à l’époque de la guerre froide, répondait au tandem rival Pakistan/Etats- Unis, on mesure le glissement de terrain. Ce sont les Américains, plus que les Indiens, qui ont été les plus empressés à sceller cette nouvelle donne.
A la fin des années 1990, les stratèges américains prennent conscience de tout l’intérêt à se rapprocher d’une Inde qui, au-delà de sa fidélité à la démocratie et de son séduisant potentiel économique, partage les préoccupations de Washington à l’égard du terrorisme islamiste et de la montée en puissance de la Chine.
Signe que les Etats-Unis sont animés des meilleures intentions, ils ne tiendront pas trop rigueur à New Delhi de sa série d’essais nucléaires, qui jette un coup de froid sur les relations internationales en 1998. Mieux, ils signent en 2006 un accord de coopération nucléaire civile avec l’Inde, un geste exceptionnel puisque celle-ci n’est pas signataire du traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Bien sûr, les intérêts des deux pays sont loin de converger sur tous les dossiers.
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, Washington a été contraint de remettre au goût du jour sa proximité historique avec le Pakistan, Etat « ligne de front » indispensable dans la lutte antiterroriste qui se joue en Afghanistan et à proximité.
Quant à l’Inde, elle cultive une relation fort amicale avec l’Iran – généreux fournisseur de pétrole – qui soulève des sourcils désapprobateurs à la Maison Blanche. Mais, fait remarquable, ces forces centrifuges ont échoué à torpiller le rapprochement en cours.
C’est qu’à New Delhi, le lobby proaméricain a gagné en influence. La libéralisation économique a enfanté une classe moyenne qui, bien que nationaliste, est pressée de s’arracher aux vieilles lunes de l’ère Nehru-Gandhi, marquée par le tiers-mondisme à coloration antiaméricaine. La diaspora indienne aux Etats-Unis joue un rôle actif dans cet aggiornamento idéologique. L’inquiétude de la poussée chinoise le conforte. Il n’est pas indifférent que les nationalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP), au pouvoir en 1998, aient expressément cité la Chine parmi les « menaces » qui justifiaient leurs essais nucléaires.
La « tentation américaine » La méfiance à l’égard de Pékin reste vive en Inde, où l’on vit encore dans le souvenir de l’humiliante défaite subie lors de la guerre de 1962. Alors que le litige frontalier au cœur de l’Himalaya, là où les deux géants se touchent, n’est toujours pas réglé, l’Inde voit d’un oeil soupçonneux l’activisme diplomatique, militaire et économique de la Chine dans son voisinage immédiat (Pakistan, Birmanie, Bangladesh, Népal, Sri-Lanka).
Elle s’inquiète tout particulièrement de la construction par la Chine du port pakistanais de Gwadar, en bord de mer d’Arabie, qui s’inscrit dans l’arc stratégique en « collier de perles » que la Chine cherche à édifier du golfe Persique à sa façade Pacifique afin de sécuriser ses approvisionnements énergétiques. En réaction, New Delhi renforce sa présence navale dans l’océan Indien, zone vitale à ses yeux. Et ne dédaigne pas de s’associer à des manœuvres militaires conjointes avec des pays comme les Etats-Unis, le Japon ou l’Australie, qui tiennent depuis peu un discours sur la « diplomatie des valeurs » (sous-entendu la démocratie), soit une petite musique qui grince sévèrement aux oreilles chinoises.
La « tentation américaine » travaille donc les cercles stratégiques de New Delhi. Mais l’erreur consisterait à oublier un peu hâtivement l’héritage diplomatique indien, où le non-alignement et l’obsession de l’« autonomie stratégique » sont des articles de foi. Si la défiance à l’égard de Pékin est profonde, l’allergie à toute manipulation américaine, à toute forme d’enrôlement au service d’une stratégie d’« endiguement » antichinois, l’est tout autant. New Delhi ne veut sûrement pas être aspiré dans l’escalade d’un conflit avec Pékin par le jeu mécanique d’une nouvelle alliance avec Washington.
Cette crainte d’être instrumentalisé par une superpuissance explique l’hostilité à laquelle s’est heurté ces derniers mois l’accord de coopération nucléaire civile indo-américain qui, pourtant, accorde des faveurs dérogatoires à New Delhi.
Les communistes, membres de la coalition au pouvoir dirigée par le Parti du Congrès, exploitent ce malaise et font peser la menace d’une crise politique si l’accord devait entrer en application.
Le vent a comme tourné. Le sentiment prévaut que l’aggiornamento est allé trop loin. Au point que le gouvernement congressiste de New Delhi doit refroidir son inclination proaméricaine.
Sonia Gandhi, présidente du Parti du Congrès, et Manmohan Singh, premier ministre, se sont rendus ces derniers mois à Pékin pour rassurer la Chine. La ligne de l’équidistance triomphe. Les « fondamentaux » sont de retour. Le rêve indien des Américains risque-t-il d’en souffrir ? Vraisemblablement.