Monsieur Nicolas Sarkozy ne parle quasiment plus d’écologie sans faire référence à l’« excellent livre de Jared Diamond, Effondrement ». [1] A quatre reprises au moins, le président de la République a dit publiquement à quel point cet ouvrage l’avait impressionné [2]. Alors que se termine à peine le modeste tintamarre du Grenelle de l’environnement, il n’est pas sans intérêt d’examiner la pensée d’un auteur qui semble exercer une telle influence sur le chef de l’Etat français.
Biogéographe renommé, professeur de sciences de l’environnement à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), spécialiste des oiseaux de Nouvelle-Guinée, Prix Pulitzer pour son ouvrage Guns, Germs and Steel, Diamond est non seulement un scientifique mais aussi un militant écologiste de premier plan, membre de la direction du World Wild Fund (WWF), une des plus puissantes associations environnementalistes à l’échelle mondiale.
M. Sarkozy n’est pas le seul à avoir apprécié l’« excellent livre » de cet auteur. Son ouvrage a été et demeure un best-seller. Sa thèse : certaines civilisations du passé se seraient effondrées à la suite des dégradations infligées par l’homme au milieu naturel, et ce même processus risquerait de se reproduire aujourd’hui à l’échelle planétaire. Pour prendre la mesure de l’avertissement, il convient de préciser que l’effondrement environnemental est, pour Diamond, bien plus qu’une crise : il le définit comme « une diminution drastique de la population humaine en taille et/ou en complexité politique/économique/sociale, sur une aire géographique étendue, pendant une longue période ». La chute des cités mayas, de la civilisation pascuane, de la colonie viking du Groenland et de la société des Anasazis du Nouveau-Mexique seraient quelques exemples d’effondrement environnemental, d’« écocide ».
« Je ne connais pas un seul cas dans lequel l’effondrement d’une société pourrait être attribué uniquement aux dommages environnementaux : il y a toujours d’autres facteurs qui interviennent », écrit Diamond, se défendant de toute démarche monocausale. Mais l’impression de pondération créée par cette citation est trompeuse car, en réalité, les différents facteurs qu’il prétend prendre en considération sont subordonnés à un superfacteur qui les conditionne tous : la croissance démographique. Cette hiérarchie s’exprime à plusieurs reprises, en particulier lorsque Diamond synthétise ses conclusions concernant les sociétés anciennes : « Ces effondrements du passé tendaient à suivre des trajectoires assez similaires (...) : la croissance de la population forçait les gens à adopter des moyens intensifs de production agricole (...) et à étendre les zones cultivées (...) dans le but de nourrir le nombre croissant de bouches affamées. Des pratiques non soutenables entraînaient des dommages portés à l’environnement (...). Les conséquences pour la société incluaient des pénuries alimentaires, des famines, des guerres entre trop de gens luttant pour trop peu de ressources, et des renversements des élites dirigeantes par les masses désillusionnées. En fin de compte, la population déclinait du fait de la famine, de la guerre ou des maladies, et la société perdait une part de la complexité politique, économique et culturelle qu’elle avait développée à son apogée. »
Dépouiller le problème étudié de tout ce qu’il a de social, de politique et d’économique
Quand il passe à l’analyse de la crise contemporaine, l’ouvrage dresse une liste de problèmes environnementaux (destruction des écosystèmes naturels, prélèvement excessif sur les ressources, déclin de la biodiversité, érosion et dégradation des sols, exploitation inconsidérée des stocks d’énergies fossiles, surexploitation des ressources en eau douce, empoisonnement chimique, propagation d’espèces invasives, réchauffement dû à l’effet de serre) qui, curieusement, inclut aussi la croissance de la population humaine et la croissance de l’impact de cette population sur l’environnement. Cette croissance « affecte tous les autres problèmes », dit Diamond. Une démarche contestable. En effet, puisque la crise écologique est due au mode social d’activité, composer une liste de « problèmes écologiques » incluant une seule dimension de cette activité ne peut que désigner automatiquement cette dimension-là comme « le » superproblème déterminant tous les autres.
Une liste qui mentionnerait les inégalités sociales à la place de la population comme seul facteur non environnemental inciterait tout aussi immanquablement le lecteur à conclure que les inégalités sociales sont « le » superproblème déterminant tous les autres. La même démonstration pourrait être faite pour tout aspect de la situation sociale influant significativement sur l’état de la biosphère. Epingler un seul de ces aspects consiste en réalité à introduire un intrus dans un inventaire, le choix de cet intrus relevant in fine de l’idéologie, pas de la science.
Les conséquences politiques de ce choix idéologique sont extrêmement simples à identifier. En effet, « pour que la discussion soit moins abstraite », Diamond a la bonne idée d’illustrer « la manière dont la douzaine de problèmes environnementaux affecte les modes de vie dans la partie du monde qui [lui est] la plus familière : la ville de Los Angeles dans le sud de la Californie » (où il vit). Il en déduit ensuite un certain nombre de conclusions relatives aux rapports Nord-Sud, puis au monde en général. Il suffit donc de le suivre pas à pas pour savoir à quoi s’en tenir.
S’agissant de l’état de l’environnement dans son pays, l’auteur croit pouvoir affirmer que « les plaintes exprimées par quasiment tout le monde à Los Angeles sont celles qui sont liées directement à notre population déjà élevée et qui continue de croître : nos embouteillages incurables ; le prix très élevé des logements, résultat du fait que des millions de gens travaillent dans quelques centres d’emploi alors qu’il n’y a qu’un espace résidentiel limité autour de ces centres ».
Le smog, la salinisation des sols due à l’agriculture irriguée, les incendies de forêt, l’accumulation des déchets, le déclin de la biodiversité sont ensuite examinés sommairement à travers ce prisme démographique. Même la mauvaise qualité des soins de santé et de l’école publique est jetée dans la marmite des problèmes écologiques découlant de la population « déjà trop élevée et qui continue de croître ». Et Diamond de conclure, sans surprise : « Donc, les problèmes d’environnement et de population ont miné l’économie et la qualité de vie en Californie du Sud. Ils sont dans une large mesure responsables en dernière instance de nos pénuries d’eau, de nos coupures de courant, de l’accumulation de déchets, de l’encombrement des écoles, du manque de logements et des hausses de prix, ainsi que des embouteillages. »
La place manque pour répondre point par point à ces assertions. Mais un exemple peut suffire. Prétendre que « les problèmes d’environnement et de population sont responsables dans une large mesure et en dernière instance des coupures de courant » dont la Californie a souffert ces dernières années est une contre-vérité manifeste. Il est parfaitement établi que ces coupures spectaculaires, qui ont défrayé la chronique en 2000 et 2001, étaient imputables à la libéralisation du marché américain de l’électricité [3]. Un rapport pour le Congrès a établi que certains producteurs avaient été jusqu’à organiser une pénurie artificielle, dans le seul but de faire monter les prix. Suggérer que le nombre d’habitants de la Californie excéderait les possibilités d’approvisionnement énergétique est tout simplement absurde.
Les autres récriminations concernant l’état de l’environnement en Californie sont du même tonneau. Dans chaque cas, la méthode suivie consiste à dépouiller le problème étudié de tout ce qu’il a de social, de politique et d’économique, pour ne laisser subsister que de prétendues causes environnementales. Celles-ci sont ensuite ramenées au fait que la population trop élevée continue malgré tout à croître. En définitive, ce qui est instillé à grand renfort de références scientifiques, ou pseudo-scientifiques, est tout simplement ceci : toutes autres choses restant égales, les défis environnementaux seraient moins aigus s’il y avait beaucoup moins de gens sur Terre.
On voit mal en quoi cette platitude peut aider à résoudre les difficultés concrètes, en Californie ou ailleurs. On voit très bien, en revanche, comment elle peut contribuer à détourner les citoyens de la mise en cause des politiques menées en leur nom. Les lecteurs convaincus par Diamond ne s’interrogeront sans doute pas sur la libéralisation de l’énergie, ou sur les coupes claires dans les budgets de l’éducation et de la santé. Les lunettes démographiques à travers lesquelles il leur aura appris à regarder tendent à ne laisser qu’une seule question ouverte : combien de personnes en trop ?
Les défis environnementaux seraient moins aigus s’il y avait moins de gens sur terre
Faire de la population la mère de tous les défis écologiques a une autre implication, encore plus gênante, car elle débouche sur des positions très ambiguës vis-à-vis de l’immigration en provenance du tiers-monde, et vis-à-vis du tiers-monde en général. Diamond part d’un constat indiscutable : « La croissance de la population californienne s’accélère, par suite presque entièrement de l’immigration et de la grande taille moyenne des familles des immigrants après leur arrivée. » Mais alors, si, en dernière instance, la croissance démographique est bien la cause de la crise environnementale, comme Diamond le prétend, il faudrait en déduire logiquement que l’accélération de la dégradation environnementale en Californie est essentiellement imputable à... l’immigration. Cette conclusion n’est pas tirée explicitement, mais l’auteur d’Effondrement s’en approche manifestement quand il note : « La contribution de la Californie du Sud à la hausse courante de l’impact humain par habitant, en moyenne mondiale, en tant que résultat de transferts de gens du tiers-monde vers le monde développé, est depuis des années le sujet le plus explosif de la politique californienne. »
Explosif, le sujet l’est en effet. En 2004, la plus grande association américaine d’amis de la nature, le Sierra Club (sept cent cinquante mille membres, plus de 90 millions de dollars de budget annuel), était secouée par un affrontement violent entre la majorité de sa direction et un courant minoritaire animé notamment par M. Richard Lamm (ancien gouverneur démocrate du Colorado) et M. Paul Watson (qui fut un des fondateurs de Greenpeace). Pour ce courant, baptisé Sierrans for US Population Stabilization (SUSPS), l’arrêt de l’immigration devait devenir la revendication prioritaire du mouvement écologiste, l’écosystème américain ne pouvant supporter plus longtemps cet afflux de population [4]. Les SUSPS ont perdu cette bataille, mais leur influence est loin d’être négligeable et ils continuent leur travail de sape.
Comment réduire de moitié la population de l’Australie, et dans quel délai ?
Comment Diamond se positionne-t-il dans ce débat ? Effondrement n’apporte pas de réponse claire, mais le ton sur lequel le livre parle des immigrés ne se caractérise pas par un excès de compassion. Voici par exemple ce qu’on peut lire en conclusion d’un paragraphe décrivant les ravages causés aux forêts américaines par diverses espèces invasives de champignons et d’insectes originaires de Chine : « Une autre espèce dont la Chine a une population abondante, qui a de grands impacts écologiques et économiques, et qu’elle exporte en nombres croissants, est Homo sapiens. Par exemple, la Chine est passée à la troisième place en tant que source d’immigration légale en Australie, et des nombres significatifs d’immigrants, illégaux aussi bien que légaux, traversant l’océan Pacifique, atteignent même les Etats-Unis. » Gageons que M. Jean-Marie Le Pen déclencherait un tollé s’il amalgamait ainsi les immigrés chinois à des espèces non désirables d’insectes et de champignons !
Dans cette citation, la référence à l’Australie est tout sauf innocente. En effet, quelques pages plus loin, Diamond consacre à ce pays un chapitre plein d’intéressantes informations sur les dégâts causés par diverses espèces invasives, telles que le lapin et le renard. On peut y lire ceci : « A long terme, il est douteux que l’Australie puisse soutenir ne fût-ce que sa population d’aujourd’hui : la meilleure estimation de la population soutenable au niveau de vie actuel est de huit millions de personnes, moins de la moitié de la population présente. » C’est peu dire que les immigrants chinois sont malvenus !
L’Australie compte à peu près vingt millions d’habitants. Diamond ne nous dit pas comment cette population pourrait être réduite de moitié, ni dans quel délai. Cependant, à défaut de savoir comment répondre à ces questions, certains hommes politiques australiens semblent avoir des idées. C’est ainsi que le gouvernement de Canberra s’est illustré récemment en refusant d’accorder un statut de réfugié climatique collectif aux onze mille six cent trente-six habitants de Tuvalu, ce petit Etat insulaire du Pacifique qui risque d’être rayé de la carte du fait du réchauffement de la planète. Ce refus a été motivé hypocritement par le fait qu’un tel accueil serait « discriminatoire » pour d’autres candidats à l’asile, originaires d’autres pays. En réalité, la réponse est révoltante quand on songe que l’Australie occupe la première place mondiale au classement des pays émettant le plus de gaz à effet de serre par habitant, et qu’elle a refusé de ratifier le protocole de Kyoto.
Pour éviter un effondrement planétaire, Diamond plaide notamment pour une remise en cause des « valeurs » de notre société. Fort bien. Mais on est en droit de s’interroger sur les valeurs qui, selon lui, devraient présider à cet aggiornamento. D’ici la fin du siècle, il est plus que probable que la population de Tuvalu sera confrontée au dilemme darwinien : s’adapter (à la vie aquatique), émigrer ou s’éteindre. Cet effondrement ne sera pas la conséquence de la surpopulation de l’archipel : il aura été provoqué par les pays industrialisés qui, en deux siècles, ont brûlé tant de combustibles fossiles que les écosystèmes ne parviennent plus à recycler complètement le dioxyde de carbone de l’atmosphère.
Coresponsable de cette situation, l’Australie riche refuse d’en assumer les conséquences et claque la porte au nez de Tuvalu. Au nom de la « soutenabilité » de l’Australie et par le truchement d’une métaphore douteuse sur les espèces chinoises invasives, Diamond donne implicitement raison au gouvernement de Canberra. La solidarité et la fraternité humaines font-elles partie des valeurs qu’Effondrement souhaite remettre en cause ?
Ce raisonnement insidieux s’applique aussi, mutatis mutandis, aux rapports Nord-Sud en général. En effet, à l’heure actuelle, la croissance démographique mondiale est due essentiellement au taux de fécondité plus élevé des femmes des pays du tiers-monde. Dès lors, si la population est en dernière instance la cause de la crise environnementale, il faudrait en déduire logiquement que la menace d’effondrement mondial en ce domaine est essentiellement imputable aux peuples du tiers-monde. Encore une fois, Diamond ne va pas jusqu’à tirer carrément cette conclusion, mais il n’est pas exagéré de dire qu’il la suggère.
Pour bien saisir ce point, il nous faut attirer l’attention sur un autre tour de passe-passe de notre auteur à succès. La liste des problèmes environnementaux qu’il dresse comporte non seulement la croissance de la population mais aussi la croissance de l’impact environnemental de la population, par habitant. A première vue, on s’attend à ce que ce concept d’impact soit introduit pour relativiser l’importance des effectifs absolus, puisqu’un même nombre d’êtres humains peut avoir des effets environnementaux fort différents en fonction du mode social de production et de consommation. Effondrement, en fait, ne s’intéresse pas, en priorité, à l’impact écologique par personne, mais à la croissance de cet impact. Or, comme cette croissance est aujourd’hui plus grande dans certains pays en voie de développement que dans les pays développés, l’attention est détournée de l’injustice des rapports Nord-Sud pour être focalisée sur la menace écologique consécutive au développement des pays pauvres. Ainsi, par un déplacement d’accent à peine perceptible, Diamond parvient à modifier complètement la perception de la situation environnementale au niveau mondial.
Certes, Effondrement mentionne que, « en moyenne, chaque citoyen des Etats-Unis, d’Europe occidentale et du Japon consomme trente-deux fois plus de ressources telles que des combustibles fossiles, et rejette trente-deux fois plus de déchets, que les habitants du tiers-monde ». Mais, alors qu’il faudrait introduire ici les concepts de dette écologique du Nord au Sud et de droit du Sud au développement, Diamond les laisse dans l’ombre pour insister sur le fait que le problème environnemental majeur serait en train de se déplacer : « Les gens à bas impact sont en train de devenir des gens à haut impact. (...) Le plus grand problème est la hausse de l’impact humain total, en tant que résultat de l’augmentation des niveaux de vie du tiers-monde, et des individus du tiers-monde qui migrent vers le monde développé et adoptent les standards de vie du monde développé. » On ne peut nier que le développement du Sud pose en effet une difficulté environnementale réelle, notamment sur le plan climatique, mais y insister sans évoquer les solutions possibles, en termes de transfert de technologies et de partage des richesses, revient tout simplement à désigner le Sud comme bouc émissaire.
Par ailleurs, non content de détourner l’attention de l’injuste répartition mondiale des richesses et de la dette écologique, Diamond présente les choses d’une manière telle que les peuples les plus pauvres du tiers-monde apparaissent comme des candidats à l’assistance chronique, voire des parasites qui préfèrent mendier en permanence auprès des pays développés, plutôt que d’ajuster sobrement leurs besoins à leurs moyens, et leur population à la productivité « naturelle » de leurs terres.
Une répétition à grande échelle de l’« écocide » de l’île de Pâques
Discutant de la sécurité alimentaire, l’auteur d’Effondrement prétend répondre à l’argument suivant : « Il n’y a pas vraiment un problème alimentaire ; il y a assez de nourriture ; on doit seulement résoudre le problème du transport et de la distribution de cette nourriture vers les endroits où elle est nécessaire. » Il faut noter que Diamond, ici, formule lui-même l’objection à laquelle il veut répliquer. Ce faisant, il réduit le problème social de la production et de la distribution de nourriture à une simple question de transport, c’est-à-dire qu’il met dans la bouche de ses adversaires l’idée qu’il suffirait, pour éradiquer la famine, d’acheminer systématiquement la nourriture des lieux où elle peut être produite en surabondance vers les lieux où elle fait défaut.
Cette caricature lui permet d’escamoter la manière dont l’agrobusiness, par la concurrence, détruit l’agriculture paysanne dans les pays en voie de développement. Or, une fois ce facteur socio-économique écarté de l’analyse, on peut se borner à constater que « certains pays développés, comme les Etats-Unis, produisent ou peuvent produire plus de nourriture que ce que leurs citoyens consomment » et que certains pays du tiers-monde n’y arrivent pas, et on peut faire comme s’il s’agissait dans les deux cas du résultat de conditions naturelles, telles que la pluviosité ou la qualité des sols. Si on ne dit rien du processus au terme duquel on en est arrivé là, alors on peut propager l’idée que la faim découle du refus de certains peuples de s’autolimiter pour respecter ces conditions physiques, alors que celles-ci leur sont imposées par la nature.
De la sorte, les millions de petits paysans du Sud passent du statut de victimes de la concurrence sur les marchés libéralisés à celui de responsables de leur propre misère. Leur drame – un « effondrement » que Diamond, avec ses lunettes démographiques, ne voit pas ou ne veut pas voir – semble n’avoir d’autre cause que leur attachement irrationnel à des valeurs traditionnelles. Ils feraient mieux de se défaire de celles-ci au plus vite, faute de quoi la nature les punira, mais c’est « leur choix », et par conséquent « leur problème » [5]. C’est exactement de la même manière que Thomas Robert Malthus transforma les victimes des débuts de la révolution industrielle en responsables de leurs malheurs.
Ayant ainsi complètement renversé les rapports réels et créé le mythe d’un tiers-monde mendiant qui trouve plus facile de demander de l’aide que de résoudre « ses problèmes » et de mettre en cause « ses valeurs », Diamond ne peut que reproduire la conclusion de Malthus : non à l’aide ! De même que le « principe de population » [6] exhortait le gouvernement anglais à ne pas aider les nécessiteux, sauf par la charité individuelle et conditionnelle, de même Effondrement encourage les pays développés à dire qu’ils veulent bien nourrir les pauvres de temps en temps, notamment en cas de catastrophe, mais pas les entretenir. Plus exactement, il se cache derrière l’opinion des « citoyens des pays développés » pour l’écrire : « Quoique les pays développés acceptent occasionnellement d’exporter de la nourriture pour atténuer des famines provoquées par certaines crises (telles que sécheresses ou guerres) dans certains pays du tiers-monde, les citoyens des pays développés n’ont montré aucun intérêt à payer sur une base régulière (...) pour nourrir des milliards de citoyens du tiers-monde (...). Si cela devait se faire, mais sans programmes effectifs de planning familial dans ces pays (...), le résultat serait précisément le dilemme de Malthus, c’est-à-dire une augmentation de la population proportionnelle à l’augmentation de la nourriture disponible. »
Etant donné sa méthode, on ne sera pas surpris de constater que Diamond met les rapports réels à l’envers, non seulement au niveau de la Californie ou du tiers-monde, mais aussi au niveau de la planète tout entière. Le monde tel qu’il nous le dépeint devient un chaos complètement inintelligible et, en fait, il ne peut être que chaotique, vu que nous sommes tout simplement trop nombreux. C’est ce qui ressort clairement d’un passage du livre où des événements aussi différents que l’actuelle guerre en Irak, le massacre de cinq cent mille membres du Parti communiste indonésien par Suharto en 1965, le génocide rwandais, le chômage et le terrorisme, etc., sont désignés en vrac comme des manifestations de la « pression environnementale et démographique » et comme des répétitions à grande échelle de l’« écocide » de l’île de Pâques, bref comme des signes avant-coureurs de l’effondrement global.
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire de l’« excellent livre de Jared Diamond », de sa thèse eschatologique sur l’effondrement et du caractère scientifiquement contestable de certaines données sur lesquelles elle est bâtie. Mais l’essentiel, en termes politiques, est la vision du monde qu’il propose. L’auteur d’Effondrement voit et veut nous faire voir le monde à l’envers. Dans un premier temps, les événements sont systématiquement vidés de leur substance sociale, économique et politique pour en faire des « problèmes environnementaux » ; dans un second temps, lesdits « problèmes environnementaux » sont imputés à la croissance démographique – donc aux pays du Sud – en tant que cause ultime. Le tout nappé d’une surabondance de faits plus ou moins scientifiques et emballé dans un discours catastrophiste.
Serait-ce ce système qui a séduit M. Sarkozy ? On conçoit qu’il soit tenté par le premier temps, qui s’accorde bien avec sa propre démarche politique générale. Mais qu’en est-il du second ? La politique française en matière d’asile et d’immigration se parera-t-elle bientôt de considérations écologiques ? La France pourrait-elle prêter une oreille favorable à ceux qui suggèrent de contrebalancer l’obligation faite aux pays développés d’acheter des « droits de polluer » (lire « Faut-il brûler le protocole de Kyoto ? ») par une obligation symétrique faite aux pays du Sud d’acheter des « droits de procréer » ? Il est trop tôt pour le dire, mais il est temps de s’en inquiéter.
Débat : courrier des lecteurs
Lettre de Colin Sanchez
Comme plusieurs autres lecteurs, M. Colin Sanchez n’a pas du tout apprécié l’article de Daniel Tanuro intitulé « L’inquiétante pensée du mentor écologiste de M. Sarkozy » (décembre 2007) :
En lisant [cet article], j’ai eu l’impression d’être replongé quelques années en arrière quand Alain Finkielkraut critiquait le film d’Emir Kusturica Underground sans l’avoir vu (il l’a reconnu dans les colonnes de Libération). Il reprochait au réalisateur serbe de soutenir, par ses créations, le régime de Slobodan Milosevic... On croit rêver, ou plutôt faire un cauchemar. Rapprocher Emir Kusturica de Slobodan Milosevic est aussi absurde et délirant que de rapprocher Jared Diamond de M. Nicolas Sarkozy.
Jared Diamond « mentor écologiste de M. Sarkorzy »... j’aimerais en rire, mais je suis plutôt attristé de voir (...) stigmatiser le travail, ô combien ! précis et rationnel, du professeur de sciences de l’environnement de l’université de Los Angeles. Daniel Tanuro ne s’est sans doute pas plongé attentivement dans Effondrement pour émettre une telle critique... Disons qu’il est complètement hors sujet. Et pour établir un parallèle entre Jared Diamond et Jean-Marie Le Pen, Daniel Tanuro n’a même pas dû effleurer du regard le second ouvrage de l’auteur américain, De l’inégalité parmi les sociétés. Quelle honte ! Monde diplo, tu désinformes.
Les trois ouvrages de Jared Diamond font preuve d’énormément de rationalité. Ils n’ont pas la prétention d’apporter des solutions politiques à une crise écologique planétaire, mais ils offrent une analyse précise et détaillée des causes du développement inégal des sociétés au cours des derniers millénaires.
En débat : Carnets du Diplo
18 janvier 2008
« Effondrement », de Jared Diamond
Ingénieur agronome, Daniel Tanuro a signé dans Le Monde diplomatique de décembre 2007 une critique du livre de Jared Diamond Effondrement [7]. A la suite de cette publication, de nombreux lecteurs nous ont écrit pour nous faire part de leur indignation. Ils jugent injustifié et malhonnête le procès fait à ce scientifique et militant écologiste renommé qu’est Jared Diamond. D’où ce forum, destiné à leur permettre de débattre directement avec l’auteur de l’article.
Parmi les courriers reçus, celui de Colin Sanchez, reproduit dans le courrier des lecteurs du Monde diplomatique de janvier 2008 [voir ci-dessus] ; mais aussi, par exemple, celui de Bernard Thierry, biologiste au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui écrit :
Bernard Thierry
Par le passé, des sociétés humaines ont probablement disparu parce qu’elles avaient détruit leur milieu naturel en exploitant ses ressources au-delà de ce qu’il pouvait supporter. Méditons leur sort pour ne pas répéter leurs erreurs. Ce message de Jared Diamond a une portée universelle, et je m’étonne de le voir réduit par M. Tanuro à une idéologie qui aurait pour tort supplémentaire d’être prise au sérieux par M. Sarkozy. La lecture des différents ouvrages de Diamond révèle une réflexion profondément humaniste, aux antipodes de « l’inquiétante pensée » qui lui est attribuée.
Dans son dernier livre, il analyse l’action des différents facteurs écologiques susceptibles de précipiter l’effondrement des sociétés et les réponses que certaines ont su apporter pour assurer leur pérennité. Il souligne que « les réactions d’une société dépendent de ses institutions politiques, économiques et sociales ainsi que de ses valeurs culturelles. » Le rôle qu’il fait jouer à la croissance démographique comme facteur aggravant des crises écologiques provoquées par les activités humaines lui vaut cependant la violente critique de M. Tanuro.
La prospérité amenée par une exploitation soutenue des ressources de l’environnement a pour effet une expansion des populations qui à son tour entraîne une augmentation de l’exploitation. Si l’écosystème est trop fragile pour soutenir l’augmentation des prélèvements, pollutions et autres dégradations sur le long terme, sa destruction s’accélère brutalement, entraînant une pénurie de ressources qui provoque l’effondrement de la société qui en dépend. On est en droit de discuter chacun des arguments que Diamond apporte à l’appui de cette thèse. M. Tanuro préfère affirmer que Diamond se satisfait de tout expliquer par la seule démographie et qu’il néglige des faits importants comme les différences d’impact des peuples en fonction de leur niveau de vie. J’ai peine à croire que nous ayons lu le même livre tant Diamond multiplie les exemples illustrant la complexité des relations entre pression démographique, impact écologique et crise des sociétés.
Tuer le messager pour ne pas entendre le message
Mais il y a plus préoccupant. L’essentiel de la diatribe de M. Tanuro repose sur une rhétorique faite de « déductions logiques » de son cru. On y apprend qu’envisager les conséquences de la croissance des populations humaines sur l’environnement revient à accuser les immigrants d’être à l’origine de la surpopulation et à tenir les habitants du Sud pour principaux responsables des problèmes de la planète. Recourir à des procès d’intention, au risque d’allumer des incendies ou des bûchers, est pour le moins dérangeant.
Les êtres humains ont longtemps lutté pour survivre au sein d’une nature plus forte qu’eux. Les écosystèmes furent généralement assez robustes pour absorber des destructions qui demeuraient locales. Aujourd’hui le nombre et l’impact grandissant des Homo sapiens met en danger la vie qui habite la surface de la Terre en même temps que les civilisations qu’elle nourrit. Il semble que discuter de cette réalité soit politiquement incorrect pour certains car cela suggèrerait de mauvaises solutions à d’autres. Tuer le messager pour ne pas entendre le message ne représente assurément pas une meilleure solution.
Guillaume Habert, chercheur, estime lui aussi que la question démographique, à laquelle il est par ailleurs erroné de réduire le livre de Jared Diamond, doit être prise en compte dans l’appréhension des problèmes écologiques. Il a lui-même été très intéressé par la description trouvée dans « Effondrement » des mécanismes qui provoquent la faillite d’une société :
Guillaume Habert
Les points soulevés par l’analyse de M. Tanuro sont souvent justes. Malheureusement, sa volonté de diaboliser l’auteur, et par la même occasion l’un des lecteurs de celui-ci (M. Nicolas Sarkozy), entraîne une simplification de son discours qui, au final, fausse l’argumentaire. Ce qui me paraît le plus dommageable est qu’il ne développe pas les aspects qui me semblent très positifs dans ce livre. En effet, la compilation détaillée d’effondrements de nombreuses sociétés traditionnelles, de toutes les tailles et de toutes les régions du monde, permet de mettre en évidence le caractère nuisible pour l’environnement de la pollution culturelle d’un peuple expansionniste, qu’il soit polynésien, maya, viking ou européen moderne.
Inégalités sociales chez les Vikings
(…) La critique selon laquelle M. Jared Diamond ne prend pas en compte les questions sociales et politiques des différentes situations est fausse, puisqu’on peut lire : « Les facteurs politiques, sociaux et religieux tel que les rivalités entre les clans et les chefs, qui menèrent à l’érection de statues toujours plus imposantes, exigeant toujours plus de bois, de cordes et de nourritures ont certainement joué un rôle dans l’effondrement de la société de l’île de Pâques. » De même, il est inexact de prétendre qu’il ne prend pas en compte les inégalités sociales, alors qu’il écrit, à propos de l’effondrement des colonies vikings du Groenland : « Le pouvoir de la société viking du Groenland était concentré au sommet de la pyramide entre les mains des chefs et du clergé. Ces derniers étaient propriétaires de la plus grande partie des terres, possédaient les bateaux et avaient la mainmise sur le commerce avec l’Europe. Dans ce commerce, ils firent le choix d’importer essentiellement des marchandises qui leur conféraient du prestige ou les consolidaient (…). Ils utilisèrent les rares navires pour partir à la chasse dans le Nordesta afin d’acquérir des produits de luxe (comme l’ivoire et les peaux d’ours polaire) qu’ils pouvaient exporter en échange de ces importations d’article de valeur. (…) De nombreuses innovations furent suggérées qui auraient pu améliorer les conditions matérielles de Vikings : importer plus de fer et moins d’article de luxe ; utiliser les navires pour se rendre dans le Markland, afin de s’y procurer du bois et du fer ; fabriquer de nouveaux modèles de navires imités des embarcations Inuits (…). Mais ces innovations étaient susceptibles de menacer le pouvoir, le prestige (…) des chefs. (…) La structure sociale du Groenland créa donc un conflit entre les intérêts à court terme des détenteurs du pouvoir et les intérêts à long terme de l’ensemble de la société. Les chefs vikings finirent par voir disparaître tous leurs partisans. Le dernier privilège qu’ils purent s’attribuer fut celui d’être les derniers à mourir de faim. »
Cela montre bien que les questions de la croissance de la population et de l’empreinte de celle-ci sur l’environnement ne sont pas les seules abordées dans cet ouvrage. Les choix que les dirigeants peuvent opérer, et qui sont fortement contraints par la structure politique de la société, tiennent une place importante dans l’analyse de Jared Diamond. (…)
« Les sociétés traditionnelles
ont développé des moyens très efficaces
de contrôler leur démographie »
Il me semble également important de préciser que, même si le thème de la régulation de la population est un sujet sensible, et que cette solution est apparemment rejetée par M. Tanuro, c’est pourtant un point central dans l’organisation de nombreuses sociétés traditionnelles qui ont vécu pendant des milliers d’années en accord avec leur territoire et qui restent donc une référence en termes de durabilité. On pourra par exemple lire dans le livre de Sabine Rabourdin Les sociétés traditionnelles au secours des sociétés modernes (Delachaux et Niestlé, Paris 2005) : « La majorité des sociétés traditionnelles, sinon toutes, affichent des densités de population très basses comparées à celles des sociétés modernes. (…) Ces densités extrêmement basses (…) s’expliquent par une adaptation des populations aux ressources du milieu. (…) Contrairement à un préjugé persistant, les sociétés traditionnelles semblent avoir développé des moyens très efficaces de contrôler leur démographie. (…) Chez les aborigènes d’Australie, des systèmes complexes d’alliances matrimoniales (…) permettaient de manière subtile de disperser la population et d’éviter l’entassement en un même lieu. Les pratiques de limitation des naissances visaient à ne pas rompre l’équilibre existant entre les ressources et les besoins. La mise en place de ces mécanismes de régulation témoigne (…) d’un souci permanent des populations traditionnelles d’adapter, parfois de manière indirecte, leur démographie aux possibilités offertes par le milieu et aux contraintes écologiques. »
Il me semble essentiel de noter qu’en se concentrant sur les seules questions démographiques, M. Tanuro n’a pas pu, ou voulu, développer l’argument le plus intéressant de cet ouvrage, à savoir la mise en évidence de l’importance de la pollution culturelle.
En effet, dans cet ouvrage, Jared Diamond montre que les Vikings du Groenland se sont éteints non seulement du fait d’une densité de population trop importante et d’inégalités sociales trop marquées, mais aussi, et bien plus, du fait de leur attachement à leur culture européenne, qui n’était pas adaptée aux conditions de vie au Groenland. « La civilisation viking du Groenland était euro-centrique. (…) Cette imitation des modèles européens s’étendit jusqu’à des détails du quotidien (…). Les Groenlandais suivaient la mode vestimentaire européenne, même si celle-ci était moins appropriée au climat froid du Groenland que les parkas des Inuits. (…) Les Vikings du Groenland prirent de leur plein gré la décision de ne pas chasser le phoque annelé et de ne pas pêcher de poissons ni de baleines, à l’encontre des Inuits qu’ils avaient certainement vu faire. Les Vikings périrent de faim, entourés d’abondantes ressources de nourriture. » On peut lire encore : « Les Vikings qui débarquèrent au Groenland, comme tous les peuples colonisateurs à travers l’histoire, arrivèrent avec leur propre savoir, leurs valeurs culturelles et leur mode de vie spécifique fondé sur une expérience qui était celle de générations de Norvégiens. »
De même pour les Polynésiens, dont la culture était adaptée aux conditions de vie en Nouvelle-Guinée, mais pas à l’île de Pâques ou à Mangareva. (...)
Les dangers de l’uniformisation culturelle
Le fait de mettre en évidence que des sociétés traditionnelles se sont effondrées parce qu’elles ont voulu exporter leur culture et leur mode de vie sur des territoires différents des leurs est un argument qui, bien qu’assez intuitif, me semble très pertinent. Il permet de porter un regard différent sur les dangers de l’uniformisation culturelle issue de la mondialisation qu’on observe aujourd’hui.
De plus, cette réflexion fait écho aux propos de Sabine Rabourdin qui a étudié des sociétés traditionnelles. Elle met en évidence une distinction fondamentale au niveau de la perception du temps entre les peuples traditionnels et modernes. Elle écrit par exemple :
« Les sociétés traditionnelles ont la plupart du temps une conception cyclique du temps. (…) Dans cette conception, tout ce que nous infligeons aujourd’hui à l’environnement aura des conséquences que nous subirons plus tard, puisque nous ferons en quelque sorte partie des générations futures. En revanche, les sociétés modernes ont souvent une conception linéaire du temps. Ce que nous faisons à présent aura certes des conséquences dans le futur, mais nous n’y serons plus. Ce principe a soutenu la croyance au développement et au progrès qui a conduit à la civilisation moderne actuelle. Elle a également généré une confiance aveugle dans le futur : nos descendants sauront faire face, grâce aux progrès techniques et scientifiques, aux conséquences de nos activités actuelles. »
Ainsi nous avons des sociétés dont la perception temporelle est circulaire, évoluant sur un espace fixe, qui perdurent depuis plusieurs milliers d’années, et des sociétés dont le temps est linéaire se bâtissant sur un espace en perpétuelle extension et dont on perçoit après quelques siècle le caractère non-durable.
Il me semble donc qu’au moment où l’on cherche à apporter des solutions durables aux problèmes de notre société, les exemples décrits dans l’ouvrage de Jared Diamond permettent d’appréhender l’essence même d’une société durable ou non. Il nous démontre comment une société qui serait conçue sur une expansion spatiale (et temporelle) ne peut pas être durable.
Lui aussi de formation scientifique, Yann Kervennic, qui se définit comme « très à gauche, marxisant, écolo pure sucre (empreinte écologique personnelle moindre que celle requise pour un monde durable), ayant toujours essayé de mettre en accord [son] parcours personnel avec [ses] idées, en refusant par exemple d’aller dans l’industrie ou de mener des recherches pour Thalès », juge que la prise en compte des inégalités n’est pertinente que jusqu’à un certain point en matière d’écologie :
Il ne me semble pas qu’il [Jared Diamond] approuve la gabegie de nos pays industrialisés. Et c’est cela qu’il importe de condamner. Certes, ce sont bien les plus riches qui détruisent le plus intensivement la planète, mais les pauvres de notre espèce sont très nombreux et ont aussi une empreinte trop élevée. Et il n’y a aucune complaisance à avoir envers nous-mêmes. Prendre l’avion est aujourd’hui un acte qui a un impact désastreux, que l’on soit petit salarié ou grand patron. Il faut donc s’attaquer à ce comportement tous azimuts et non pas chercher des causes sociales ou démographiques pures.
Il déplore lui aussi l’intolérance manifestée par Daniel Tanuro à l’idée de régulation démographique :
(…) Ensuite, ce que refuse de voir l’auteur de cet article, c’est que l’explosion démographique est bien un désastre, tout d’abord pour les peuples concernés. J’ai de nombreux Malgaches dans ma famille. L’accroissement inédit de la population de l’île s’est accompagné d’un déboisement massif, pas seulement pour l’industrie du bois ou autres, mais en grande partie pour faire la cuisine. Or on sait que la terre, une fois déboisée, devient stérile. Cela veut dire que demain ces peuples mourront de faim, ce qui annulera la croissance démographique actuelle, mais avec quelles souffrances, et sans permettre à ceux qui resteront de retrouver les ressources d’antan. En fait, ce que refuse de voir l’auteur, c’est que croissance démographique et exploitation économique intensive ont toutes deux des impacts désastreux ; simplement ils sont différents. Mais au final, quand des millions d’Indiens et de Chinois deviendront des consommateurs, les deux problèmes s’additionneront et donneront raison à Diamond. Philosophiquement, ces problèmes sont d’ailleurs symétriques : l’être humain a toujours donné un sens à sa vie en enfantant le plus possible. Aujourd’hui, ce comportement n’a plus de sens. Dans les sociétés opulentes, il a été remplacé par une consommation à outrance. Dans les deux cas, il s’agit d’une fuite en avant irréfléchie.
Le dernier point qui me rend méfiant vis-à-vis de l’auteur de ce texte est que j’ai connu beaucoup de cathos de gauche qui avaient une barrière mentale les empêchant de même envisager l’idée d’une surpopulation (tu te multiplieras, etc.). Pourtant, une Terre à dix milliards de personnes est vraiment un problème, et la croissance infinie, qu’elle soit démographique ou économique, est un pur suicide. Je pense que la maxime de tout un chacun dans tous les domaines devrait être la qualité plutôt que la quantité (mieux consommer, avoir moins d’enfants mais mieux les nourrir et passer du temps avec chacun d’entre eux).
Enfin, Pierre-Alain Cotnoir, s’il désapprouve lui aussi la réduction des thèses de Jared Diamond à du néo-malthusianisme, pointe une autre critique à lui adresser :
Pierre-Alain Cotnoir
La démonstration de Diamond parle de la convergence de cinq facteurs favorisant ou défavorisant le devenir des sociétés humaines : les changements climatiques, les transformations environnementales induites par l’activité humaine, les échanges ou les rivalités avec d’autres sociétés humaines, la capacité culturelle d’une société à s’adapter à ces changements.
Or, c’est plutôt avec ce dernier facteur que Jared Diamond nous montre les limites de sa propre pensée. Malgré une démonstration de l’importance de la capacité d’adaptation culturelle d’une société face à ses problèmes, Diamond ne remet pas en question les principaux traits de sa propre culture, en grande partie responsables de la déprédation actuelle. Il semble considérer normale la subordination du bien commun aux seuls profits d’actionnaires d’entreprises. Qui plus est, il donne le beau rôle à une multinationale, Chevron-Texaco, effectuant ce qui ne peut être qualifié autrement que comme un exercice de propagande en faveur de cette société pétrolière. Pourtant, Chevron-Texaco a été poursuivi en 2003 pour avoir effectué pendant près de 20 ans des déversements hautement toxiques en Amazonie équatorienne et avoir ainsi détruit et contaminé une partie importante de la forêt tropicale de l’Oriente. Sa vision idyllique de cette multinationale laisse pour le moins perplexe… Cette myopie s’appuie sur une vision des rapports humains où seules existent les libertés individuelles agissant dans un vaste marché permettant une autorégulation quasi magique.
En résumé, si Jared Diamond convient que nous vivons dans un monde où aucune société ne pourra échapper à l’effondrement résultant de l’une des douze situations qu’il décrit, il n’ose cependant pas remettre en question les dogmes prévalant dans sa propre société, qui concourent pourtant largement à l’éventuel écroulement de notre civilisation.
Daniel Tanuro, à qui nous avons transmis ces réactions, a rédigé la réponse qui suit :
Réponse de Daniel Tanuro
Je remercie les lecteurs pour leurs commentaires. Je remercie aussi Le Monde diplomatique qui me donne l’occasion de répondre à ce courrier. Mon souhait est que la discussion permette de rapprocher les points de vue, ou au moins de les clarifier.
Il me semble essentiel de rappeler que mon analyse portait uniquement sur la vision du monde actuel proposée par Jared Diamond dans Effondrement. Je me suis attaché en particulier à sa conception des rapports Nord-Sud ainsi que des crises qui affectent les sociétés du Sud. L’article ne commente ni la théorie de l’effondrement environnemental des sociétés anciennes, ni les précédents ouvrages de Diamond (en particulier Guns, Germs and Steel qui est un livre intéressant).
A propos de la « vision du monde » de Diamond
M. Pierre-Alain Cotnoir note que Diamond démontre l’importance de la capacité d’adaptation culturelle d’une société qui doit faire face à des problèmes environnementaux, mais refuse de mettre en question sa propre culture, alors que celle-ci est en grande partie responsable des dégradations environnementales. Je souscris à cette remarque, mais ne vois pas en quoi elle contredit mon analyse. Je pense avoir montré que la grille de lecture démographique de Diamond a précisément pour effet de détourner l’attention des causes sociales de la crise écologique (notamment la subordination du bien commun aux intérêts des actionnaires et le formatage marchand des relations humaines, mentionnés par M. Cotnoir).
M. Bernard Thierry conteste que le point de vue de Diamond revienne à accuser le Sud et ses immigrants d’être les principaux responsables des problèmes environnementaux. Cette dénégation serait plus convaincante s’il se prononçait sur les citations d’Effondrement reproduites dans mon article. Diamond écrit noir sur blanc que les problèmes de la Californie sont tous dûs « dans une large mesure et en dernière instance » à l’accroissement démographique. Celui-ci étant le fait de l’immigration, il parle de la contribution de la Californie à la dégradation accrue de l’environnement mondial « en tant que résultat de l’immigration en provenance du tiers-monde ». Il généralise ensuite ce raisonnement à l’ensemble du Sud : « Le plus grand problème [environnemental] est la hausse de l’impact humain total en tant que résultat de l’augmentation des niveaux de vie du tiers-monde ». Ces « déductions logiques successives » ne sont pas « de mon cru », comme l’écrit M. Thierry, mais de Jared Diamond. Où est la responsabilité du Nord lorsque Diamond écrit que « les problèmes de tous ces pays à l’environnement dévasté, surpeuplés et distants sont devenus nos problèmes à cause de la mondialisation » (p. 517 [8]) ? Ma conclusion reste relativement sobre, et ne peut en tout cas pas être considérée comme un « procès d’intention » : « On ne peut nier que le développement du Sud pose une difficulté environnementale réelle, notamment sur le plan climatique, mais y insister sans évoquer les solutions possibles, en termes de transfert des technologies et de partage des richesses, revient tout simplement à désigner le Sud comme bouc émissaire ».
M. Habert observe que Diamond met parfois le doigt sur des facteurs sociaux qui interfèrent avec les difficultés écologiques. C’est exact, et j’aurais dû le mentionner : mon article s’en serait trouvé plus nuancé. Mais il le fait à sa manière, qui est particulière. Pour expliquer les degrés différents de dégradation de l’environnement à Saint-Domingue et en Haïti, Diamond écrit qu’il faut prendre en compte les différences sociales et politiques entre les deux pays, mais la première qu’il épingle est… la population (p. 339). Dans le cas du Rwanda, il mentionne la chute des cours du café et les politiques d’austérité de la Banque Mondiale comme un des éléments à prendre en compte dans l’analyse du génocide. Mais il le fait dans le cadre de sa hiérarchie subtile des facteurs déterminants de la crise environnementale, au sommet de laquelle il a placé la croissance démographique, de sorte qu’il revient inlassablement sur cet aspect, fondamental à ses yeux. J’en profite pour préciser que Diamond affiche son parti pris idéologique en faveur de la propriété privée des ressources naturelles. S’agissant de la protection des forêts en Europe à la fin du Moyen Age, par exemple, il s’appuie sur la très discutable théorie de la « tragédie des communs » de Garrett Hardin (qui veut qu’un bien commun soit inévitablement pillé et saccagé) pour présenter la suppression des droits coutumiers et l’appropriation violente des forêts par les hobereaux allemands, au XVIe siècle (Guerre des Paysans), comme une sage décision et un exemple à suivre dans la protection de l’environnement (p. 523).
M. Colin Sanchez me reproche d’établir un « parallèle entre Jared Diamond et Jean-Marie Le Pen ». Mon propos n’est pas d’insinuer que Diamond serait une taupe d’extrême droite, mais de souligner le manque d’esprit critique de nombreux commentateurs face aux dérapages de certaines personnalités qui semblent « au-dessus de tout soupçon ». Sur le fond, je suppose que M. Sanchez sera d’accord pour dire qu’il est inacceptable d’amalgamer les immigrés en provenance du tiers-monde à des espèces invasives d’insectes ou de champignons nuisibles. Libre à lui de ne pas me suivre plus loin mais, pour ma part, le fait que de tels propos émanent d’un scientifique renommé constitue une circonstance aggravante. La « honte » serait de ne pas les dénoncer, à mon avis.
Mme et M. Jonot [dans un courrier non reproduit ici] décrivent mon article comme une « entreprise massive de désinformation », œuvre d’un « orfèvre en malhonnêteté intellectuelle ». Ces accusations ne sont malheureusement guère étayées. Le côté passionné de cette lettre me donne le sentiment que des personnes qui ont apprécié les autres ouvrages de Diamond et ont été séduites par la thèse de l’écocide sont passées quelque peu à côté de la vision du monde développée dans Effondrement. Si c’est le cas, ces personnes feraient mieux de vérifier s’il n’y a pas un problème, avant de me jeter la pierre.
J’admets que la connexion intellectuelle entre un professeur membre du WWF et une certaine droite néolibérale est surprenante et dérangeante, mais je pense avoir démontré avec rigueur, citations à l’appui, qu’elle n’en est pas moins possible sur un certain nombre de points. Personne ne m’a reproché d’avoir inventé des citations, ou de les avoir sorties de leur contexte. Que faire, alors ? M. Yann Kervennic propose de se taire, l’essentiel étant selon lui que Diamond « n’approuve pas la gabegie de nos pays industrialisés » et attire l’attention sur « le désastre de l’explosion démographique ». Cette attitude me semble contradictoire avec l’esprit critique dont ce lecteur se réclame. Faire comme si le problème révélé par ces citations n’existait pas et n’avait pas à être débattu reviendrait à considérer que, vu l’urgence écologique, un homme de science pourrait dire à peu près n’importe quoi, pourvu qu’il tire la sonnette d’alarme. Cela me semble un peu risqué.
Plusieurs de mes contradicteurs font état de leur formation scientifique et j’ai toutes raisons de croire qu’ils sont bien au fait des défis environnementaux. Je m’interroge donc sur les mécanismes qui peuvent émousser leur sens critique. Jared Diamond a un talent de conteur et il brasse une masse de faits souvent captivants. Pour autant, Effondrement n’est pas un modèle de rigueur : la description du mécanisme du changement climatique est fausse (les gaz à effet de serre « n’absorbent » pas la lumière du soleil, au contraire ils la laissent passer !) (p. 493) ; la formule de l’impact humain sur l’environnement (l’impact = la population multipliée par le taux d’impact individuel, I = P x i) (p. 524) est abandonnée depuis 30 ans au profit d’une formule qui reste discutable, mais qui prend au moins en compte la richesse et les technologies d’une société (l’impact = la population multipliée par la richesse multipliée par la technologie, I = P x A x T [9]) ; l’affirmation fantaisiste que l’humanité est en passe d’utiliser la presque totalité du potentiel de conversion de l’énergie solaire par les plantes vertes, de sorte que les communautés végétales naturelles ne disposeront bientôt plus que d’une part infime du rayonnement (théorie du « plafond photosynthétique », p. 491 [10]), amalgame abusivement la part utilisée et la part influencée de la capacité photosynthétique globale. Bref. Je pourrais donner d’autres exemples montrant que Jared Diamond n’est pas aussi « rationnel et précis » que l’affirme M. Sanchez.
A propos de la théorie de l’écocide
Passons maintenant à la théorie de l’effondrement environnemental des sociétés, telle qu’elle est proposée par Jared Diamond. Je voudrais insister sur le fait que ce débat est de nature fondamentalement scientifique, tandis que celui relatif à la vision du monde est plutôt politique. Il arrive évidemment que l’idéologie s’invite dans la science (et la science dans la politique) mais les deux discussions peuvent être menées en partie séparément. Elles doivent en tout cas être menées différemment, même si les problématiques sont liées.
M. Cyril Di Meo estime sur son blog que « le long chapitre d’Effondrement sur le Groenland montre bien la dimension sociale et culturelle des évolutions et des effondrements ». J’aurais donc tort, selon lui, de considérer que Diamond « naturalise » les problèmes écologiques et fait de la démographie la cause principale des effondrements de civilisations.
Ici, il y a effectivement un problème : d’une part Diamond, dans sa synthèse de ses travaux, mentionne explicitement la démographie comme le moteur des effondrements environnementaux (la citation sur les « trajectoires assez similaires des effondrements du passé », au début de mon article, ne laisse guère de doute à ce sujet) ; d’autre part, le cas des Vikings du Groenland, tel qu’il le décrit, ne cadre absolument pas avec cette synthèse. Il y a là une incohérence, mais elle est imputable à Diamond, pas à l’auteur de ces lignes.
M. Bernard Thierry résume ainsi le message d’Effondrement : « Par le passé des sociétés humaines ont probablement disparu parce qu’elles avaient détruit leur milieu naturel en exploitant ses ressources au-delà de ce qu’il pouvait supporter. Méditons leur sort pour ne pas répéter leurs erreurs. » Ce résumé me semble exact, à condition d’y inclure le rôle clé de la croissance démographique. L’ensemble constitue ce que Diamond appelle un « écocide ». Or, l’histoire du Groenland telle qu’il la reconstitue ne constitue pas un cas d’écocide, mais un exemple d’incapacité d’une société à s’adapter à un changement de conditions naturelles. Ce n’est pas la même chose.
Laissons donc le Groenland de côté et concentrons-nous sur les effondrements que Diamond impute à la destruction « anthropique » de l’environnement. Parmi ceux-ci, l’exemple de l’île de Pâques est décisif, car les conditions particulières de ce territoire donnent le maximum de force symbolique à la comparaison avec la situation actuelle (pas d’île de rechange pour les Pascuans, pas de planète de rechange pour nous).
La théorie de l’écocide élucide-t-elle l’énigme de l’île de Pâques ? Telle est la question. Il me semble très probable que les Polynésiens aient dégradé gravement leur environnement. Mais je doute qu’ils aient provoqué un effondrement au sens où l’entend Diamond : une population qui atteint 15 000 habitants environ, puis sombre dans la barbarie parce qu’elle excède trois ou quatre fois les possibilités de l’écosystème, et chute brutalement à 3 000.
Voici mon principal argument : il me semble impossible qu’une société néolithique qui ne connaissait pas la roue et n’élevait pas de bêtes de trait ait pu développer la productivité agricole au point de nourrir 15 000 êtres humains sur 165 km2, soit 90 habitants/km2. Selon la monumentale Histoire des agricultures du monde de Marcel Mazoyer et Laurence Roudart, une telle densité représenterait trois fois celles de la Grèce et de l’Italie antiques. Ainsi, l’agriculture pascuane se situerait presque au niveau de productivité du système agraire ultra-performant de l’Egypte pharaonique. Il me semble exclu que de tels résultats aient été atteints dans les conditions de l’île de Pâques, que Diamond décrit comme non-optimales.
Par ailleurs, d’un point de vue logique, il me paraît inconcevable que les habitants de l’île aient pu proliférer au point de dépasser durablement et de trois ou quatre fois les possibilités correspondant à leur écosystème et au développement de leur système productif. En effet, dès que des dégradations environnementales se seront manifestées, la productivité de l’écosystème aura diminué, de sorte que les régulations de population auront forcément opéré petit à petit (moins de grossesses, morts en couches, mortalité infantile accrue, etc.). Dans ces conditions, comment la population aurait-elle pu continuer à croître jusqu’à 15 000 personnes, pour s’effondrer ensuite à 3 000 ?
La théorie de l’écocide nous séduit parce qu’elle entre en résonance avec nos angoisses actuelles face aux catastrophes écologiques que notre mode de production et de consommation est en train de provoquer. Mais il convient de se demander si cette résonance spontanée ne risque pas de nous induire en erreur dans l’interprétation des événements historiques et, par contrecoup, dans la compréhension de la crise écologique contemporaine.
Selon l’anthropologue Benny Peiser [11], Effondrement maquille le génocide commis par les Blancs à l’île de Pâques en un soi-disant écocide commis par les Polynésiens eux-mêmes. Il va jusqu’à accuser Diamond de « révisionnisme environnemental ». Cette polémique doit être prise avec prudence, car Peiser est sceptique quant à la gravité de la crise écologique actuelle. Son message pourrait donc être biaisé. Il comporte cependant des arguments troublants.
Ceux-ci sont corroborés dans une certaine mesure par les récentes découvertes de Terry Hunt [12]. Les travaux de Hunt sont spécialement intéressants parce que ce professeur à l’université d’Hawaï, spécialiste des sociétés anciennes du Pacifique, était un adepte de la théorie de l’écocide. Il y a quelques années, il entreprit sur l’île de Pâques une campagne de fouilles méthodiques visant à valider la démonstration de Diamond. Or, en conclusion, il avoua s’être trompé. Hunt considère aujourd’hui que la population de l’île n’a jamais dépassé 3 000 personnes et qu’il n’y a donc pas eu d’effondrement, au sens de Diamond. Il n’exclut pas pour autant une forme de crise écologique, mais la destruction totale des grands palmiers, selon lui, serait due à la prolifération des rats, pas à celle des humains.
Dans leur lettre, M. et Mme Jonot évoquent la célèbre recette du pâté de cheval et d’alouette. Je me permets de faire remarquer que le cheval, ici, n’est autre que Diamond. Ses qualités d’auteur donnent une diffusion maximale à ses thèses, et son statut de professeur d’université entoure celles-ci d’une aura scientifique. Les contestations de Benny Peiser et le revirement de Terry Hunt restent confinés à des publications spécialisées en langue anglaise. Elles ne touchent guère le grand public…
Destructions d’hier et d’aujourd’hui
Pour terminer, je voudrais donner brièvement mon opinion sur la comparaison entre les crises écologiques d’hier et d’aujourd’hui, car cette comparaison est au cœur du message d’Effondrement.
En tant qu’environnementaliste, je suis très conscient du fait que le monde va au-devant de graves catastrophes écologiques entraînant de très sérieuses conséquences sociales. Certains événements (guerre ou accident atomique) pourraient même, en effet, provoquer un effondrement de l’humanité et de la civilisation. Mais ce risque, selon moi, ne se place pas sous le signe de la continuité avec les sociétés du passé. Il se place au contraire sous le signe de la nouveauté radicale. Aucune société dans l’histoire n’a été guidée par la soif inextinguible de profit qui pousse les propriétaires de capitaux à accumuler toujours plus pour produire toujours plus et vendre toujours plus en créant toujours plus de besoins. Aucune société du passé n’a développé une technologie aussi terrible que le nucléaire. Cette situation est sans précédent et elle fait peser une menace sans précédent.
Ce ne sont donc pas « les problèmes des anciens Mayas, des Anasazis et des Pascuans qui se reproduisent dans le monde moderne », comme l’écrit Diamond : ce sont les problèmes de la société capitaliste moderne qui deviennent de plus en plus aigus. Les « pénuries alimentaires, les famines, les guerres » d’aujourd’hui ne sont pas « dues au fait que trop de gens luttent pour trop peu de ressources » : elles sont dues au fait que les nantis s’approprient les ressources et se donnent les moyens militaires de continuer à les piller pour leur profit. « Les révolutions, les changements de régime violents, l’effondrement de l’autorité, le génocide, la mortalité infantile élevée » ne sont pas « des mesures de la pression environnementale et démographique » : ce sont des mesures de l’injustice, de l’oppression, de l’exploitation et de la barbarie montante, etc.
S’agissant du monde d’aujourd’hui, c’est peu dire qu’Effondrement détourne l’attention des questions sociales : il les dissout dans un discours atemporel qui nous incite à changer nos valeurs sans toucher aux structures socio-économiques. Comme si la gabegie productiviste et l’obsession de la croissance n’étaient pas enracinées dans ces structures. Comme si le sauvetage de l’environnement pouvait se faire sans changements profonds, notamment sans réhabilitation radicale de la propriété publique, du secteur public et de son action. Les bons points environnementaux que Diamond décerne à Chevron, groupe privé, et les mauvais points qu’il attribue à la Compagnie nationale indonésienne du pétrole (pp. 442-443), prennent ici tout leur sens, comme le note très justement M. Cotnoir…
La gravité de la crise environnementale et l’absence de riposte consistante de la part des gouvernements suscitent une inquiétude tout à fait justifiée. Celle-ci se développe alors que les utopies transformatrices paraissent renvoyées aux poubelles de l’Histoire. Un tel contexte est propice à une étrange combinaison de discours eschatologiques et de pragmatisme lobbyiste à la petite semaine, dans le cadre d’un marché qui semble relever des lois naturelles. Cette voie — compatible avec un événement comme le Grenelle français — ne permettra pas d’éviter de très sérieux problèmes environnementaux. J’espère que mon article si contesté contribuera au débat sur une alternative bien nécessaire. Je suis prêt à concéder que son titre était provocateur. Mais, pour le reste, j’estime ne pas devoir changer grand chose à mon analyse des thèses clés de M. Diamond dans Collapse.
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2 commentaires
Catastrophes écologiques d’hier et d’aujourd’hui : la fausse métaphore de l’île de Pâques, par Daniel Tanuro.
18 janvier 20:08
Si les économistes du 19e siècle aimaient les robinsonnades, un certain courant de l’écologie contemporaine raffole des « île-de-pâqueries ». Certains, en effet, croient avoir trouvé dans l’histoire de cette île l’archétype de la catastrophe environnementale qui nous menace. L’effondrement de la civilisation pascuane, selon eux, découlerait de l’entêtement des indigènes à détruire leur écosystème aussi sûrement que nous détruisons la biosphère. (...)
www.legrandsoir.info/spip.php ?article5532
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« Effondrement », de Jared Diamond
18 janvier 22:58, par Frédéric Mahé
L’article de M. Daniel Tanuro et sa réponse sur le site, bien que traitant du même sujet et venant de la même plume, ne me laissent pourtant pas avec le même sentiment. Le premier possède ce léger ton polémique qui m’incite naturellement à la méfiance. Alors que la seconde m’a pleinement convaincu par la qualité de son argumentaire. De l’influence de la forme sur la perception du message...
Cette intéressante analyse du livre et du message délivré par son auteur avait-elle vraiment besoin d’inviter M. Nicolas Sarkozy au cours de sa rédaction ? A mon avis, bien que ce rapprochement soit utile pour nous éclairer sur une facette du discours présidentiel, cela a surtout pour effet de brouiller le message alors que le sujet véritable de l’article se suffit largement à lui-même et n’a pas besoin d’un intermédiaire plus accrocheur pour susciter l’intérêt. Ou bien était-ce destiné à être plus dans l’esprit « Monde Diplo » ?