Dans quel contexte cet arrêt a-t-il été rendu par la Cour européenne de justice ?
Pierre Khalfa – Cet arrêt, pris le 18 décembre dernier, concerne un conflit opposant les syndicats suédois à une entreprise lettone, Laval, qui, chargée de construire une école à Vaxholm, refusait d’appliquer la convention collective du bâtiment à des travailleurs lettons détachés pour ce faire. La Cour devait répondre à deux questions : l’une concernait la demande de garantir aux travailleurs lettons détachés le salaire horaire demandé par les organisations syndicales et l’adhésion de l’entreprise à la convention collective du bâtiment ; l’autre concernait la légalité de l’action collective contre l’entreprise lettone. Elle a donné raison à cette dernière.
Sur quoi s’appuie la Cour pour refuser que les travailleurs lettons soient payés le même salaire que les travailleurs suédois ?
P. Khalfa – Contrairement à la France, le droit du travail suédois ne comporte pas un système d’application générale des conventions collectives qui ne prévoient pas, en général, de salaire minimum. Les entreprises suédoises ne sont pas obligées par la loi d’adhérer à une convention collective, alors qu’en France, une fois celle-ci « étendue », elle s’applique à toutes les entreprises du secteur. Dans la pratique, en Suède, au vu du poids des syndicats et des rapports de force, la plupart des entreprises adhère à la convention collective de leur secteur d’activité, mais il n’y a pas d’obligation légale. De plus, la législation suédoise ne prévoit pas de taux de salaire minimal. Dans ce cadre, la Cour de justice argue que, puisqu’il n’y a pas de convention collective d’application générale, ni de salaire minimum prévu par la loi, les organisations syndicales ne sont pas fondées à exiger l’application d’un salaire minimal, ni même une négociation salariale, à des entreprises étrangères détachant des travailleurs. De plus, elle indique que certaines clauses de la convention collective du bâtiment dépassent les normes minimales de protection prévues par la directive 96/71. De fait, elle vide de son contenu un article de cette directive, qui laisse la possibilité aux États de dépasser ces normes minimales. L’adhésion à une convention collective est considérée comme un obstacle à la libre prestation de services.
Et sur la légalité de l’action collective ?
P. Khalfa – Elle est appréciée au regard de l’article 49 du traité instituant la communauté européenne, qui établit la libre prestation des services. La Cour admet le fait que « des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises, des personnes, services et des capitaux, doivent être mises en balance avec les objectifs poursuivis par la politique sociale » (point 105). Mais, en pratique, la question est vite réglée : pour la Cour de justice, l’application du droit à une action collective, régie par le droit national, ne doit pas violer la libre prestation des services, droit communautaire.
Quelles conclusions faut-il en tirer d’après toi ?
P. Khalfa – Cet arrêt illustre bien la nature du droit européen. La logique est imparable. La libre prestation des services est une liberté fondamentale, explicitement garantie par le traité. Certes, en principe, elle peut être limitée pour protéger d’autres droits fondamentaux. Le problème est de définir le contenu de ces droits fondamentaux, susceptibles de pouvoir limiter des libertés inscrites dans le traité. Ainsi, le fait d’exiger les mêmes conditions de travail et d’emploi pour les salariés détachés que celles qui s’appliquent aux salariés du pays d’accueil n’en fait pas partie. Agir pour l’application de ce droit est donc considéré comme une entrave à la libre prestation des services. Plus encore, c’est à chaque fois à ces droits fondamentaux de faire la preuve, en application du principe de proportionnalité, qu’ils n’entravent pas de façon exagérée les règles du marché intérieur. On le voit, la Cour pousse jusqu’au bout la logique du droit européen directement dérivé des traités et des directives. C’est au contenu de ceux-ci qu’il faut s’attaquer, si l’on ne veut pas voir se reproduire régulièrement ce type d’arrêt. Cet arrêt rend plus que jamais nécessaire le débat public sur la nature de l’Union européenne et le combat pour une « autre Europe », qui mettrait au premier plan l’harmonisation par le haut des conditions de travail et d’emploi des salariés européens.