• Le personnage d’Angie, complexe, séduisant, sympathique, commet peu à peu de belles saloperies. Que représente-t-il ?
Ken Loach – Angie vient de la classe ouvrière mais, virée d’un travail qu’elle fait aussi bien que son patron, elle en a assez d’être victime, et elle décide de monter son agence d’intérim « spéciale immigrés ». Dans ce but, elle doit gagner de l’argent, faire des choses illégales : elle encaisse les charges sociales, mais ne les déclare pas. Elle trouve le moyen de sous-louer des pièces aux travailleurs. Peu à peu, elle gagne de l’argent et devient obsessionnelle. Ceux qui agissent ainsi ne voient les travailleurs que comme un moyen d’atteindre leur but. C’est cela la moralité des affaires. Angie n’agit pas de manière atypique, elle est à l’image des entrepreneurs de son temps. Ce qu’elle fait est inhérent à la logique du profit.
• Angie vient de la classe ouvrière, mais elle choisit le camp adverse, par contamination idéologique. Rose, son associée, veut payer les travailleurs, mais Angie refuse, car « c’est un monde libre »…
K. Loach – C’est ce que le monde dit : tout est marché. Angie est dans le coup. Rose n’accepte pas la logique du profit. Elle n’agit pas en femme d’affaires, au contraire d’Angie, qui agit en conformité avec le monde capitaliste.
• Angie reçoit aussi les coups de ceux qu’elle exploite. La violence des rapports sociaux serait-elle amplifiée par le fait qu’Angie est une femme ?
K. Loach – Les immigrés sont tellement arnaqués, escroqués, volés, sur le marché européen… Il y a une telle exploitation ! Pour son profit, Angie est prête à leur faire subir toutes les brutalités du système... Cette violence qu’ils emploient à leur tour est humaine. C’est la colère qui fait agir ici.
• Hormis la scène dans la cuisine de la famille iranienne, nous ne sommes jamais dans l’intimité des immigrants. Pourquoi ?
K. Loach – C’est la perspective d’Angie : la séquence dans la cuisine permet de rendre leur humanité aux immigrés. Tout est compris lorsqu’Angie demande son nom à la femme ukrainienne qui lui tend son argent, ce qui en fait, enfin, un être humain, et non plus une simple marchandise.
• Au moment du traité constitutionnel européen, on a beaucoup parlé du plombier polonais mais, dans ce film, le Polonais, c’est une infirmière, un instituteur...
K. Loach – C’est l’effet direct du capitalisme sur ces sociétés qui voient leurs travailleurs les plus talentueux partir : à l’université de Londres, des ingénieurs et des avocats font le ménage ; ils sont venus seuls, envoyant de l’argent à leurs enfants laissés au pays. Ils sont souvent logés à huit ou neuf dans des chambres sordides qu’ils payent 80 euros par semaine et par personne, leur laissant moins que le revenu minimum, et ils ne sortent qu’une fois par semaine pour aller au supermarché. Les Anglais refuseraient ces conditions d’esclavage économique, mais ils ne se battent pas pour les immigrés, laissant les patrons gagner bien plus d’argent grâce à eux, tout en contribuant au chômage. Cela fait le lit de l’extrême droite et du racisme. Tout cela étant, bien sûr, soutenu et financé par nos gouvernements : c’est toute l’hypocrisie du système, qui promulgue des lois, mais ne se donne aucun moyen de les faire appliquer, ayant absolument besoin de ce travail sous-payé.
• Ce système fait croire à Angie qu’elle peut s’en sortir en devenant à son tour exploiteuse. Un mirage ?
K. Loach – Elle est un petit maillon de la chaîne, mais en première ligne, car la bourgeoisie ne peut pas régner seule et elle a besoin de gens comme Angie pour organiser la concurrence entre les travailleurs et ne pas les laisser lutter contre le capitalisme.
• Quelques mots sur la situation politique en France et en Grande-Bretagne. Que pensez-vous du projet de la LCR de construire un nouveau parti anticapitaliste ?
K. Loach – Il y a une vraie crise de représentation de la classe ouvrière. En Grande-Bretagne, nos principaux partis sont tous favorables au libéralisme et, dans cette prétendue démocratie, la grosse majorité de la population n’a pas de représentants politiques. J’ai soutenu Respect, mais cette coalition a éclaté [NDLR : lire Scission de Respect] car, malheureusement, la direction du SWP n’était pas préparée à sortir de son immobilisme. Cette crise était nécessaire, et la plupart des indépendants ont rejoint le Respect Renewal. Pour la première fois, nous allons avoir un journal. C’est très positif, et cela va être la vraie alternative aux autres partis, comme ce que vous êtes en train de faire, en France, avec le nouveau parti anticapitaliste. Vous avez compris que c’est indispensable, et je vous envoie tous mes vœux de réussite !
Propos recueillis par Yvan Guimbert et Laura Laufer
Encart
LIBRE ?
It’s a free world ! : « C’est un monde libre ! » Le point d’exclamation dit bien l’ironie du titre. Le dernier film de Ken Loach possède punch et mordant, un tonus du tonnerre, à l’image de son héroïne, Angie, incarnée par la très remarquable Kierston Wareing. L’actrice, découverte par Ken Loach, impulse au film une énergie formidable. Pas de héros positif, ni de luttes exemplaires : Angie, jeune femme moderne convertie aux vertus du libéralisme, rêve d’argent vite gagné, pour devenir « self-made-woman ». Prête à bouffer du lion, elle descend dans la loi de la jungle capitaliste et passe d’exploitée à exploiteur.
La force du film est de nous rendre Angie à la fois proche et monstrueuse, capable du pire pour réussir. Loin des modèles positifs de héros, ce personnage est complexe et passionnant par ses contradictions. Ce portrait d’une femme moderne et ambitieuse, emportée par un système économique déshumanisé, prête à glisser dans l’horreur pour faire de l’argent, à n’importe quel prix, est sobre et efficace.
Peinture cinglante du libéralisme, It’s a free world ! réunit, dans une franche noirceur, violence, déshumanisation et perte des valeurs. En somme, les dogmes ravageurs qui permettent toutes les formes de l’esclavagisme moderne.
L. L.