A l’usine d’assemblage de Vsevolozhsk (25 kilomètres à l’est de Saint-Pétersbourg), la grève, commencée le 19 novembre à minuit, après quatre mois de négociations infructueuses, a duré plus de trois semaines. La principale revendication des ouvriers – soutenus par le Syndicat interrégional des travailleurs de l’automobile (Itua) – portait sur une augmentation des salaires de 30 %, ainsi que sur l’amélioration des conditions de travail et la renégociation de la convention collective. La direction s’est d’abord comportée de manière brutale, refusant de négocier avec le syndicat « pendant la grève ou sous la menace de la grève ». Mais, après une semaine de grève pendant la période la plus favorable aux ventes, il n’était plus possible de compenser la chute de la production en puisant dans les stocks. La direction a alors convoqué le syndicat à une réunion au cours de laquelle elle a offert une augmentation de 11 % au 1er mars 2008. Proposition rejetée par le syndicat : l’inflation annuelle – qui a atteint 11,5 % en décembre – réduisait à néant la générosité de Ford !
En Russie, une grève de trois semaines est une grève de longue durée. Pas seulement parce qu’habituellement les grèves sont déclarées illégales à la demande des patrons. Mais aussi parce qu’avec leurs salaires actuels, les travailleurs parviennent à peine à garder la tête hors de l’eau et ne peuvent donc pas arrêter de travailler très longtemps. Dans ces conditions, l’Itua a réalisé une manœuvre ambiguë : officiellement, la plupart des 1 500 grévistes ont arrêté la grève au bout de trois jours. Mais, rien qu’avec 350 ouvriers qui continuaient la grève, l’usine était arrêtée. Ils étaient payés par le syndicat, alors que les autres continuaient à toucher les deux tiers de leur salaire car, d’un point de vue légal, ils subissaient une « interruption forcée ». Cette situation a duré du 23 au 28 novembre.
Le 28 novembre, la direction a tenté de faire redémarrer la production, en convoquant de nuit, par téléphone, environ 350 travailleurs qui appartenaient à d’autres équipes ou à d’autres sites, et qui n’avaient pas pu trouver de bonnes excuses pour justifier leur absence. Mais il s’est avéré impossible d’organiser une production normale, même en concentrant les effectifs sur une seule équipe. Le premier jour, 66 voitures ont été assemblées, alors que la production normale est de 350 par jour. D’ailleurs, aucune de ces 66 voitures n’a pu passer le contrôle de qualité, le département chargé de cette tâche étant en grève…
Au même moment, d’autres travailleurs ont commencé, spontanément, à se remettre officiellement en grève. Bien que le syndicat n’ait plus été en capacité de les payer, environ 800 ouvriers ont arrêté le travail. Chaque jour, les pointages effectués par le syndicat indiquaient 30 à 40 nouveaux grévistes. 600 ouvriers supplémentaires étaient, de fait, absents du travail, sous divers prétextes, et ils continuaient à toucher les deux tiers de leur salaire.
Salariés sous-payés
Le 11 décembre, la direction a de nouveau essayé de faire repartir la production de nuit (« la troisième équipe »). Cette équipe a assemblé 40 voitures (au lieu des 90 habituelles). Difficile de prétendre que l’usine reprenait « un rythme normal », alors que la production se fixait au tiers de la normale et que près de 100 % des voitures produites ne satisfaisaient pas aux contrôles de qualité ! Pas plus de 500 à 600 personnes, en comptant l’encadrement et les contremaîtres, travaillaient sur les chaînes. De plus, la direction a commis des délits criminels, en affectant aux ateliers de peinture et de soudure, dangereux pour la santé, des salariés qui n’ont reçu ni formation ni habilitation. Des travailleurs de la « troisième équipe » racontent : « À l’atelier de soudure, il y avait quatre ouvriers par poste au lieu de onze. Le contremaître exigeait qu’on travaille plus vite. Il nous a insultés lorsqu’on lui a expliqué que l’on n’était pas assez nombreux. Il a ajouté que ceux qui n’étaient pas contents n’avaient qu’à se mettre en grève ! »
À travers tout le pays, les travailleurs russes ont eu les yeux fixés sur cette usine d’assemblage de Ford. Grâce à un fonds de solidarité, les grévistes ont touché une allocation de secours de 20 dollars par jour. Ceux qui ont d’autres revenus les ont reversés pour les parents célibataires ou les familles nombreuses. Mais le syndicat a commencé à tirer la langue. De nombreux syndicats, en Russie et à l’étranger – dont certains affiliés à la Fédération internationale de la métallurgie –, ont organisé la solidarité financière, de même que le site www.labourstart.org.
Finalement, la grève s’est terminée le 14 décembre, par un vote à bulletin secret, la direction ayant promis de mettre en œuvre l’indexation des salaires sur l’inflation, de payer les heures supplémentaires et de ne prendre aucune mesure de rétorsion contre les grévistes. Ce conflit social a été le plus long et le plus intense depuis la chute du « système soviétique ». Il peut sembler se terminer sur un match nul : d’un côté, la direction n’a pu briser le syndicat, de l’autre, les résultats de la grève sont modestes, surtout au regard de la forte mobilisation. Mais cette grève a eu une signification qui dépasse l’entreprise et même la branche automobile. Elle a permis à tout le monde de reconnaître que les ouvriers russes étaient scandaleusement sous-payés, non seulement par rapport à l’Europe occidentale, mais aussi par rapport à l’Amérique latine. Elle a démontré que la législation était défavorable au mouvement ouvrier, mais que des organisations ouvrières puissantes pouvaient passer outre ces contraintes. C’est une première pierre jetée dans la mare : les remous ainsi créés vont perdurer.