L’administration actuelle de la Présidente des Philippines, Gloria Arroyo, a vraiment fait le choix de l’institutionnalisation du travail migratoire comme mesure principale et réponse à la crise économique que traverse le pays, crise due aux conséquences des politiques néolibérales. C’est aussi cette mesure qui permet au commerce international de réaliser le plus de profits. Elle ne nécessite en effet qu’un minimum d’investissements en capitaux et de risques de la part du pays exportateur de main-d’œuvre. Elle offre en outre la perspective de retours importants sous forme de devises.
Aujourd’hui les ressources humaines sont devenues la principale marchandise d’exportation. Et la plus grande part du travail ainsi déployé est assurée par des femmes. Il s’agit de répondre à la demande des pays développés en matière d’emplois domestiques, de soins aux personnes âgés et autres services à la personne.
Des « super bonnes à tout faire »
On a pu constater la brutalité de ce commerce humain durant les guerres du Liban et de l’Irak lorsque la Présidente Arroyo a annoncé qu’elle allait envoyer davantage de « super bonnes à tout faire » [1] dans les pays du Moyen-Orient. Pendant ce temps, les autres nations fournissaient des moyens de secours pour venir en aide à leurs citoyens expatriés.
Selon les indicateurs économiques philippins, l’argent expédié dans leur pays par les travailleurs philippins d’outre-mer est supérieur aux investissements étrangers directs aux Philippines. Les sommes envoyées chaque année représentent environ 12 à 14 milliards de dollars US. Et encore cette manne ne concerne que les travailleurs migrants légaux. De nombreux autres travailleurs émigrés, qui interviennent dans le secteur des travaux domestiques et d’autres services, ne sont pas répertoriés.
Le gouvernement philippin se repose amplement sur l’argent ainsi expédié par les travailleurs émigrés à leurs familles pour compenser le manque de dépenses dans les services sociaux (santé et éducation), pour stimuler la consommation intérieure et pour couvrir ses déficits budgétaires annuels. Le pire est que le revenu provenant du business du travail migratoire est principalement dépensé pour compenser les manquements de l’Etat et non pour des investissements productifs. Ce qui veut dire que les travailleurs migrants continueront à travailler à l’étranger pour que leurs familles puissent simplement survivre et parce qu’il ont très peu de chances de revenir dans leur pays dont l’économie connaît banqueroute et corruption.
Cet accroissement dramatique du travail migrant a conduit à la constitution d’une immense population de familles migrantes transnationales. Aujourd’hui, des milliers d’enfants grandissent loin de l’un de leurs parents, parfois des deux. Ceux-ci sont en effet contraints de travailler à l’étranger pour leur assurer l’école, des soins de santé de qualité, voire, dans certains cas, une nourriture suffisante.
La migration ouvrière philippine a un visage de femme. En 2003, selon l’Administration de l’emploi étranger philippin (POEA), plus de 70% du nombre total des travailleurs étrangers étaient des femmes. La plupart d’entre elles ont entre 25 et 29 ans. Les femmes migrantes vivent et travaillent dans plus de 193 pays. Elles effectuent un travail d’employées professionnelles et techniques, d’infirmières, d’employées de bureau, de vendeuses, d’animatrices, d’aide soignantes et de bonnes. Nombre d’entre elles sont employées dans des métiers traditionnellement assurés par des femmes.
La plupart de ces femmes migrantes, qui travaillent dans le secteur des services et du travail domestique, laissent derrière elles leurs familles. Leurs enfants sont pris en charge par leurs ascendants, leur compagnon ou des membres de la famille. La fonction que les femmes migrantes assuraient dans leur pays d’origine pour la reproduction générale de la force de travail (éducation des enfants, formation, etc) se voit transférée à leur compagnon ou à des proches. Le paradoxe de cette féminisation du travail migrant réside dans le fait que ces femmes, qui ont rejoint la force de travail mondiale, remplissent une fonction identique au service de familles des pays du Nord. Les effets de la féminisation de la migration du travail sur les familles des femmes migrantes des pays pauvres illustrent à quel point l’économie mondiale est conçue pour le bénéfice des pays riches.
Victimes d’abus sexuels
La majorité des femmes émigrées employées dans des ménages de pays d’Europe, du Moyen Orient, des Etats-Unis et d’Asie n’ont pas de permis de séjour et leurs droits ne sont reconnus ni comme travailleuses ni simplement comme êtres humains. C’est au Moyen Orient qu’on trouve les situations les plus graves : les travailleuses sans papiers sont cloîtrées dans les habitations de leurs employeurs, traitées de façon inhumaine et parfois même assassinées. Un nombre croissant de ces femmes est victime d’abus sexuels, de trafic humain et de prostitution. En dépit des rapports relatant ces abus, de nombreuses femmes philippines continuent d’émigrer et de travailler dans ces pays, mettant ainsi leurs chances de survie entre les mains de leurs employeurs.
Par ailleurs, des études montrent que les habitudes de consommation des familles restées au pays augmentent : achats de loisir, dépenses accrues d’articles de luxe et autres acquisitions non essentielles. Ces pratiques de consommation sont devenues courantes parmi les familles de migrants et, de ce fait, celles-ci deviennent une cible pour le commerce capitaliste.
Dans ses discours officiels traitant de la migration de la main-d’œuvre, le gouvernement philippin présente avec fierté les travailleurs étrangers comme les nouveaux héros du pays parce qu’ils sont les sauveurs d’une économie en pleine récession et qu’ils se sacrifient sur l’autel du capitalisme mondial. Pourtant l’argent expédié par les travailleurs émigrés bénéficie à l’Etat en lui permettant d’atténuer l’effet des ponctions faites sur les dépenses sociales.
Coût social des migrations
L’argument le plus souvent utilisé en faveur de l’exportation de la main-d’œuvre est que l’argent expédié joue un rôle considérable dans les économies de nombreux pays en développement, de manière même bien plus importante que l’aide officielle au développement ou même que les investissements directs des pays étrangers. A l’échelle planétaire, les sommes d’argent expédiées sont estimées à environ 167 milliards de dollars US par an, et près de 60% de cette somme va vers les pays en développement [2].
Cependant, les estimations de l’argent envoyé au pays sont imprécises car les devises sont souvent transférées à travers des canaux privés. Les Philippines bénéficient réellement de 12 à 14 milliards de dollars US de devises expédiés par les travailleurs d’outre-mer, mais cela ne compense pas le coût social des migrations pas plus que cela ne finance le développement du pays.
Le pays rencontre de grandes difficultés à convertir le revenu qui se dégage de l’argent expédié en capacité de production durable. D’autre part il faut savoir que la plupart des pays du tiers monde ne sont pas en mesure d’exercer un contrôle sur l’estimation exacte de leurs exportations de main-d’œuvre. Ils sont plutôt tributaires du marché du travail étranger et ne sont pas en capacité de supporter chez eux un « surplus » de force de travail.
Comme nous l’avons déjà dit, le revenu que représente l’argent expédié est rarement utilisé à des fins productives. Il va pour une petite part à la population pauvre (la taille moyenne des transferts en provenance des USA ou d’Europe aux Philippines est d’environ 200 dollars ou 150 euros par personne et par mois) et est utilisé principalement pour un soutien direct à la consommation et aux dépenses d’habitat, les soins de santé et l’éducation. Il semble que seule une très petite proportion des fonds expédiés est destinée à l’épargne, l’investissement pour la création d’emplois et l’acquisition de propriétés. Cet argent ne peut pas constituer une marée montante qui soulèverait tous les bateaux mais il a un très important impact sur le niveau de vie des ménages qui le reçoivent et constitue une portion significative de leur revenu. C’est le plus important filet de sécurité sociale des familles pauvres, spécialement dans les périodes de difficulté ou de malheur.
Loin de s’avérer productives, les sommes d’argent expédiées accentuent les inégalités, encouragent la consommation de produits importés, augmentent le coût de l’éducation et de la santé et finissent par créer une dépendance. De plus, la valeur réelle de l’argent a chuté étant donné que les taux de change étrangers sont trop bas au regard de devises faibles et également à cause des coûts encourus pour le transfert de l’argent. Ainsi, l’argent expédié contribue à accroître les profits des banques étrangères et conduit à une prolifération de transferts financiers et de bureaux de change.
Au-delà des aspects économiques, l’émigration de la main-d’œuvre affecte les familles en provoquant des dysfonctionnements des structures familiales. L’infidélité conjugale et la délinquance juvénile sont fréquentes au sein des familles migrantes et il se crée chez les migrants une relation de dépendance.
Les migrants s’organisent
Les femmes émigrées travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre comme domestiques auprès des familles de travailleurs d’entreprises multinationales. N’ayant pas à assurer la reproduction de la force de travail, les capitalistes de la planète sont les principaux bénéficiaires de cette main-d’œuvre féminine. C’est en particulier le cas lorsqu’il s’agit de migrants sans papiers. Ils perçoivent une faible compensation monétaire et sont privés d’avantages sociaux : soins de santé, prise en charge en cas de maladie, pensions de retraite, congés payés.
Après avoir vécu longtemps de manière invisible, les migrants sans papiers s’organisent à présent dans de nombreux pays. Le Mouvement des sans papiers en France a commencé il y a plus de dix ans. Plus récemment, des manifestations se sont déroulées aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. En Hollande, une campagne est en cours pour que soit reconnu comme travail réel les tâches épuisantes que les femmes réalisent à domicile et pour que soit régularisés la situation des travailleurs migrants. Il est donc vital que ces travailleurs soient pleinement soutenus dans ce combat pour leurs droits élémentaires.