Assis sur leurs talons, une trentaine de novices drapés dans leurs robes rouge sombre récitent des soutras bouddhiques en pali en balançant la tête, sous le regard débonnaire de deux bonzes plus âgés. Dans le centre de méditation attenant, des femmes assises sur le sol en teck, leurs jambes repliées, méditent dans un silence total devant une statue dorée du Bouddha. D’autres marchent avec une extrême lenteur, dans un mouvement coulé et ralenti, selon les préceptes de la « méditation de pleine conscience ».
Dans ce monastère du centre de Rangoun, comme dans les autres aux alentours, la vie normale a, en apparence, repris son cours, deux mois après la répression sanglante des manifestations de bonzes. Des chiens sont assoupis sur les marches de béton qui mènent à une statue colossale du Bouddha, un lieu prisé par les touristes de passage. Torses nus, des bonzes s’aspergent de seaux d’eau pour leur douche du soir.
« La paix est revenue, tout est tranquille », assure un guide édenté qui propose ses services aux visiteurs étrangers.
Amertume. Il suffit pourtant de gratter un peu la surface pour se rendre compte que cette normalité n’est qu’une façade. Assis sur sa couche, l’abbé du monastère compulse une pile de livres sur le dhamma – les enseignements du Bouddha – qu’on lui a apportés. Visage rondelet et regard vif derrière ses lunettes, il laisse immédiatement fuser son amertume. « Je hais le gouvernement. Je ne pourrais jamais leur pardonner d’avoir fait tirer sur des bonzes. Nous avons enduré trop de souffrances », assène-t-il, alors que le guide lance des regards nerveux par-dessus son épaule.
Les bonzes de ce monastère, dont nous tairons le nom par mesure de sécurité, ont participé aux manifestations de septembre. Celles-ci avaient pour objectif de protester contre les hausses de prix et de dénoncer les violences commises au début septembre contre des bonzes de Pakokku, un des deux centres d’enseignements du bouddhisme dans le pays. Après la répression de la fin septembre, 100 des 500 bonzes du monastère ont été arrêtés. « Les militaires sont entrés dans la pagode avec leurs armes et leurs bottes. Ils se sont conduits de manière honteuse », raconte un autre bonze après avoir fait monter le visiteur à l’étage pour être à l’abri des oreilles indiscrètes.
Cette colère sourde est présente dans la plupart des monastères de l’ancienne capitale, même si elle est rarement exprimée ouvertement par crainte d’être dénoncé. Des vidéos intitulées « Monks versus Devil » circulent par milliers sous le manteau. Ils rassemblent les scènes les plus spectaculaires des manifestations saisies par la BBC ou Al-Jezira. « Nous voulons nous réorganiser et reprendre les manifestations. Mais c’est difficile car des agents du gouvernement ont été infiltrés dans notre temple. Ils ont troqué leur uniforme pour revêtir nos robes », lance à la dérobée un jeune bonze avant de s’engouffrer dans le dortoir. La peur est palpable et, le plus souvent, les bonzes refusent de répondre à toute question sur la situation politique. Dans la foulée de la répression des manifestations les 26 et 27 septembre – répression qui aurait causé 10 morts selon un bilan officiel, bien plus selon des diplomates –, la junte militaire a procédé à un nettoyage des monastères les plus actifs politiquement.
Des bonzes progouvernementaux ont été enrôlés pour y créer une atmosphère de défiance, ainsi que des agents de renseignements déguisés en bonzes. Dans le monastère de Ngwe Kyar Yan, le plus mobilisé lors des manifestations de septembre, l’abbé et son adjoint ont été emprisonnés. Dans la soirée du 27 septembre, des soldats ont pénétré dans ce temple, y ont sauvagement battu des moines avant de les embarquer dans des camions. « Depuis, les militaires ont tout refait à neuf. Ils ont remplacé les images du Bouddha, refait la peinture et ont remplacé tous les bonzes par d’autres venant de l’extérieur », explique un journaliste birman.
D’autres monastères à la périphérie de Rangoun sont vides de tout occupant, le plus souvent parce que les moines ont quitté le froc et sont entrés dans la clandestinité dès le début de la répression. « Il y a probablement encore des centaines de bonzes en prison », précise le journaliste. Aucun des bonzes directement impliqués dans les manifestations n’a encore été libéré.
Donations. Toutefois, la communauté monastique n’est pas unanime dans sa volonté de relancer la confrontation avec la junte au pouvoir. Dans un monastère isolé dans la forêt, à une dizaine de kilomètres de Rangoun,
l’abbé – un septuagénaire squelettique, à l’air sévère – qualifie les manifestations de septembre d’« inacceptables ». « Ce n’est pas le devoir d’un bonze de participer à des manifestations. Son devoir est de suivre les enseignements du Bouddhaet de s’astreindre aux 227 règles de la discipline bouddhique », assène-t-il. Un habitant vivant près du monastère confie : « Ces bonzes avalent sans réfléchir la propagande du gouvernement. Ils considèrent que si certains des leurs ont été tués en septembre, c’est parce qu’ils ont commis des actes de violences, comme de casser des vitrines. »
A l’occasion de la fin du carême bouddhique, qui marque la période où traditionnellement les bonzes sortent de leur temple après la saison des pluies, les généraux ont multiplié les donations d’argent, de nourriture et de médicaments pour tenter de réparer leurs relations avec la sangha, la communauté des moines. Mais il est clair que la majorité des bonzes n’est pas prête à passer l’éponge sur les violences commises par les autorités. La déchirure semble irréversible.
« Tout peut exploser à nouveau, il suffit que quelqu’un actionne le détonateur », indique un bonze célèbre pour ses pouvoirs divinatoires dans un monastère du quartier de Mayangon. Mais dans l’immédiat, la capacité opérationnelle des bonzes a été détruite. Les dirigeants des deux organisations qui étaient derrière les manifestations – la Young Monks Union et le United Front of Monks – sont en prison ou en fuite. « Pour l’instant, nous sommes faibles. Nous n’avons que l’amour et la compassion contre les armes. Mais dès que nous le pourrons, nous repartirons à l’attaque », prédit l’abbé du monastère.