SÉOUL (CORÉE DU SUD) ENVOYÉE SPÉCIALE
Avant d’être envoyé à la frontière nord-coréenne, Do Young, jeune lieutenant de 26 ans, n’était pas à proprement parler un écologiste. Mais après avoir passé plus d’une année au poste de garde de Seungri, à surveiller une partie du long corridor qui sépare les deux Corées, il ne voit plus les choses comme avant. « Ici, j’ai appris à aimer la nature », confie-t-il en contemplant le paysage baigné par une froide lumière automnale.
Au-delà du haut mur de barbelés commence la zone démilitarisée, dite DMZ (demilitarized zone). Ce no man’s land, créé en 1953, s’étend sur 250 km, d’est en ouest, et sur une largeur de 4 km répartis de part et d’autre du 38e parallèle, sur lequel a été établie la ligne de démarcation entre les belligérants de la guerre de Corée.
Depuis plus d’un demi-siècle, à leur insu, les deux armées qui se font face ont permis à la nature de reprendre ses droits. Les champs se sont transformés en prairies, les marais ont repris leur place. L’endroit est unique au monde : un sanctuaire pour des dizaines d’espèces, menacées ailleurs par la disparition d’écosystèmes mis à mal par le développement économique et l’urbanisation. Cerfs d’eau, ours noirs, peut-être des tigres et des léopards...
La DMZ héberge aussi chaque hiver des milliers de grues blanches, hérons ou canards venus du nord de la Chine ou de Sibérie. « A chaque fois que je vais dans la DMZ, je découvre quelque chose de nouveau », s’enthousiasme Kwi-gon Kim, directeur du département environnement de l’université de Séoul. Le professeur Kim est le seul scientifique à pouvoir pénétrer dans la zone pour étudier sa biodiversité. Sous bonne escorte, il a effectué, depuis 1996, plusieurs expéditions, sans s’écarter cependant des chemins de patrouille.
Un million de mines sont encore disséminées dans ce paysage où se succèdent estuaires, plaines humides et montagnes escarpées. Le travail de fourmi que le professeur Kim a entrepris pour recenser la diversité de la faune et de la flore s’appuie aussi sur l’étude d’un espace plus accessible : la zone civile contrôlée. Cette zone tampon située entre la « ligne de front » et la Corée du Sud, large de 5 à 20 km selon les endroits, présente, selon les scientifiques, des caractéristiques très comparables à la DMZ. Depuis 1953, l’activité y est réduite au stationnement des troupes et à l’agriculture, autour d’une dizaine de villages où vivent quelques milliers de personnes.
La DMZ et ses abords abriteraient entre 40 % et 60 % de la biodiversité de la péninsule coréenne. Mais ce n’est pas leur seul intérêt : « L’abondante couverture végétale offre un rempart contre les inondations, et les zones humides, en piégeant d’importantes quantités de CO2, jouent un rôle contre le réchauffement climatique », explique le professeur Kim.
La détente entre les deux Corées, dont les premiers signes se traduisent par des projets de coopération économique, menace ce fragile équilibre. Lors du deuxième sommet intercoréen, en octobre, les dirigeants ont confirmé l’extension du pôle industriel de Kaesong, situé côté nord-coréen, à la limite de la DMZ. Le nombre d’industries sud-coréennes qui sont implantées à Kaesong - aujourd’hui une vingtaine - devrait doubler. « Elles ont l’obligation de traiter leurs rejets, mais les résultats sont très insuffisants », regrette Tae-sig Kim, du ministère sud-coréen de l’environnement.
Les eaux de la rivière Saechon, qui traverse la DMZ, montrent déjà des traces de pollution. La mise en service, le 11 décembre, d’une liaison ferroviaire de 25 km entre la ville de Munsan, au sud, et le complexe industriel ouvrira une autre brèche.
La pression vient également de la zone civile contrôlée, où la population supporte de plus en plus mal les restrictions imposées. D’origine nord-coréenne, In-lye, qui tient un commerce de village, s’y est installée au lendemain de la guerre. Son mari était militaire. Aujourd’hui, ses trois fils sont partis à Séoul. « Personne ne veut plus supporter les contrôles, le couvre-feu. Les garçons ne trouvent pas à se marier », explique-t-elle dans sa petite épicerie mal approvisionnée.
Les autorités régionales réclament la levée de ce régime d’exception. Un projet qui remonterait la limite méridionale de la zone civile de 5 kilomètres a été déposé au Parlement sud-coréen. Une course contre la montre semble engagée. « Le développement économique est la priorité des Nord-Coréens, la préservation de la DMZ ne les intéresse pas », affirme Hoi-seon Jeong, de l’Institut coréen de l’environnement. Les scientifiques et les associations écologistes rêvent de voir la DMZ classée en zone protégée, pour que l’environnement ne paie plus un lourd tribut au développement. L’industrialisation à marche forcée, à partir des années 1970, a défiguré le pays.
Le président Roh Moo-hyun a appelé à la création d’un parc naturel. A l’étranger, des fondations comme celle de l’Américain Ted Turner militent en ce sens.
Pour les habitants de Séoul, la frontière est avant tout synonyme de conflit et de division. Pour les sensibiliser à la beauté des paysages et à l’importance de la biodiversité, la Korean Federation for Environmental Movement, une des plus grosses associations, organise des excursions vers la DMZ. En espérant que, le jour venu, les citoyens sauront se mobiliser.
Chiffres
122e : le classement de la Corée du Sud, selon l’indice de performance environnementale établi par l’université de Yale (Etats-Unis), en 2005.
146e : le rang de la Corée du Nord, en dernière position de ce classement mondial.
230 espèces d’oiseaux vivent dans la zone démilitarisée, dont sept sont classées parmi les espèces en danger au niveau mondial. Parmi elles, la cigogne à bec noir, la grue à cou blanc et la petite spatule.
Chronologie : la zone démilitarisée (DMZ) a été créée au lendemain de l’armistice signé entre les belligérants de la guerre de Corée. Celle-ci a opposé, de 1950 à 1953, la Corée du Nord, communiste et soutenue par l’Union soviétique et la Chine, à la Corée du Sud, appuyée par les Etats-Unis.