L’ANPE soupçonnée de radier en masse... ces derniers mois, les publications de chiffres confirment la tendance entamée en 2006 : le nombre de radiations est en nette augmentation. C’est parce que j’ai vécu, pendant quatre mois, le quotidien d’un conseiller de base en agence et en formation, que j’ai pu voir concrètement comment l’agence s’y prenait pour diminuer le nombre de demandeurs d’emploi inscrits.
Deux choses m’ont frappé quand je suis entré à l’agence : la surcharge de travail des conseillers (il n’est pas rare qu’un conseiller soit le référent de plus de 150 demandeurs d’emploi « actifs », loin des chiffres officiels...) et l’obsolescence du système informatique de gestion des demandeurs. Rigide, peu convivial, parfois incohérent, c’est le parfait outil pour multiplier les erreurs ou approximations administratives. Puis, au fil des semaines, j’ai découvert les mécanismes qui permettent de « gérer la liste », c’est-à-dire d’influer directement sur les chiffres du chômage. Les ressorts ne sont pas forcément ceux qui viennent les premiers à l’idée. Ainsi, quand on interpelle les intervenants du centre de formation de l’ANPE sur les rumeurs de radiation en masse, ces formateurs de conseillers vous répondent avec sincérité : « Mais les radiations pour refus d’emploi sont très peu nombreuses ! La majeure partie des radiations ont pour cause les absences aux rendez-vous ! » Ce qui est tout à fait exact...
Qui n’a jamais manqué un rendez-vous ? Distraction, indisponibilité, raisons personnelles, cas de force majeure, négligence... Comment imaginer que ce banal épisode puisse avoir des conséquences radicales ? Tout part du suivi mensuel. L’instauration, en 2006, de cette obligation pour le demandeur de voir une fois par mois son conseiller référent a multiplié les rendez-vous manqués. Ne pas disposer de moyen de déplacement (hors des grandes agglomérations, point de salut sans voiture, et tiens, c’est cher une voiture quand on est au chômedu...), être usé par les sollicitations administratives (qui n’a pas connu le parcours du combattant entre Assedic et ANPE ?), avoir un empêchement qui paraît indiscutable mais pour lequel on ne possède pas de justificatif... autant d’occasions de se retrouver piégé.
Le règlement stipule que toute absence à un rendez-vous doit être justifiée. Ensuite, c’est au niveau local qu’est établie la liste des excuses “recevables”. Ainsi, les demandeurs d’emploi ne seront pas traités sur les mêmes bases d’une région à une autre, voire d’une agence à une autre, car la marge d’interprétation du directeur d’agence est assez large.
Si le demandeur d’emploi n’a pas donné une « bonne raison », il recevra automatiquement (c’est informatisé) un avertissement avant radiation. Alors qu’auparavant, ce document partait huit jours après l’absence, ce qui donnait au conseiller le temps de fixer un nouveau rendez-vous, le délai a été ramené à 48 heures. En cas de confirmation de la décision, le demandeur recevra, deux semaines plus tard, un avis de radiation, le plus souvent temporaire, de quinze jours à deux mois. C’est donc ni plus ni moins une privation de revenus, non seulement pour un individu, mais souvent pour une famille entière, qui est en jeu. Comment faire pour bouffer, nourrir les gosses et, de plus, chercher un boulot sans rien toucher, ne serait-ce que durant un mois ?
À partir de là, le demandeur radié ne peut plus contester la décision qu’auprès de la direction départementale de l’ANPE et, enfin, en dernier recours, du tribunal administratif. Passons sur l’énergie phénoménale qu’il faut déployer en paperasses et démarches administratives pour rattraper un rendez-vous manqué... Il suffit que le directeur d’agence soit en phase avec sa hiérarchie pour que le nombre d’inscrits à l’ANPE fonde comme banquise sous effet de serre !
Mais il y a mieux. Pour amplifier le mouvement, l’ANPE utilise les informations collectives... J’ai assisté à l’une de ces réunions, pour laquelle ont été conviés, en pleine période de vacances, les jeunes demandeurs d’emploi du fichier. Cette réunion d’information portait sur les contrats en alternance, avec à la clé un stage proposé pour préparer des candidats potentiels à ce type d’embauches. Dans les faits, les contrats qui pouvaient suivre concernaient presque exclusivement les métiers du bâtiment et de l’industrie. Or, non seulement les personnes présentes possédant ces profils étaient minoritaires, mais elles avaient aussi été convoquées, pêle-mêle, des demandeurs en train de créer leur entreprise ou d’autres déjà en formation... Donc, on avait sciemment sollicité de nombreuses personnes pour qu’elles assistent à une réunion qui ne leur serait d’aucune utilité dans leur recherche d’emploi. Résultat : 90 absents sur 140 convoqués... Et ensuite ? Ensuite, tous ceux qui n’étaient ni présents ni excusés ont reçu un avis avant radiation. Bien sûr, ceux qui étaient en vadrouille et n’avaient pas pensé à avertir les Assedic de leur absence furent du nombre (eh oui, les chômeurs aussi partent parfois en vacances).
D’après mes échanges avec d’autres conseillers, dans beaucoup d’agences, ces procédés sont devenus coutumiers. Forcément, le nombre de radiations ne cesse d’augmenter. Les conseillers font ce qu’ils peuvent pour empêcher les funestes courriers de partir, mais une grande partie de la chaîne est informatisée et se fait sans eux. Alors qu’ils n’y sont souvent pour rien, ce sont eux, à l’accueil de l’agence, qui sont confrontés aux doléances, à la détresse et, parfois, à l’agressivité des demandeurs radiés.
Quant au demandeur d’emploi, il reste ébahi qu’un simple oubli ait de si lourdes conséquences. Car s’il y a recours, il n’y a pas de sursis, tout de suite une condamnation. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : celui qui n’a pas de travail est d’emblée suspect, jugé et condamné à la première occasion comme un multirécidiviste. Car son crime est très grave : sans emploi, il gonfle le taux de chômage et, de cela, le pouvoir politique ne le pardonne pas.