Depuis l’effondrement de l’Union soviétique et la mise en place du processus de Barcelone en 1995, la question de la généralisation des droits de l’Homme et de la démocratie politique sur la rive sud de la Méditerranée a pris beaucoup d’ampleur dans l’opinion publique sur les deux rives. Plus récemment, pour faire diversion à l’invasion de l’Irak, les initiatives américaines bruyantes pour « un grand Moyen-orient » démocratique ont contribué à mettre encore plus le projecteur sur la démocratisation des régimes arabes.
L’idée qui se généralise est qu’il existe un problème spécifique au sud de la Méditerranée qui empêche l’accession des sociétés concernées à la modernité démocratique. Le sud de la Méditerranée serait comme condamné à vivre sous des régimes autoritaires pour des raisons mystérieuses que l’on ne parvient pas à élucider. En fait, faute d’une analyse politique et économique fine, l’anthropologie religieuse est devenue la clé d’explication la plus courante : l’Islam aurait du mal à pratiquer les formes modernes de liberté et de pluralisme. Il s’agit d’une explication très courante qui a d’ailleurs amené beaucoup d’islamologues et de planificateurs politiques américains à considérer que l’accès à la démocratie dans les pays dits musulmans devait obligatoirement passer par le développement de partis politiques se réclamant de l’Islam et qui pourraient être amenés progressivement à accepter le pluralisme et le jeu démocratique. Dans cette optique, devenue dominante, on assiste à une dévalorisation totale des expériences de type laïque qu’ont connu certaines sociétés du sud de la Méditerranée, comme ayant été « inauthentiques » et particulièrement répressives et oppressives pour leurs peuples très attachés à la religion musulmane et ses institutions traditionnelles. En réalité, pour faire une typologie utile des régimes politiques du sud de la Méditerranée, il convient de prendre ses distances par rapport à l’obsession religieuse islamique à la mode depuis plusieurs décades, pour examiner les contextes historiques, économiques et sociaux qui peuvent expliquer la nature des régimes politiques en cause. Disons tout de suite que la plupart de ces régimes politiques doivent être qualifiés de « semi-autoritaires » ou dictatoriaux ; il faudrait éviter l’emploi du qualificatif « totalitaire » qui évoque les régimes fascistes de l’Europe ou les dictatures totalitaires nazies ou bolcheviques, ce qui n’est pas le cas des régimes du sud de la Méditerranée, quel que soit le degré d’autoritarisme ou de concentration du pouvoir qui y est pratiqué. Les sociétés méditerranéennes, en effet, ne se prêtent pas à une telle description, en dehors de cas exceptionnels et limités, comme l’Algérie durant les grands troubles de 1992-2000 ou celui de la Libye transformée en une énorme prison sous le règne fantasque de Khaddafi. Ces sociétés, en effet, restent encore beaucoup trop stratifiées et diverses ; les liens de parenté claniques ainsi que l’ouverture sur le reste du monde qui s’est développée par l’émigration ou par la proximité avec l’Europe rendent difficile la fermeture que suppose un régime véritablement totalitaire. En fait, il convient de remarquer que beaucoup de pays du sud de la Méditerranée ont eu des expériences variées et diverses de pluralisme et de libéralisme politique à une époque où sur la rive nord de la Méditerranée s’était mis en place le fascisme dur de type italien ou espagnol ou portugais. La première Constitution moderne sur la rive sud est celle adoptée par l’empire Ottoman en 1876 ; en 1908, un parlement est élu dans l’empire où siègent des représentants de toutes les provinces. L’Egypte sous le protectorat britannique aura elle aussi un parlement élu et la vie démocratique continuera à se développer dans ce pays même après son indépendance et jusqu’au coup d’Etat de juillet 1952. Il en sera de même de la Syrie et du Liban sous protectorat français et après le départ du colonisateur. Ce n’est qu’en 1963, que le parti Baath acquiert le monopole sur la vie politique syrienne et installe une dictature que les militaires vont progressivement asservir à leur profit. En Turquie, la révolution kémaliste du début du 20e siècle inaugure certes un régime autoritaire, mais qui n’empêche pas le développement d’une vie politique intense et celui ultérieur de différents partis politiques, y compris des partis de tendance communistes ou de tendances islamiques. Il n’est donc pas facile de procéder à une typologie des régimes du sud de la Méditerranée depuis le début du 20e siècle, car les expériences ont été très variées et changeantes dans le temps, en fonction des circonstances politiques et des fortes influences externes qui se sont exercées sur la région et dont celle du colonialisme européen n’est pas des moindres, mais auquel il faut ajouter les expériences politiques très variées en Europe elle-même : fascisme, nazisme, communisme, régimes libéraux, ont tous exercés une influence forte sur la pensée politique dans les pays de la rive sud et les régimes politiques qui en ont découlé. On pourrait, en fait, distinguer trois types de régimes qui se sont succédés dans le temps ou ont coexisté entre eux, avec des variantes propres à chaque pays et à son environnement externe ou son histoire récente. Un même pays a pu connaître sur des périodes de temps relativement courtes les trois variétés de régimes politiques
Les régimes de « despotisme éclairé » Dans ce modèle, on pourrait classer deux variantes majeures dont la première a largement influencé les secondes.
Le réformisme autoritaire laïc (kémalisme turc et bourguibisme) La première variante concerne l’établissement d’un réformisme laïc dont les sources sont à rechercher dans les efforts menés par l’empire Ottoman pour se moderniser. On peut distinguer deux tendances différentes dans la réforme ottomane. La première est celle de la période dite des « Tanzimat » où l’administration impériale, sous la pression des puissances européennes, entreprend d’intégrer officiellement les non-musulmans dans la gestion de l’empire ; deux édits majeurs en 1839 et 1856 décrètent l’égalité politique de tous les sujets du Sultan et confirment les privilèges des communautés chrétiennes et juives dans l’empire1. De nombreuses réformes complémentaires sont entreprises par la suite pour adopter les institutions européennes (code de commerce, code de la nationalité, organisation municipale), la Constitution de 1876 étant l’achèvement de cette modernisation. La seconde tendance est celle des officiers Jeunes Turcs qui donnera naissance au laïcisme radical de Mustapha Kemal et qui développe un jacobinisme pan-touranien qui exclut les différentes identités ethniques qui composaient traditionnellement le peuplement de l’empire (grecque, arménienne, kurde, arabe). Mustapha Kemal, fort du prestige de ses victoires militaires contre les armées européennes qui avaient envahi l’Anatolie, abolit le Califat en 1924 et établit une république laïque qui sépare totalement la gestion de l’Etat des affaires religieuses. Il latinise l’alphabet turc, voulant ainsi définitivement couper les liens passés avec les peuples arabes et musulmans du Moyen-Orient, pour se tourner vers un futur européen2. La révolution kémaliste a été très décriée ces dernières années dans le cadre de la mode anti-laïque et favorable à la « réislamisation » des sociétés du tiers monde, comme moyen de lutter contre l’influence grandissante de l’URSS et des diverses variantes de marxismes dans les sociétés colonisées par les puissances européennes. On ne peut que reconnaître, cependant, que la Turquie est aujourd’hui avec la Malaisie le seul pays « musulman » respecté dans l’ordre international ; s’il est parvenu à faire accéder pacifiquement au pouvoir un parti se réclamant de l’Islam, c’est bien grâce aux décades de pratique laïque instaurée par le Kémalisme. Certes, aux critères purs et durs des droits de l’Homme, la Turquie est encore loin d’avoir rejoint la situation des pays démocratiques européens ; mais comparé à d’autres sociétés musulmanes dans le monde arabe ou en Asie, ce pays est bien un modèle valorisant : il n’a connu aucune des crises violentes internes (mis à part celles dues au problème kurde) ou aucune des défaites militaires cuisantes qui ont pu affecter d’autres sociétés musulmanes. Dans le monde arabe, Habib Bourguiba en Tunisie instaure un régime politique qui par son désir de laïcisation de la société rappelle le plus le modèle kémaliste. Comme en Turquie pour le kémalisme, le bourguibisme laissera en Tunisie des traces durables, même si le régime qui lui a succédé a versé dans une dictature policière peu digne du dynamisme et des qualités de la population tunisienne. La Tunisie est, en effet, le pays arabe qui a les meilleures performances socio-économiques des pays du sud de la Méditerranée. Le kémalisme inspirera aussi la vague modernisante que connaît le monde arabe après les indépendances, souvent à la faveur de coups d’Etat militaires.
Le césarisme modernisant et populiste Au kémalisme turc, et probablement influencé par lui, a correspondu dans les pays arabes méditerranéens, des régimes autoritaires et populistes, incarnés dans le nassérisme. Jamal Abdel Nasser qui prend le pouvoir en Egypte suite à la chute pacifique de la monarchie en 1952, a été, en effet, un chef inspiré non seulement pour l’Egypte, mais pour l’ensemble du monde arabe, en particulier la Syrie, l’Irak, le Soudan et la Libye. Contrairement à l’image que la mode récente des écrits sur l’Islam a voulu donner du nassérisme, il n’y a pas eu en Egypte sous le régime nassérien de marginalisation, voir d’écrasement de la religion. La répression connue par le Mouvement des Frères musulmans dans les années soixante n’était pas le résultat d’un quelconque activisme anti-religieux des Officiers libres égyptiens qui mettent fin pacifiquement au régime monarchique jugé trop complaisant vis-à-vis des Anglais et trop corrompu, mais le résultat d’une rivalité sourde entre le Mouvement et le nouveau régime nassérien. Les Frères n’ont pas été les seuls à subir la répression du régime, celle exercée sur les communistes ou sur les anciens membres de la haute bourgeoisie d’affaires et des riches propriétaires terriens n’a pas été de moindre envergure. Le nassérisme a certes instauré le régime de parti unique et d’organisations de masse tel que pratiqué dans les démocraties populaires et a donc confisqué la liberté d’expression, ce qui lui a valu l’hostilité des deux grandes forces sociales de l’Egypte, les communistes et les Frères musulmans ; en revanche, il a permis des progrès sociaux fondamentaux pour la masse des défavorisés (éducation, accès à l’université, soins gratuits, redistribution de la grande propriété agraire, etc.) et des taux de croissance économique particulièrement élevés jusqu’à la cuisante défaite de l’armée égyptienne face à Israël en juin 1967 qui donne un coup d’arrêt à cette croissance. Tout comme pour la Russie avec le régime bolchevique, on peut évidemment discuter pour savoir si ce césarisme particulièrement autoritaire était nécessaire pour moderniser l’Egypte et si le maintien de la royauté n’aurait pas été préférable, mais on ne peut passer sous silence l’immense popularité de Jamal Abdel Nasser en Egypte et dans l’ensemble du monde arabe. Ce dernier, en effet, a incarné de façon forte les aspirations populaires à l’unité arabe et l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme dominants à cette époque si bien marquée par « le réveil » du tiers monde et la constitution du Mouvement des non-alignés. On ne saurait aussi passer sous silence le contexte externe qui entraînera la radicalisation du régime nassérien, en particulier l’agression militaire israélienne et franco-anglaise de 1956 contre l’Egypte, puis la défaite cuisante face à l’armée israélienne en 1967. Le cas le plus proche de l’Egypte sur la rive sud de la Méditerranée a été celui de l’Algérie durant la présidence de Houari Boumediene (1965-1979) ; ce dernier fut un autre César arabe, farouche nationaliste aux aspirations industrialisantes qui voulait faire de son pays la « Prusse » de l’Afrique. Certes, l’expérience algérienne a dégénéré de façon lamentable après la disparition de Boumediene ; le pétrole, la corruption et la manipulation des mouvements islamiques par les militaires au pouvoir ont entraîné ce pays dans un chaos sanglant (1992-2000)3. En réalité, nous avons dans cette génération de chefs d’Etat arabes au sud de la Méditerranée le produit de la conjoncture de la décolonisation, laquelle s’est opérée dans le cadre d’idéologies laïques qui a inspiré le Mouvement des pays non alignés, fortement marqués par la laïcité militante de Nehru, premier ministre de l’Inde, ou celle de Tito en Yougoslavie4. La religion et les partis locaux d’inspiration religieuse étaient alors considérés avec suspicion comme étant « réactionnaires » ou ayant été des appuis ou relais locaux du colonisateur. Ce contexte changera dramatiquement au sud de la Méditerranée, mais aussi dans d’autres régions du tiers monde, lorsque les besoins occidentaux de lutte contre l’extension de l’influence communiste dans le tiers monde amènera à considérer le réformisme laïc et anti-impérialiste comme favorisant l’URSS ou la Chine sur la scène mondiale. Commence alors la saga de la « nécessaire » réislamisation des sociétés musulmanes et de la promotion des mouvements fondamentalistes musulmans où l’Arabie saoudite et le Pakistan formeront des dizaines de milliers de jeunes arabes pour devenir des « combattants » de la liberté en Afghanistan et des opposants coriaces au réformisme laïc autoritaire ou semi autoritaire qui sera alors présenté comme ayant violé la psychologie profonde des peuples musulmans. Les régimes autoritaires et policiers
Les deux régimes baathistes en Syrie et en Irak, issus de successions de coups d’Etat où les militaires jouent souvent en coulisse un rôle majeur, représentent eux aussi des régimes de type césarien et autoritaire. Au-delà de l’aspect répressif et des luttes internes violentes pour le monopole du pouvoir, ils ont aussi pratiqué le despotisme éclairé en généralisant l’accès à l’éducation et à la santé des couches sociales pauvres ; en particulier, en Syrie, la paysannerie et la petite bourgeoisie urbaine commerçante ou fonctionnaire ou ouvrière seront les piliers du régime, comme cela avait été le cas en Egypte. Les avatars connus par ces deux régimes, en particulier leur implication militaire dans les tensions régionales fortes (celles créées par la révolution religieuse iranienne pour l’Irak, et celles créées par les retombées palestiniennes au Liban du conflit israélo-arabe pour la Syrie) font oublier aujourd’hui ce qui fut à l’époque des réalisations sociales importantes, voir dans le cas de l’Irak des réalisations technologiques. Mais ces deux régimes, prisonniers de situations géopolitiques qu’ils n’ont plus maîtrisées, en particulier après l’effondrement de l’URSS, n’ont pas réussi à opérer les réformes politiques et économiques rendues indispensables par le changement drastique de contexte et la vague de globalisation économique. Dans le cas de l’Irak, le régime a dégénéré en une dictature particulièrement sanglante qui n’est pas sans rappeler les excès du stalinisme en Russie ; cependant qu’en Syrie, il n’a pas su se désengager à temps du Liban et les réformes politiques et économiques promises par le jeune chef d’Etat, Bachar el-Assad qui a succédé à son père, Hafez el-Assad, en septembre 2000, tardent encore à se concrétiser, bien que le régime, de façon générale, depuis la fin des années quatre-vingt ait connu une détente et une ouverture limitée après les années chaudes de répression du Mouvement des frères musulmans qui tentait de déstabiliser le régime et d’obtenir son départ. On peut noter aussi que l’hostilité que ces deux régimes ont développée, non seulement à l’égard de l’Egypte nassérienne, mais aussi et surtout l’un vis-à-vis de l’autre, ont considérablement limité les bénéfices du populisme qu’ils ont pratiqué. Basés sur une étroite allégeance clanique, leur fragilité a appelé à un autoritarisme renforcé qui a tourné à la paranoïa dans le cas de l’Irak de Saddam Hussein, cependant qu’en Syrie les agitations islamistes au début des années quatre vingt ont conduit à un durcissement fort du régime qui ne s’est adouci qu’au début des années quatre-vingt-dix. Les deux pays ont évolué dans des contextes régionaux difficiles (la révolution iranienne, la guerre du Liban, la première guerre du Golfe) en conservant une hostilité l’un envers l’autre et des politiques régionales opposées, ce qui a achevé tout à la fois de les discréditer et de les affaiblir. Cependant, alors que le régime syrien s’est quelque peu adouci, celui de l’Irak a sombré dans la paranoïa sanglante de Saddam Hussein, mis en quarantaine par la communauté internationale après son équipée peu glorieuse au Koweït ; l’embargo économique implacable qui a frappé durement la population irakienne a achevé de prolétariser cette malheureuse population. En revanche, la Syrie est parvenue à se rendre utile aux Etats-Unis, jouant le protecteur du Liban et s’érigeant en seule puissance régionale capable d’éteindre les incendies libanais ou palestiniens au Liban. Ce n’est que récemment qu’il a été mis fin à ce rôle par les Etats-Unis à travers la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU de septembre 2004 qui enjoint aux troupes syriennes de se retirer promptement du Liban, ce qui a été accompli en avril 2005. Il existe peu d’études concernant ces deux régimes et les causes sociologiques internes ainsi que les circonstances externes de leur dégénérescence5 ; en règle générale, les ouvrages publiés ont été inspirés par les besoins de la géopolitique du moment, où par une anthropologie assez primitive, mettant exclusivement l’accent sur les racines claniques et communautaires des deux régimes, en omettant trop souvent d’évoquer le contexte historique local et régional et les alliances internes passées entre différents clans se disputant le pouvoir.
Les régimes sem- parlementaires et semi-autoritaires
On ne peut manquer ici d’évoquer aussi le malheur de la Libye sous le régime du Colonel Khaddafi qui a transformé son pays en une énorme prison ou celui du régime algérien qui s’est enfoncé dans un cycle de violences ininterrompu après la victoire du Front islamique du salut au premier tour des élections de 1992, ou encore celui du régime islamiste soudanais situé toutefois dans une autre zone géographique. Il est certain que les performances politiques de cet autre type de régimes qui n’ont pas adopté le régime du parti unique, qu’il s’agisse de monarchies (Maroc et Jordanie) ou de républiques (Egypte post-nassérienne et Liban), apparaissent plus satisfaisantes que celles des régimes autoritaires de réformisme laïc que les militaires ont forgés sous différentes étiquettes idéologiques. La monarchie marocaine ou jordanienne ou celle de l’Egypte avant la révolution de 1952 ont été, de façon générale pas toujours, bien plus ouvertes et libérales que les régimes militaires réformistes ayant voulu pratiquer des formes diverses de despotisme éclairé. Toutefois, les performances socio-économiques de ces régimes ont été faibles et les différences de niveaux de vie ont eu tendance à s’aggraver, en particulier pour le monde rural et les petites bourgeoisies et sous-prolétariats urbains. Elles ont aussi, à certains moments difficiles, pratiqué un autoritarisme marqué et procédé à des emprisonnements et des confinements arbitraires, voir à des assassinats politiques d’opposants : le leader syndicaliste marocain, Mehdi Ben Barka, assassiné à Paris et la répression aveugle de la tentative de putsch d’officiers marocains au début des années soixante-dix ou la réclusion d’opposants communistes marocains ; la répression sanglante des mouvements armés palestiniens en Jordanie qui donne lieu au fameux « septembre noir » ; en Egypte, sous le règne de Sadate comme celui de Moubarak, les arrestations massives et les démêlés perpétuels avec les mouvances islamistes. Les émeutes de la faim ne sont pas rares dans ces pays (Maroc et Egypte qui continuent d’avoir un pourcentage d’analphabètes bien trop élevé dans leur population). Si le Maroc et la Jordanie apparaissent aujourd’hui comme des modèles de démocratie, ayant réussi à intégrer dans le jeu politique local les mouvements islamistes qui jouent le jeu du pluralisme démocratique et si la liberté d’expression y est très développée, en particulier au Maroc, les situations sociales restent explosives et pourraient dégénérer à nouveau en émeutes. Les opinions publiques sont aussi, le plus souvent, en désaccord avec leurs gouvernements sur la complaisance montrée à l’égard d’Israël et des Etats-Unis et c’est pourquoi l’islamisme radical continue d’être prégnant dans de larges parties de l’opinion. Le Liban, modèle de démocratie communautaire à base consensuelle, faute d’un minimum d’Etat fort, a sombré à partir du milieu des années soixante-dix dans un chaos sanglant dont le rythme a été dicté par la géopolitique régionale, en particulier les retombées du conflit israélo-arabe sur son sol, puis les rivalités entre la Syrie et l’Irak et entre l’Irak et l’Iran6. Son exemple montre bien la difficulté d’exister dans cette partie du monde, lorsqu’un pays ne dispose que d’un Etat mou et débonnaire. La fin de l’hégémonie syrienne qui a eu lieu au printemps de 2005 montre bien aussi que la stabilité du pays est menacée à nouveau.
Le facteur géopolitique et économique
Au terme de ce bref essai de classification des régimes politiques au sud de la Méditerranée, on ne saurait assez insister sur trois facteurs, le plus souvent ignorés des analyses et des ouvrages sur les pays de cette région et qui ont une valeur explicative fort pertinente de cette description négative des régimes politiques de cette région. Il s’agit tout d’abord de ce que l’on peut appeler le poids de l’économie de rente dans le sud de la Méditerranée7. L’héritage de l’économie ottomane (économie de type tributaire basée sur la rente foncière et une fiscalité aberrante), auquel s’est ajouté celui de l’ère coloniale où les économies locales ont été dominées par quelques grandes entreprises des pays européens coloniaux, puis le lourd interventionnisme économique qui a succédé au départ du colonisateur, ainsi que les nationalisations et saisies des biens vacants laissés par les étrangers : tous ces facteurs ont contribué à maintenir une économie de rente dont l’arbitre suprême est resté l’Etat, que ce dernier soit aux mains de monarques ou de militaires putschistes. Faute d’entrer dans le cercle vertueux d’une économie productive, maîtrisant les technologies nouvelles et les filières modernes de la croissance dans l’industrie et les services, créant de l’emploi de façon continue, comme cela a été le cas dans les pays du « miracle » asiatique, la lutte politique au sud de la Méditerranée est restée centrée sur l’accaparement des sources de rentes et des systèmes de distribution de cette rente dans les différentes couches de la population. Sur ce plan, monarchies et républiques ou despotisme éclairé ou régimes semi-parlementaires et semi autoritaires on tous pratiqué les mêmes formes de prédation et de corruption, même si à l’origine du nassérisme ou du baathisme a existé le désir sincère de construire une société plus productive et de mieux distribuer les richesses nationales. Deux autres facteurs complémentaires sont venus empêcher tout processus de dépassement de l’économie de rente. En premier lieu, les guerres israélo-arabes et la Guerre froide qui a soufflé de façon ravageuse au Moyen-orient, créant un contexte régional et international très difficile et générant des nouvelles rentes (les aides très substantielles accordées par l’URSS ou les pays occidentaux, comme prix de fidélité géopolitique). En second lieu, la mise en valeur des richesses énergétiques (pétrole et gaz) dans la plupart de ces pays et dans les pays voisins de la Péninsule arabique qui ont constitué une nouvelle source de rente. A ces sources nouvelles, sont venues s’ajouter les revenus de l’émigration qui, au fil des années, sont devenus très substantiels et contribuent à atténuer une crise sociale et un chômage devenus endémiques dans toute cette partie de la Méditerranée ; le développement du tourisme de masse peut lui aussi être considéré comme une source de rente qui dispense d’activer une économie productive et compétitive. A eux seuls, ces facteurs économiques et géopolitiques expliquent le retard démocratique dont souffrent les pays de la région. Le recours à l’anthropologie de l’Islam et aux analyses répétitives et monotones sur les mouvements islamiques ne fait en rien progresser la compréhension des modèles politiques. Bien au contraire, il est un instrument majeur qui empêche la compréhension des enjeux et la mise en place de réformes sérieuses dans l’économie réelle, qui ne soient pas seulement des réformes au goût du jour destinées à accommoder les demandes des bailleurs de fonds européens et internationaux.
Notes
1. Sur cette question, on pourra se reporter à Bernard Lewis, The emergence of Modern Turkey, Oxford University Press, 1968 et à Georges Corm, Histoire du pluralisme religieux dans le bassin méditerranéen, Librairie Paul Geuthner, Paris, 1998.
2. On verra sur le kémalisme le bel ouvrage de Etienne Copeaux, Espace et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste 1931-1993, CNRS Editions, Paris, 1997.
3. Voir François Gèze, « Armée et nation en Algérie : l’irrémédiable divorce », revue Hérodote, n° 116, 1er trimestre 2005, Paris.
4. Pour une typologie des coups d’Etat dans le monde arabe, on se reportera à Georges Corm, “Les coups d’Etat au Moyen-Orient", paru dans Etudes Polémologiques, N° 41, Fondation pour les Etudes de la Défense Nationale, Paris, 1er trimestre 1987.
5. Voir notre bibliographie commentée dans Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté 1956-2003, Gallimard, Paris, 2003.
6. Voir Georges Corm, Le Liban contemporain. Histoire et société, La Découverte, Paris, 2003.
7. Sur ce thème, voir La Méditerranée réinventée. Réalités et espoirs de la coopération, ouvrage collectif sous la direction de Paul Balta, La découverte, Paris, 1994 et Georges Corm, La Méditerranée, espace de conflit, espace de rêve, L’Harmattan, Paris, 2002, ainsi que du même auteur « Coopération et mobilisation de ressources financières pour le développement durable en Méditerranée », Plan Bleu, Sophia Antipolis, 2003 (disponible sur le site www.planbleu.org).