Etre un historien de la guerre dite « française » d’Indochine est parfois un peu lassant… On a trop souvent l’impression de révéler des faits connus, certes, de la (petite) communauté des spécialistes, mais découverts avec stupéfaction par des gens pourtant par ailleurs curieux et même érudits.
Il faut donc rappeler, lapacissadement mais inlassablement, qu’avant la guerre d’Algérie (1954-1962), il y eut la guerre d’Indochine (1945-1954), qu’avant le 1 er novembre 1954 (Toussaint des Aurès) il y eut… le 7 mai 1954 (choc de Dien Bien Phu).
C’est à cette prééminence chronologique, dont les peuples de la région se seraient bien passés, que l’Indochine doit son statut de « laboratoire » de l’Algérie.
Il y a quelques années, avec le débat sur le drame de l’usage de la torture lors de la guerre d’Algérie, nous avons été quelques-uns à rappeler que bien des officiers gégéneurs (nous avons les noms) qui s’étaient tristement illustrés, lors du conflit franco-algérien, avaient fourbi leurs armes sur les rives du Fleuve rouge ou dans la jungle indochinoise. Ce qui ne signifie évidemment pas que l’étendue de cette gangrène fut la même dans les deux conflits.
La sortie du film L’Ennemi intime, de Florent Emilio Siri, sur un scénario de Patrick Rotman, a amené bien des journalistes, bien des observateurs et, bientôt, le grand public, à découvrir avec horreur que la napalm, cette essence gélifiée qui portait la mort enflammée, fut une arme utilisée lors du conflit franco-algérien. Certains ont même ajouté : finalement, nous avions fait la même chose en Algérie que, plus tard, les Américains au Vietnam.
Mais la terre vietnamienne n’a pas attendu les sinistres B.52 US pour connaître l’horreur du napalm. Il y a bien longtemps que ses fils avaient reçu cet enfer du ciel, lancé par des avions… français.
Prévert, peut-être le premier, avait lancé un cri d’alarme, dès 1953 :
« Cependant que très loin on allume des lampions
des lampions au napalm sur de pauvres paillotes
et des femmes et des hommes des enfants du Vietnam
dorment les yeux grands ouverts sur la terre brûlée… » [1]
Et c’est l’un des héros de la saga militaire française du XX è siècle, le général (fait maréchal à titre posthume) de Lattre qui a été le père de cette utilisation. Père honteux ? Père caché ? Non pas.
De Lattre est nommé commandant en chef du Corps expéditionnaire français en Indochine le 6 décembre 1950, au lendemain d’un premier désastre, dit de la RC 4 (route Cao Bang-Lang Son), au nord-Tonkin. Ses premières instructions, début janvier 1951, rapportée avec ferveur par Lucien Bodard, sont les suivantes : « … que toute la chasse y soit, que cela mitraille, que cela bombarde. Du napalm, du napalm en masse ; je veux que, tout autour, ça grille les Viets » [2] (on ne disait pas, alors, Vietnamiens, c’eût été trop d’honneur, pour nommer l’adversaire).
Il n’a pas à attendre longtemps. Dès la mi-janvier, un nouveau choc a lieu avec les troupes Viet Minh, près de Vinh Yen, toujours au Tonkin. S’il faut donner une date d’apparition du napalm au Vietnam, c’est donc celle-ci : 15 janvier 1951 (nous sommes donc huit années pleines avant l’intrigue de l’Ennemi intime). Le correspondant du Monde, Charles Favrel, décrit alors le spectacle : « La bataille fait rage. Les “King Cobra“ et les “Hélicat“ rasent les crêtes, et le terrifiant napalm anéantit une brigade ennemie » [3]. Terrifiant : Favrel a utilisé le mot approprié. Il suffit de lire les Mémoires des combattants vietnamiens d’alors, lorsqu’ils découvrirent les effets du napalm, pour en être convaincus.
Là où Favrel a du mal à cacher son horreur, Bodard, toujours lui, ne peut masquer une certaine jubilation : « Tout à coup jaillit une énorme boule de feu, un soleil couleur de corail. On dirait qu’elle sort de la terre elle-même, mais elle dégringole vers le bas, elle se répand comme une nappe sur tout un flanc. En quelques secondes, tout est embrasé, tout est léché par une langue de feu ; et puis il ne reste plus que des colonnes d’énormes fumées grasses et noires. Il n’a pas fallu une minute pour que la “chose“ brûle la colline entière – et alors je comprends. C’est le napalm. Je viens d’assister à son premier jet, à la première mousson du liquide incandescent en Indochine (…). Maintenant le napalm règne sur tout le paysage – volutes rouges et tourbillons noirs. C’est comme si de monstrueuses orchidées de mort avaient fleuri partout. Les crêtes surtout ne sont plus que des tas d’incandescence. Et les bouffées de vent apportent l’odeur du cramé. Là où il y avait la nature, dans sa verdoyance, il ne reste plus que des taches calcinées où plus rien ne brûle, ou même plus rien ne fume – la paix du feu. Je redescends encore une fois du mirador. Les aviateurs, à leurs micros, clament que les flammes ont couru plus vite que les Viets, elles en ont rattrapé et englouti des centaines, des milliers peut-être. Ils ont vu des hommes s’enfuir et être happés par derrière – ils continuaient encore à courir quelques mètres, torches vivantes qui s’éteignaient en quelques secondes » [4].
Dès lors, cet usage ne cessera plus. A chaque fois que le Corps expéditionnaire fut en difficulté – et il le fut de plus en plus – le napalm fut l’arme suprême. Jusque et y compris à Dien Bien Phu.
Ce qui n’arrêta évidemment pas le cours des choses.
Mais il n’est pas inutile de rappeler à cette France en voie de sarkoïsation, fière de ses valeurs, fière de son passé colonial, que le feu tricolore tua souvent et marqua bien des peaux indigènes.