Des partisans saluent l’ancien roi du Népal, Gyanendra Bir Bikram Shah, à Katmandou début mars 2025. Le gouvernement népalais a autorisé des rassemblements pacifiques en faveur du roi au nom de la liberté d’expression, mais les récentes violences monarchistes ont provoqué un retournement. IMAGO / NurPhoto
En 1979, sous le règne de Birendra Bir Bikram Shah, la monarchie népalaise a introduit quelques réformes destinées à répondre aux demandes populaires en faveur d’une meilleure représentation politique. Un referendum, aujourd’hui largement considéré comme truqué, a donné un résultat favorable au maintien du Panchayat, un mode de gouvernement sans partis politiques qui conférait au roi l’autorité suprême. À la suite de cela, Birendra a fait quelques concessions, comme celle d’autoriser des élections directes au Panchayat national. Les premières élections de ce type ont eu lieu en mai 1981. Il s’agissait des premières élections générales au Népal depuis 1959.
Dans une analyse réalisée en 1983, la CIA (Agence centrale de renseignement américaine) indiquait que les réformes « largement cosmétiques » n’avaient « fait que faire gagner du temps à la monarchie » et que le défi consistait à trouver un équilibre entre « les intérêts des élites et les aspirations des groupes nouvellement politisés désireux de tirer profit de leur participation ». C’était une vision prémonitoire. Les réformes n’ont pas duré plus d’une décennie. En 1990, à la suite de manifestations de masse, le régime autocratique du Shah a dû céder la place à une démocratie multipartite et à une monarchie constitutionnelle.
La CIA estimait également que « les velléités libérales de Birendra étaient contrebalancées par une tendance naturelle, renforcée par les membres conservateurs de sa famille, à préserver son pouvoir ».
Elle pensait que la reine, Aishwarya, et son frère Gyanendra étaient des « partisans de la ligne dure » qui « mettraient certainement un terme au processus de réforme et réaffirmeraient l’autorité royale ». Gyanendra « pourrait se considérer comme plus qualifié pour le trône que son frère... il a une plus grande capacité à commander, à mener des négociations difficiles et à récompenser la loyauté personnelle que le roi. Nous pensons qu’il apprécierait beaucoup la fonction royale ».
Gyanendra a voulu s’essayer à la royauté après le massacre au palais en 2001, quand le prince héritier a éliminé la plupart des membres de la famille royale. (Au début des années 1950, Gyanendra avait été brièvement placé sur le trône par Mohan Shumsher Jung Bahadur Rana, le dernier d’une lignée héréditaire de premiers ministres autocratiques qui avaient gouverné en se servant des monarques Shah comme de marionnettes.) Sept ans après son accession au trône, à la fin d’une longue guerre civile, il a été contraint d’abdiquer lorsque le Népal s’est transformé de royaume hindou en république démocratique. La conviction de Gyanendra dans son aptitude à régner a subsisté malgré cet échec. Il a déclaré à un journaliste en 2012 qu’il espérait revenir en tant que roi, et il a continué à effectuer des tournées ponctuelles dans le pays – la dernière en date remontant à mars de cette année – afin de rallier autour de lui ce qu’il reste des monarchistes népalais. En février dernier, à la veille de la Journée de la démocratie au Népal, il a lancé un appel au peuple en lui demandant son soutien « pour la prospérité et le progrès du pays ».
Cependant, après que des partisans de la monarchie se sont livrés à des exactions à Katmandou le 28 mars, l’ancien roi s’est tu. Ces violences ont fait deux morts, dont un journaliste de télévision brûlé vif dans un immeuble incendié, ainsi que de nombreux blessés. Les manifestants ont également incendié le siège du Parti communiste népalais (socialiste unifié), tenté de mettre le feu au siège du principal parti maoïste du Népal, pillé un grand magasin et détruit de nombreux véhicules. Selon certaines informations, les habitants auraient empêché les émeutiers de commettre des actes encore plus graves. Un couvre-feu a dû être imposé toute la nuit dans une partie de la ville, et l’armée népalaise a été brièvement déployée pour aider à rétablir l’ordre. Les forces de sécurité ont été critiquées pour leur réaction brutale et disproportionnée face aux manifestations. Le commandant de la « force d’intervention royale », Durga Prasai, a tenté de foncer sur des policiers au volant de son pick-up. Il est désormais en fuite après qu’un mandat d’arrêt a été lancé contre lui.
Plus tôt en mars, les perspectives d’un retour de Gyanendra sur le trône avaient été favorisées par ce qui était peut-être le plus grand rassemblement de forces royalistes depuis l’abolition de la monarchie. Des témoins oculaires affirment qu’une foule de près de 10 000 personnes a accueilli Gyanendra à son arrivée à Katmandou en provenance de la ville de Pokhara. Jusqu’à présent, le gouvernement avait autorisé les rassemblements pacifiques en faveur de la monarchie au nom de la liberté d’expression. Mais les récentes violences ont inversé la tendance. Plus d’une centaine de personnes ayant participé aux émeutes ont été arrêtées. Les principaux partis politiques népalais, à l’exception des groupes favorables à la monarchie, veulent que le roi soit amené à rendre des comptes, si ce n’est pour incitation à la violence, du moins en le privant des avantages et privilèges dont il jouit en tant qu’ancien chef de l’État.
Gyanendra et les royalistes népalais s’étaient jusqu’à présent efforcés de maintenir une certaine forme de respect réciproque, mais cette façade est désormais tombée. La sympathie limitée mais non négligeable dont ils bénéficiaient auprès du public, alimentée par la profonde colère populaire à l’égard des dirigeants politiques actuels du Népal, s’est envolée.
Les commentateurs népalais voient dans la résurgence des forces royalistes un symptôme du mécontentement croissant face au statu quo politique et économique dans le pays. L’économie népalaise ne s’est pas encore complètement remise des ravages causés par la pandémie. Chaque jour, des milliers de jeunes Népalais.e.s quittent le pays à la recherche de meilleures perspectives professionnelles à l’étranger. Aucun des partis politiques du pays, y compris les principales forces établies qui se partagent actuellement le pouvoir, le Parti communiste népalais (marxiste-léniniste unifié) et le Congrès népalais, n’a montré la moindre disposition à entreprendre les réformes structurelles indispensables. Au contraire, le capitalisme de copinage est omniprésent, tout comme la corruption.
Pourtant, malgré la colère actuelle, le Népal affiche de meilleurs résultats dans presque tous les domaines (économique, social ou politique) qu’il n’en a jamais eu sous la monarchie. En 1995, au plus fort de l’ère de la monarchie constitutionnelle, 55 % des Népalais vivaient dans l’extrême pauvreté. Ce chiffre est tombé à moins de 0,5 % en 2023. Bien que la croissance économique du Népal ait été plus lente entre 1996 et 2023 que celle de la plupart des pays d’Asie du Sud, les ressources des particuliers ont augmenté pour toutes les catégories de la population. Les pouvoirs locaux ont fait preuve d’une nette volonté de décentralisation. La liberté d’expression est d’une étendue jamais atteinte sous la monarchie.
Pourquoi alors certaines franges de la société népalaise sont-elles nostalgiques du régime royal ?
ON POURRAIT CLASSER en cinq catégories les personnes qui appellent au retour de la monarchie. La première est celle de l’ancienne élite dirigeante, en particulier ceux dont la fortune a diminué sous le régime républicain. Cela inclut les hommes d’affaires qui bénéficiaient de leurs relations avec la famille royale, dont certains ont signé une lettre publiée avant les récentes émeutes, affirmant que la responsabilité du gouvernement serait engagée si la situation devenait incontrôlable.
La deuxième catégorie comprend le Parti Rastriya Prajatantra (RPP), favorable à la monarchie, et ses affilié.e.s. Certains membres de ce groupe ont goûté au pouvoir aussi bien sous le roi que sous la république. Kamal Thapa, un pilier du RPP, a été ministre de l’Intérieur du Népal entre 2002 et 2006, période marquée par une escalade considérable de la violence dans le contexte de la guerre civile. Il a ensuite été ministre dans des gouvernements républicains, renforçant l’idée que l’idéologie est moins importante que la place occupée dans la politique népalaise. L’actuel chef du RPP, Rajendra Lingden, a émergé à l’époque républicaine et a évincé Thapa du parti en 2022. (Thapa dirige désormais une fraction dissidente.) Lingden a conclu des accords avec des partis non royalistes afin d’accéder au pouvoir et a été vice-Premier ministre dans un gouvernement précédent.
La troisième catégorie comprend des personnalités politiques relativement nouvelles telles que Durga Prasai, Rabindra Mishra et Manisha Koirala. Prasai, un homme d’affaires controversé, était autrefois proche de K P Oli, chef du CPN (UML) et actuel Premier ministre du Népal, avant de rompre avec lui et de rejoindre le camp royaliste. Mishra, ancien journaliste, dirigeait auparavant le Parti Sajha, une formation libérale fondée pour offrir une alternative à la vieille classe politique népalaise, mais il a rejoint le RPP en 2022. Koirala, ancienne actrice de Bollywood, est la petite-fille du premier Premier ministre démocratiquement élu du Népal, B. P. Koirala, dont l’arrestation en 1960 a marqué le début du régime autocratique du Panchayat. Ce groupe utilise son influence sur les réseaux sociaux pour rallier des soutiens à la monarchie.
Le quatrième groupe est composé de groupes hindouistes radicaux de l’« hindutva », souvent influencés par la droite hindoue en Inde, dont ils tirent leur idéologie. Pour eux, le statut actuel du Népal en tant que république laïque est une insulte à son identité clairement hindoue, et le roi Shah est un Vishwa Hindu Samrat, un « empereur hindou mondial ». Ce groupe comprend des ascètes et des chefs religieux comme Pushkar Khatiwada, qui a été arrêté pour avoir jeté des pierres sur les forces de sécurité lors des récentes émeutes.
La cinquième catégorie comprend divers groupes et individus désabusés par la république et attachés aux anciennes traditions, une population désillusionnée pour qui le multipartisme n’a pas apporté grand-chose. Ce groupe est principalement composé de membres des castes dominantes des collines népalaises, une ancienne élite pour qui le roi reste le symbole d’un Népal unifié et qui se sent menacée par la représentation croissante des communautés marginalisées dans la république.
Ces cinq groupes ne sont pas cloisonnés. Ils se recoupent et s’entrecroisent souvent, et parfois même entrent en concurrence les uns avec les autres. Certains d’entre eux ont mis en sourdine leurs sympathies monarchistes depuis l’avènement de la république. Ces groupes sont aussi complexes et contradictoires que les forces démocratiques népalaises. Par exemple, en mars dernier, un comité formé pour mener la campagne en faveur du retour de la monarchie a été victime de luttes intestines, certains de ses dirigeants estimant qu’ils devaient se voir attribuer le mérite du renouveau de la politique royaliste. Avant les émeutes, des factions mécontentes ont tenté de semer le trouble en propageant des informations erronées sur l’armée népalaise, une institution qu’elles considèrent comme étant restée fidèle à la couronne. L’armée a dû publier une déclaration dans laquelle elle réaffirmait son attachement à la constitution républicaine du Népal.
Un sujet de préoccupation particulier pour les dirigeants de la démocratie népalaise a été l’apparition, lors de rassemblements royalistes, d’affiches représentant Ajay Mohan Singh Bisht, plus connu sous le nom de Yogi Adityanath. Il est permis de craindre que Bisht, partisan radical de l’Hindutva et ministre en chef de l’État indien de l’Uttar Pradesh, ait soutenu le retour du roi. Bisht et Gyanendra se sont rencontrés à plusieurs reprises, et ces rencontres ont une résonance particulière car Bisht est également le Mahant, ou grang prêtre, du Gorakhnath Math.
Le temple de Gorakhpur, associé à la figure médiévale de l’ascète hindou Gorakhnath, a un lien historique avec la monarchie népalaise. Ces liens supposés entre Gorakhnath et la dynastie Shah sont a priori apocryphes : Gorakhnath aurait vécu au XIIe siècle, bien avant que les Shah ne s’imposent comme souverains de Gorkha, dans l’actuel centre du Népal. Mais Gorakhnath est l’une des trois divinités tutélaires de la dynastie Shah, et les ascètes du Nath sampradaya, la secte fondée par Gorakhnath, ont toujours entretenu des relations étroites avec les Shah. Ils ont été nommés administrateurs, ont reçu des concessions foncières et, au XVIIIe siècle, un ascète Nath a été honoré par Prithvi Narayan Shah, le plus prestigieux des rois Shah, pour son aide dans la campagne militaire qui a unifié le Népal. La proximité de Gyanendra avec Bisht est le produit de ces liens.
Bisht est resté discret sur les récentes mobilisations en faveur de la monarchie au Népal, mais il a par le passé appelé au retour d’un « Hindu rashtra », ou royaume hindou, au Népal. En se servant de son portrait dans leurs manifestations, les monarchistes font un calcul stratégique. Il est largement admis – et annoncé – que Bisht sera le futur candidat à la succession de Narendra Modi au poste de Premier ministre du parti au pouvoir en Inde, le Bharatiya Janata Party (BJP). Les monarchistes misent sur cette hypothèse, partant du principe que New Delhi, sous la direction de Bisht, soutiendra non seulement le retour à un Népal hindou, mais aussi le retour du roi Shah.
Les monarchistes s’intéressent également à la relation traditionnelle entre la dynastie Shah et le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l’organisation mère du BJP et matrice de la droite hindoue. Dans les années 1960, Mahendra Bir Bikram Shah, le père de Birendra et Gyanendra, pensait que des liens avec le RSS seraient mutuellement bénéfiques. Mahendra n’était pas en bons termes avec le gouvernement indien de l’époque, dirigé par le socialiste et laïc Jawaharlal Nehru. Comme nous l’avons déjà expliqué en détail dans ce magazine, le RSS « a aidé Mahendra à promouvoir les forces hindoues comme ses partisans en Inde. Pour le RSS, le Népal, en tant que monarchie hindoue active, était la concrétisation de ses fantasmes d’un rashtra hindou, non pollué par l’invasion étrangère (lire : chrétienne ou musulmane) ».
En janvier 1963, le chef du RSS, M. S. Golwalkar, rencontra Mahendra et l’invita à une réunion du RSS en Inde. Suite à la controverse suscitée en Inde par le soutien apparent de Mahendra à cette organisation alors interdite, la visite n’eut finalement pas lieu. Néanmoins, le RSS a continué à entretenir des liens avec les Shah. Il a déclaré Birendra et Gyanendra « Vishwa Hindu Samrats » (empereurs hindous du monde). Il a également créé le Vishwa Hindu Mahasangh au Népal, ainsi que le Hindu Swayamsevak Sangh, sa branche internationale.
Ensemble, Bisht et le RSS sont perçus comme des éléments essentiels pour le retour de la monarchie au Népal. Certains affirment que le RSS pourrait être plus intéressé par la transformation du Népal en une république hindoue, sans roi, ce que même certaines factions du Congrès népalais, prétendument laïc, ont récemment défendu. Mais le spectre d’une main indienne derrière la résurgence de la monarchie hante la majorité des dirigeants politiques népalais, qui ont de bonnes raisons de craindre l’interventionnisme de New Delhi.
La méfiance actuelle entre New Delhi et Katmandou n’a pas arrangé les choses. Oli, qui est revenu au pouvoir en juin dernier, est considéré comme plus proche de la Chine que de l’Inde, et n’a pas hésité à utiliser le sentiment anti-indien à son avantage politique. Oli est également considéré comme le ferment du conflit frontalier actuel entre l’Inde et le Népal. New Delhi est restée prudente en Asie du Sud depuis le renversement au Bangladesh de Sheikh Hasina, dont elle a soutenu le régime autocratique jusqu’au bout. Des discussions informelles, notamment entre les ministres des Affaires étrangères du Népal et de l’Inde, semblent indiquer que New Delhi reste attachée à la démocratie népalaise.
Toute diplomatie parallèle contraire menée par Bisht ou le RSS et ses organisations affiliées risque de provoquer une conflagration dans les relations entre le Népal et l’Inde. Une ingérence de Bisht, si elle avait lieu, pourrait alimenter les suppositions selon lesquelles tout ne va pas pour le mieux entre Modi et son homme de confiance dans l’État le plus peuplé de l’Inde.
Certaines personnalités du RSS et de ses filiales ont propagé l’idée que la recrudescence monarchiste actuelle au Népal s’inscrit dans le cadre d’une lutte opposant les communistes athées alignés sur la Chine et les hindous alignés sur l’Inde. Il s’agit là d’une grave erreur. L’Inde doit se rappeler que la dynastie Shah a noué des liens avec le RSS non pas en raison d’une proximité idéologique ou d’une affinité hindoue, mais plutôt en raison de la position anti-indienne de la monarchie à une époque où l’Inde était gouvernée par le Congrès national indien, un parti laïc. Les rois du Népal ont rarement entretenu des relations amicales avec New Delhi, à l’exception de brèves périodes d’alignement tactique, comme lorsque Nehru a soutenu la monarchie Shah au début des années 1950 dans le cadre d’une pression démocratique visant à renverser le régime dictatorial de Rana. Le nationalisme népalais promu par les rois successifs, ainsi que par les politiciens civils qui les ont remplacés, est ancré dans une aversion pour l’Inde. New Delhi ferait bien de soutenir une république népalaise, ne serait-ce que pour prévenir la résurgence d’un tel nationalisme dans son voisinage.
LE NÉPAL SOUS LES ROIS, avec un pouvoir fermement centralisé entre les mains de la royauté, était un pays profondément appauvri qui n’a pratiquement pas amélioré les conditions de vie de sa population. Les taux de pauvreté sont restés pratiquement inchangés entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1990, période durant laquelle Birendra – peut-être le roi le plus libéral du Népal – occupait le trône. Les Népalais.e. marginalisé.e.s sont mieux représentés que jamais sous le régime républicain, même s’il reste encore beaucoup à faire pour redistribuer le pouvoir au-delà de l’ancienne élite.
Imputer la récente résurgence du monarchisme au mécontentement populaire, comme beaucoup l’ont fait, ne reflète qu’une partie de la réalité. Pour comprendre le reste, il faut remonter environ vingt ans en arrière, au début du processus de paix à la fin de la guerre civile au Népal, lorsque le pays venait tout juste de se rallier aux idéaux d’une république fédérale et laïque.
Oli, l’actuel Premier ministre, avait déjà exprimé à l’époque son scepticisme quant à la transition vers une république fédérale, ce qui explique en partie pourquoi bon nombre de ses objectifs clés, notamment la décentralisation du pouvoir, ne sont toujours pas pleinement réalisés. La politique népalaise repose notoirement sur la gérontocratie, et une grande partie des responsables politiques actuels, dont le Premier ministre et le président du Congrès népalais, Sher Bahadur Deuba, étaient déjà en activité sous la monarchie. Même s’ils se félicitent d’avoir éliminé le roi, ils n’ont pas pour autant éliminé tout le bagage qui l’accompagnait.
Les tendances centralisatrices des dirigeants politiques népalais n’ont pas disparu, pas plus que leur caractère d’élite ethnique et de caste n’a beaucoup changé. Ces deux traits distinctifs sont l’héritage des années de pouvoir royal. Les toutes jeunes provinces népalaises chancellent au bord du dysfonctionnement, alimentant la critique du fédéralisme comme un gaspillage de l’argent des contribuables. Mais aucun des huit gouvernements népalais depuis 2015 n’a transféré aux provinces les pouvoirs qui leur reviennent en vertu de la Constitution, notamment le contrôle de la police et des administrations provinciales. Les gouvernements locaux, qui constituent peut-être le remède le plus efficace contre l’autorité centralisée, sont confrontés à une pénurie de main-d’œuvre. Les dirigeants politiques centraux n’étant pas disposés à mettre en œuvre un véritable fédéralisme, les fondements de la république ont été érodés.
Dans le même temps, on constate que l’historiographie népalaise n’a guère évolué depuis l’époque de la monarchie. L’histoire nationale enseignée aujourd’hui à la plupart des Népalais.e.s reste inchangée depuis des décennies : une longue succession de rois et de leurs réalisations, sans la moindre critique à leur égard ou à celui de leur règne. Une véritable révision de l’histoire népalaise après la monarchie n’a pas encore été entreprise, tant dans le système éducatif que dans la culture collective.
Le discours nationaliste actuel du Népal a été façonné par la monarchie pendant les années du Panchayat. Au-delà de la mise en avant d’une Image de vaillance martiale, il s’agissait essentiellement de promouvoir le népalais comme seule langue et la culture des castes élitistes des collines comme norme nationale. L’idée du Népal comme un État hindou des collines où la caste dominante est celle des hindous a persisté malgré l’avènement de la république, car les dirigeants de la république sont eux-mêmes imprégnés de ce vieux discours nationaliste.
À bien des égards, l’historiographie népalaise s’est arrêtée au tournant du millénaire. La guerre civile est présentée comme une insurrection violente, sans que l’on explique ses origines ni sa popularité parmi les classes privées de terres et les groupes ethniques marginalisés. Peu de gens soulignent que quelque 7 000 Népalais.e.s ont trouvé la mort dans la guerre civile de 2002 et 2003, peu après l’accession au trône de Gyanendra et sa décision de lancer des opérations pour écraser l’insurrection maoïste. Moins nombreux encore sont les personnes qui soulignent que la majorité de ces morts a été imputée aux forces gouvernementales. Comme l’a noté Human Rights Watch en 2005, la mobilisation par Gyanendra de l’armée royale népalaise contre les maoïstes « a considérablement accru la létalité de la guerre, en particulier pour les civils [...] Les forces de sécurité népalaises continuent de bénéficier d’une impunité quasi totale en matière de poursuites pour violations des droits humains. Malgré la pression internationale, l’armée n’a mis en place aucun dispositif sérieux de recherche de responsabilité pour les centaines de cas d’exactions non élucidés ».
Le mouvement Madhesh, un combat pour la dignité et la justice mené par les populations marginalisées des plaines du sud du Népal, n’est aujourd’hui plus qu’une simple note de bas de page dans le grand récit de la promulgation de la constitution républicaine népalaise en 2015 et du blocus frontalier imposé par l’Inde qui s’en est suivi. Un film népalais récent a été censuré pour avoir utilisé un extrait vidéo montrant Oli qualifiant les partis madhesi qui protestaient contre la constitution à l’époque de « mangues pourries » – un exemple malheureusement courant du dénigrement du peuple madhesi par l’élite népalaise des collines.
Le caractère ethnocentrique de l’État népalais est resté inchangé malgré l’abolition de la monarchie, tout comme beaucoup d’autres choses mises en place par la monarchie. Les idées et les mythes fondateurs du régime royal continuent d’avoir une crédibilité et d’apporter un certain réconfort à des pans importants de la société népalaise. Et aujourd’hui, sans surprise, le discours royaliste a fait son retour. La plupart des sociétés qui se sont débarrassées d’un ancien pouvoir autoritaire ou colonial – comme les deux voisins du Népal, la Chine et l’Inde – ont rejeté les récits historiques du passé au profit de nouvelles idées et récits sur elles-mêmes. Ceux-ci peuvent à leur tour être contestés et faire problème, mais ils permettent à un peuple de se réinventer. Le Népal républicain ne l’a pas fait. Au contraire, les politiciens d’aujourd’hui utilisent encore les expressions du nationalisme panchayat. Il n’est donc pas surprenant que même de nombreux jeunes Népalais soient encore élevés dans le rêve fébrile du Panchayat, avec un monarque absolu qui incarne l’État et la nation.
Le mécontentement ne suffit donc pas à expliquer la renaissance du royalisme au Népal. En réalité, ce renouveau est le produit des révolutions inachevées de ce pays. La question du souvenir historique n’a jamais été aussi importante. La révolution de 2006, qui a renversé le roi, était très différente des révolutions de 1950 et 1990. Lors de ces deux dernières, le Népal avait adopté un système politique multipartite, mais l’autorité constitutionnelle suprême restait entre les mains d’une seule personne, qui en abusait fréquemment à sa guise. En 2006, le Népal a décidé que seul son peuple pouvait être l’autorité suprême. Ce sont les Népalais.e.s qui ont fait la nation, et non l’inverse, comme le dit le slogan du Panchayat « Ek Desh, Ek Bhesh, Ek Naresh » (Une nation, un vêtement, un roi). Ce changement radical, qui modifie tout le paradigme de ce qui fait du Népal un État, n’a jamais été pleinement réalisé, ni par les dirigeants du pays, ni par son peuple.
Les racines de l’État républicain moderne remontent peut-être à la France du XVIIIe siècle, mais la mise en pratique de ses idéaux est propre à chaque État qui adopte ce concept. Le Népal a choisi de devenir une république car c’était le seul moyen de garantir les droits de tous ses citoyens, et pas seulement des personnes proches de l’institution royale. Il reste encore beaucoup à faire – en février dernier, la maison d’une famille dalit a été démolie par un chef de quartier et ses acolytes qui préparaient un mahayagya, au motif que la présence de cette famille à proximité souillerait le rituel hindou – mais les droits dont jouit aujourd’hui le peuple népalais ne sont pas une faveur accordée par son monarque. Au contraire, ces droits sont enfin intrinsèques à chaque citoyen.ne népalais.e.
Ce n’es pas ce que veulent les monarchistes qui se battent pour le retour du roi. Ils veulent revenir à une forme archaïque de conduite des affaires publiques, fondée sur les préférences et les caprices royaux. Les récentes émeutes suggèrent qu’ils sont prêts à tester les limites de la république, car ils savent que le système parlementaire ne pourra jamais accepter leurs prétentions. Si, après de telles explosions de violence, le Népal ne prend pas immédiatement des mesures pour étouffer ces tendances monarchistes et corriger la distorsion de la mémoire collective qui les alimente, le roi et sa clique continueront de menacer les fondements mêmes de la république.
Amish Raj Mulmi
Europe Solidaire Sans Frontières


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