Frontières coloniales, héritage impérial
Les origines de ce conflit remontent à l’ère coloniale, lorsque les autorités impériales françaises ont unilatéralement découpé l’Asie du Sud-Est en territoires pour servir leurs propres intérêts stratégiques et économiques. Dans le cas du Cambodge, la France a délimité 817 kilomètres de territoire cambodgien, une décision qui a semé les graines d’un conflit à long terme, en particulier au sujet des temples anciens situés près de la frontière. Mais si la cartographie coloniale a tracé les lignes, la violence actuelle est entretenue par des classes dirigeantes qui manipulent les griefs historiques pour attiser le nationalisme et détourner l’attention de leurs propres échecs.
Corruption, capital et nuage de fumée
Au Cambodge, un énorme scandale a révélé les liens de la famille dirigeante avec le groupe Huione, un empire financier basé à Phnom Penh, accusé d’avoir blanchi des milliards de dollars par l’intermédiaire de filiales telles que Haowang Guarantee, Huione Pay PLC et Huione Crypto, souvent via la Thaïlande. Son principal dirigeant, Hun To, est directement lié à l’actuel président du Sénat et au Premier ministre.
Les avertissements de la banque centrale du Cambodge et les révélations des médias internationaux n’ont pas apporté de réforme ni de justice. Au contraire, l’éclatement du conflit frontalier a permis à la famille dirigeante de se refaire une image de défenseur nationaliste et de se mettre à l’abri de tout contrôle. Le moment de l’embrasement, qui coïncide avec le pic d’attention du public pour le scandale, révèle comment la guerre peut être déployée comme un nuage de fumée politique.
Dynasties et militarisme
La divulgation par les dirigeants cambodgiens d’un appel téléphonique impliquant la Première ministre thaïlandaise dans des conflits militaires internes a aggravé les tensions. En Thaïlande, la Première ministre Paetongtarn Shinawatra - fille de Thaksin et nièce de Yingluck - représente une autre dynastie bien ancrée. Le Cambodge et la Thaïlande sont tous deux pris dans des cycles où le pouvoir oscille entre les familles oligarchiques et les militaires, ce qui affaiblit les institutions démocratiques et les rend facilement inapplicables.
Le conflit du temple, bien qu’il ait été réglé par les tribunaux internationaux en faveur du Cambodge, a été instrumentalisé par l’État thaïlandais pour susciter un sentiment nationaliste, à l’instar du refus de la Chine de reconnaître les décisions internationales relatives à la mer des Philippines occidentales. Dans ce cas, le nationalisme n’est pas une défense de la souveraineté du peuple, mais un instrument de survie politique.
La guerre contre les marginaux
Le 24 juillet, le conflit s’est transformé en guerre ouverte. Des civils et des soldats sont morts. L’initiative de cessez-le-feu du président de l’ANASE (ASEAN) et Premier ministre malaisien Anwar Ibrahim a échoué lorsque la Thaïlande a rompu la trêve. Les Nations unies ont organisé une réunion, mais la violence a persisté.
Ce n’est pas l’élite dirigeante qui souffre le plus, mais les pauvres - agriculteurs, pêcheurs, communautés indigènes - contraints de fuir leurs maisons et d’abandonner leurs terres. Ces personnes n’ont pas eu leur mot à dire dans les décisions qui ont déclenché la guerre, et c’est pourtant sur elles que pèse le plus lourd fardeau.
Au Cambodge, la pauvreté se maintient à près de 18 %, avec des taux élevés de famine et de mauvaise santé. En Thaïlande, 2,3 millions de personnes - essentiellement des ruraux - vivent dans la pauvreté. Les Philippines connaissent des situations similaires, avec des dynasties politiques contrôlant la plupart des provinces et aggravant la pauvreté des paysans, des pêcheurs et des populations indigènes. Dans toute la région, la domination des élites - enracinée dans les structures coloniales et soutenue par les systèmes capitalistes - signifie que les besoins fondamentaux de la majorité sont systématiquement négligés.
L’impérialisme dans le processus de paix
Même le cessez-le-feu a été moins un triomphe de la diplomatie qu’une démonstration de marchandage géopolitique. Il n’a eu lieu que sous la pression de la Malaisie, de la Chine et des États-Unis, ces derniers utilisant les négociations commerciales comme moyen de pression. Cela révèle comment la « paix » dans de tels contextes est souvent traitée comme une monnaie d’échange pour des intérêts impériaux et économiques, et non comme un droit de l’homme ou un impératif moral.
La farce s’est aggravée lorsque le Cambodge a désigné Donald Trump pour le prix Nobel de la paix - un geste déjà soutenu par le Pakistan et Israël - mettant à nu le cynisme et la manipulation de l’image qui définissent la politique de l’élite mondiale.
La lutte à venir
Ce conflit n’est pas seulement une question de terres et de territoires. Il s’agit de systèmes - frontières coloniales maintenues par les dirigeants postcoloniaux, profits capitalistes qui enrichissent une minorité et militarisme qui considère les vies humaines comme sacrifiables à la poursuite du pouvoir. Le nationalisme n’est pas transformateur : c’est une arme utilisée par les élites dirigeantes pour faire taire les dissidents, justifier la militarisation et dresser les peuples les uns contre les autres au lieu de les opposer à leurs véritables oppresseurs.
Si nous voulons briser ces cycles, la voie à suivre doit être ancrée dans la solidarité anticoloniale, le démantèlement des régimes dynastiques et militaires, la résistance au pillage capitaliste de nos terres et de notre travail, et la défense des droits de l’homme de tous les peuples. Nous devons rejeter le faux choix entre les autocrates nationaux et les impérialistes étrangers. La véritable souveraineté que nous recherchons est le pouvoir des communautés de contrôler leurs terres, leurs ressources et leur avenir sans exploitation, militarisme et domination. La solidarité d’en bas doit être travaillée et renforcée par toutes les parties prenantes, en particulier les opprimés, les exploités et les marginalisés.
L’avenir de l’Asie du Sud-Est ne sera pas assuré par des dynasties, des armées ou des milliardaires. Il sera gagné par les luttes organisées et unies des peuples à travers les frontières, refusant d’être réduits au silence par le bruit des tirs ou trompés par l’agitation de drapeaux qui masquent l’avidité des puissants.
Raul Urbano
Mindanao, Philippines
Europe Solidaire Sans Frontières


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