En l’espace de deux décennies, la Corée du Nord est passée d’un système de communication archaïque, reposant sur des lignes téléphoniques manuelles et une connectivité limitée à quelques districts urbains, à un écosystème numérique étonnamment développé mais strictement contrôlé. Jusqu’à la fin des années 90, dans de nombreuses villes, même moyennes et grandes, la connexion était encore assurée par des standardistes, tandis que la téléphonie domestique était l’apanage d’une élite restreinte. Ce n’est qu’avec la reprise économique partielle du début des années 2000 que les téléphones fixes se sont répandus parmi les commerçants et les familles de la classe moyenne urbaine, suivis relativement rapidement par les premières expérimentations de réseaux mobiles.

L’introduction de la téléphonie mobile n’a toutefois pas été un processus linéaire. Les premiers services sont apparus en 2002 dans la zone économique spéciale de Rason, près de la frontière russe, et à Pyongyang, grâce à une coentreprise avec un opérateur thaïlandais. Le matériel provenait d’un lot mis au rebut en Hongrie par Vodafone et les coûts pour les utilisateurs, hors de portée de la majorité de la population, traduisaient les ambitions sélectives du projet. Le réseau, baptisé « Sunnet », est arrivé à compter des dizaines de milliers d’utilisateurs en quelques années, jusqu’à ce qu’un grave attentat à la gare de Ryŏngchon pousse les autorités à retirer brusquement presque tous les appareils du marché.
Entre 2004 et 2009, alors que le réseau officiel restait limité à quelques centaines de numéros réservés à l’élite, l’utilisation de téléphones chinois s’est répandue dans les régions frontalières. Les réseaux mobiles chinois, captables à différents endroits le long de la frontière, ont permis des communications transfrontalières qui ont alimenté non seulement des activités commerciales semi-légales, mais aussi l’envoi de fonds et la circulation d’informations sur la situation intérieure. Ceux qui entretenaient des échanges avec la Chine ou recevaient de l’argent de parents ayant fui vers le Sud savaient bien qu’un téléphone avec une carte SIM chinoise était un atout précieux, mais aussi un risque. Depuis 2010, la possession de ces appareils a été érigée en infraction pénale et des dispositifs de détection des signaux ont été installés dans les provinces du nord.
Le grand bond en avant vers un réseau national plus étendu a eu lieu en 2008 avec la création de Koryolink, grâce à un accord avec une société égyptienne. En peu de temps, des centaines de milliers de Nord-Coréens, principalement résidant dans les grandes villes, ont eu accès à la téléphonie mobile. Les fonctionnalités sont toutefois restées limitées : pas d’Internet, pas d’appels internationaux, surveillance constante des données. Avec le temps, le réseau s’est également développé en termes de couverture et de capacité, parallèlement à l’émergence de smartphones de fabrication nationale, vendus avec une variété d’applications et d’interfaces adaptées à l’usage interne. Les modèles les plus récents permettent également d’effectuer des paiements, de consulter un médecin et même de suivre des cours, toujours via le réseau intranet de l’État.
Ce développement n’a toutefois pas coïncidé avec une libéralisation des flux d’informations. Le gouvernement a transformé le smartphone en un outil de contrôle, en sélectionnant soigneusement ses fonctionnalités et en bloquant tout contenu susceptible de remettre en cause l’autorité du système. Cependant, malgré la surveillance et les filtres, la diffusion des appareils numériques a lentement modifié la perception du temps et de la consommation chez les citoyens les plus connectés. Le smartphone nord-coréen est aujourd’hui un objet hybride : très moderne dans sa forme, mais toujours chargé de fonctions idéologiques et de limites techniques qui définissent son appartenance à un univers fermé.

Intelligents mais isolés : les téléphones nord-coréens et leur écosystème blindé
Le smartphone nord-coréen se présente comme un produit à l’esthétique moderne, mais conçu pour fonctionner au sein d’un système rigoureusement autarcique. Les modèles les plus répandus, tels que les Arirang ou les Samtaesung, sont des appareils conçus pour répondre à des besoins précis dans une société urbaine de plus en plus habituée au numérique, bien au-delà de leur simple valeur symbolique. Ces téléphones, fabriqués localement avec des composants en partie importés de Chine, fonctionnent exclusivement sur le réseau national et ne peuvent pas accéder à Internet, mais uniquement à l’intranet interne, un réseau fermé qui offre des services sélectionnés, des sites officiels et des applications approuvées. L’absence de Wi-Fi, la suppression des antennes FM, la géolocalisation désactivée et l’impossibilité de transférer des données en dehors des canaux officiels visent à empêcher toute forme de communication autonome, transformant le téléphone intelligent en un outil contrôlé dans toutes ses fonctions et son contenu.
Le système d’exploitation est une version locale d’Android, fortement modifiée pour empêcher toute interaction avec l’extérieur. Les applications préinstallées comprennent des dictionnaires, des logiciels éducatifs, des lecteurs de documents et de contenus multimédias, des outils d’accès à la presse officielle et, dans certains cas, des jeux à caractère patriotique. Il existe également des applications permettant de lire des textes littéraires et des œuvres des dirigeants, toutes protégées par des dispositifs qui empêchent les captures d’écran ou la copie. La possibilité de capturer des images de l’écran, récemment introduite sur certains modèles, n’a été maintenue que pour les contenus non sensibles, tandis qu’elle reste désactivée pour les documents politiques ou les textes des chefs de la dynastie Kim. Les commandes tactiles, telles que le défilement à trois doigts, sont également automatiquement désactivées dans ce contexte.
Malgré ces limites, les smartphones ont commencé à offrir aux citoyens nord-coréens une certaine dose de personnalisation et d’interactivité, du moins dans les limites définies par l’État. Les applications peuvent être installées ou mises à jour dans des centres d’assistance spécialisés situés dans les principales villes, ou par transfert direct depuis d’autres appareils via Bluetooth. L’information reste filtrée, mais son utilisation a évolué : il est possible de regarder des films nationaux, d’écouter de la musique locale, de lire des journaux numériques et d’accéder à une sélection de contenus considérés comme « édifiants ». Pour les habitant.e.s des zones urbaines, le smartphone représente un petit espace d’autonomie organisationnelle et sociale, utile pour l’école des enfants, la gestion des achats et des déplacements, pour suivre l’actualité ou consulter un livre de recettes.
Cependant, cet espace numérique restreint n’est pas une zone franche. Chaque appareil est associé à un propriétaire via un enregistrement centralisé, et les contrôles sur les contenus, bien que n’étant pas permanents, sont constants. Les tentatives de contournement des restrictions, telles que l’insertion de fichiers externes via microSD, sont sévèrement punies, tout comme le simple échange de contenus jugés déviants. La communication par messagerie est possible, mais elle est également soumise à des contrôles. Le smartphone nord-coréen n’est donc une fenêtre sur le monde qu’en apparence. C’est un appareil qui simule la normalité mondiale tout en restant fermé à l’extérieur, un objet familier qui fonctionne selon une logique profondément différente de celle à laquelle l’industrie de la téléphonie mobile nous a habitués.
Une santé « mobile » : l’application « Santé » et la numérisation du système pharmaceutique
Parmi les applications les plus emblématiques de la numérisation croissante des services en Corée du Nord figure « Keong-gang », ou « Santé », une application développée par le ministère de la Santé par l’intermédiaire de l’Office central de gestion pharmaceutique. Disponible sur les smartphones produits localement, cette application permet aux utilisateurs de consulter un catalogue de plus de trois mille médicaments, de commander des médicaments et des dispositifs médicaux, de recevoir des conseils de santé de base et, en théorie, de contacter des opérateurs pour des consultations à distance. L’interface, conçue pour être intuitive même pour un public non averti, reflète la volonté du régime de montrer une capacité d’organisation moderne dans le secteur de la santé. L’accès aux services est également possible hors ligne, grâce au téléchargement de la base de données dans les centres informatiques municipaux ou par échange direct entre utilisateurs, ce qui témoigne de la volonté de maximiser la couverture malgré un manque d’infrastructures.
L’application est structurée de manière similaire à une plateforme de commerce électronique : les produits sont classés par catégories, accompagnés d’images, de descriptions détaillées, d’indications thérapeutiques et d’avertissements. Un système à double devise distingue les produits pouvant être achetés en won local de ceux réservés au paiement en « won de change », une monnaie virtuelle utilisée pour les transactions en devises étrangères. De nombreux médicaments produits localement sont vendus en devises fortes, ce qui témoigne à la fois de la rareté des matières premières et de l’existence d’une clientèle à fort pouvoir d’achat. Il est par exemple possible de commander de la lidocaïne vietnamienne pour quelques centimes ou des appareils de diagnostic sophistiqués tels que des microscopes électroniques portables pour plusieurs centaines de dollars. Une part importante des produits provient de Chine, d’autres sont fabriqués par des entreprises nord-coréennes mais vendus comme des produits de luxe. Le système intègre également un service de suivi des commandes, une fonction qui reproduit des pratiques déjà connues dans le contexte numérique d’autres pays, mais avec une transparence très limitée.
La disponibilité de cette application, bien que limitée à une partie urbaine et relativement aisée de la population, constitue un cas intéressant de modernisation verticale. Plus qu’un signe de libéralisation, il s’agit d’une tentative de rationaliser la distribution des ressources et de renforcer le contrôle centralisé. Il est clair que le gouvernement cherche à promouvoir ce système dans le cadre d’une stratégie plus large de légitimation. Cependant, les pénuries chroniques de médicaments, les disparités régionales et l’impossibilité de garantir un approvisionnement régulier font de cet outil davantage la vitrine des ambitions du gouvernement qu’une réponse structurelle aux problèmes de santé du pays. Dans un contexte où les hôpitaux produisent eux-mêmes des remèdes à base de plantes pour pallier l’absence de médicaments, la médecine numérique reste pour l’instant une promesse en quête de concrétisation.

Les divertissements contrôlés par l’État contre les contenus piratés : la bataille pour l’attention du public
Si le système de santé numérisé représente une innovation qui apporte une réelle amélioration, le paysage du divertissement met en évidence un fossé bien plus profond entre les intentions du régime et les aspirations réelles de la population. La télévision d’État et les contenus diffusés par les chaînes officielles, comme l’application « Kongse » pour la lecture de journaux et de magazines, ne parviennent plus à satisfaire même le public le plus fidèle. Les séries télévisées et les films produits localement sont perçus comme ennuyeux. Les histoires, basées sur des schémas didactiques et des personnages stéréotypés, ne parviennent pas à susciter l’empathie, tandis que les productions anciennes, comme le drame « Kyewolhyang », sont aujourd’hui évoquées avec une nostalgie qui souligne le vide créatif actuel. Même les jeunes qui grandissent immergés dans le discours visuel de la propagande commencent à préférer des contenus plus dynamiques et plus proches de leur réalité quotidienne.
Face à cette insatisfaction croissante, les autorités réagissent par de nouvelles restrictions et un renforcement des contrôles. Les agents des comités de quartier et les cellules du ministère de la Sécurité d’État organisent des réunions publiques pour avertir les familles, en particulier celles qui ont des enfants, des graves conséquences de la possession de clés USB ou d’appareils contenant des fichiers non autorisés. Les smartphones eux-mêmes, bien que verrouillés, sont inspectés de manière aléatoire afin de détecter la présence de contenus non conformes. Les jeunes continuent toutefois à rechercher des voies de contournement. Parmi les outils les plus répandus figure le MP8, un lecteur multimédia de fabrication chinoise sans radio ni Wi-Fi, mais doté d’interfaces modernes, de fonctions pour les livres électroniques et la lecture vidéo. Il est souvent présenté comme une aide à l’étude, ce qui facilite son entrée en toute légalité dans les foyers. C’est précisément grâce à sa capacité à passer inaperçu que le MP8 s’est imposé comme un moyen privilégié d’accès aux contenus culturels interdits.
La demande croissante d’appareils tels que le MP8 a conduit à l’émergence, le long de la frontière chinoise, de petites usines spécialisées dans la production sur mesure pour le marché nord-coréen. Il s’agit d’ateliers artisanaux, souvent officiellement enregistrés comme usines de composants téléphoniques, mais en réalité voués à l’assemblage d’appareils conçus pour contourner les contrôles : sans marque, sans fonction d’enregistrement, compatibles uniquement avec des formats simples tels que les fichiers texte. À la demande des contrebandiers nord-coréens, ils sont également fabriqués avec des boîtiers colorés ou des caractéristiques personnalisées. Les contenus sud-coréens, considérés comme particulièrement sensibles, ne sont plus préchargés dans les lecteurs MP8, mais fournis séparément sur des cartes mémoire ou des clés USB qui ne peuvent être insérées dans l’appareil qu’au moment de l’utilisation. Cette précaution vise à réduire les risques en cas de fouille. Les lecteurs, en revanche, sont souvent vendus déjà équipés de contenus chinois, tels que des films d’action, des émissions de variétés ou de la musique populaire, perçus comme moins risqués mais néanmoins attrayants, surtout chez les jeunes, en raison de la représentation d’une vie urbaine plus libre et plus moderne que celle proposée par la production nord-coréenne.
Le marché parallèle du divertissement est alimenté par des fichiers sud-coréens, des films chinois, de la musique pop, mais aussi par du matériel éducatif, des programmes satiriques et des tutoriels. Les clés USB circulent de main en main, souvent cachées dans des objets courants, et témoignent d’un public avide d’histoires, de langages et de visions du monde que l’appareil officiel n’est plus en mesure d’offrir. La réponse répressive, aussi répandue soit-elle, ne parvient pas à combler ce fossé culturel. Malgré leurs tentatives répétées, les autorités semblent incapables de produire des contenus alternatifs à la hauteur des attentes du public et de modifier l’approche narrative qui sous-tend l’ensemble de l’industrie culturelle d’État. Face à une offre interne perçue comme monotone et à une demande en constante évolution, il en résulte une délégitimation culturelle croissante du régime, qu’aucune mesure coercitive ne semble plus en mesure d’endiguer complètement.

Technologie et consommation dans une société duale
Alors que les appareils numériques et les applications étatiques contribuent à redéfinir l’organisation de la vie urbaine, sur le plan matériel, les signes de décalage entre le discours officiel et les pratiques quotidiennes se multiplient. Le long des vitrines à moitié vides des magasins d’État et dans les marchés parallèles des villes, la fracture entre le discours sur l’autosuffisance et les comportements concrets de consommation est clairement visible. Malgré les campagnes répétées qui exhortent à privilégier les produits nationaux avec fierté et confiance, les marchandises les plus convoitées restent celles provenant de l’étranger, en particulier de Corée du Sud. Le cas emblématique est celui des cuiseurs à riz électriques Cuckoo, devenus l’objet de toutes les convoitises des familles aisées et des hauts fonctionnaires. Le goût du riz, la durée de cuisson et la fonction vocale rendent ces appareils supérieurs à toutes les autres options locales ou chinoises. Leur popularité est telle que les vendeurs modifient les appareils pour les rendre « silencieux » et difficiles à identifier comme sud-coréens, tandis que les acheteurs s’organisent pour les cacher lors des inspections.
La diffusion de ces produits, même si elle reste limitée à une minorité urbaine, reflète l’émergence d’une société à plusieurs vitesses, dans laquelle une partie de la population a régulièrement accès à des biens de haute qualité par des voies semi-légales ou grâce à des protections politiques. Si la loi punit sévèrement la possession de produits sud-coréens, dans la pratique, les perquisitions évitent les domiciles des hauts fonctionnaires et tout le système repose sur une tolérance tacite, fondée sur les relations personnelles et la corruption. La valeur marchande de ces biens est exorbitante : un cuiseur à riz peut coûter l’équivalent d’un ou plusieurs années de salaire, mais leur possession est aussi une déclaration implicite de statut social, une confirmation que l’argent, en Corée du Nord, peut acheter du prestige et de petits fragments de modernité.
Même dans des secteurs moins emblématiques, comme l’électronique grand public, les produits locaux peinent à s’imposer. Le manque de fiabilité, la pénurie de matières premières et l’absence de normes de qualité pénalisent la production nationale. Des efforts sont certes déployés pour améliorer l’offre intérieure, mais ils se heurtent à des limites structurelles que le régime a du mal à admettre, rendant nécessaires des accords commerciaux avec des partenaires extérieurs pour accéder à des composants technologiques de pointe. Ces accords renforcent les capacités de production locales, mais restent fragiles, car ils dépendent des approvisionnements extérieurs et sont vulnérables aux fluctuations géopolitiques.
Dans le même temps, une double économie s’affirme, où la monnaie nord-coréenne coexiste avec des devises étrangères utilisées de manière informelle. Le dollar, le renminbi et le yen circulent régulièrement sur les marchés, et même les applications officielles affichent des prix exprimés en « wons de change », reconnaissant ainsi de facto le rôle central des devises étrangères dans la consommation réelle. Les transactions électroniques, bien qu’en augmentation dans les villes, restent entravées par le manque d’infrastructures dans les provinces. Il en résulte une polarisation de plus en plus marquée : la capitale Pyongyang, les villes de Rason, à la frontière avec la Russie, Kaesong, près de la ligne de démarcation avec la Corée du Sud, et Sinuiju, séparée de la Chine seulement par un fleuve, sont des îlots semi-mondialisés, tandis que le reste du pays reste ancré dans une économie de subsistance où l’argent liquide est encore le seul moyen d’échange efficient.
Cette dynamique produit un effet paradoxal. Alors que l’État impose l’autarcie comme principe idéologique, une partie de la société vit immergée dans un système de consommation qui s’inspire, dans les limites imposées par le régime, des modèles internationaux. Les biens technologiques sud-coréens, les médicaments importés, les appareils chinois modifiés, les devises étrangères et les applications semi-officielles composent un paysage économique hybride, où les symboles du bien-être coïncident avec ce que le régime qualifie de « réactionnaire ». Dans ce contexte, l’autosuffisance apparaît davantage comme un discours défensif, souvent démenti par la réalité matérielle et le comportement quotidien des fonctionnaires qui sont censés la promouvoir, que comme une véritable stratégie de développement.
Le visage répressif du numérique : censure, surveillance et lois sur la cybersécurité
Derrière la façade de la modernisation technologique se cache une infrastructure de contrôle densément maillée, régie par un système juridique de plus en plus sophistiqué et intrusif. La révision de la loi sur les technologies de l’information, entrée en vigueur en 2022, a officialisé l’obligation pour toutes les institutions, entreprises et organisations d’enregistrer leurs plans informatiques auprès des agences gouvernementales, de mettre en place des systèmes conformes à des normes spécifiques et de se soumettre à des inspections obligatoires. Ces dispositions visent à garantir l’efficacité administrative tout en renforçant la supervision centrale de la conception et de l’utilisation de tous les systèmes informatiques. Chaque appareil, du logiciel d’un ministère à l’application d’un téléphone, est soumis à une certification et à un suivi. La sécurité informatique, entendue comme la protection de l’ordre politique, devient ainsi une condition obligatoire pour la mise en service de toute technologie.
La loi inclut également un système de sanctions détaillé. Quiconque omet de présenter ses plans, gère des systèmes non autorisés ou fournit de fausses données s’expose à des sanctions allant du travail forcé au licenciement, avec des implications pénales potentielles dans les cas graves. Parallèlement à la législation, les systèmes de détection et d’intervention ont été renforcés. La stratégie répressive ne se limite pas à punir la diffusion des appareils mais cherche à s’attaquer à la racine même de la circulation des fichiers, en surveillant les mouvements sur les marchés, les contacts familiaux et même l’accès aux centres informatiques municipaux où les applications sont mises à jour.
Malgré la rigidité de l’appareil répressif, la pénétration de la culture numérique se poursuit. En effet, l’évolution technologique a contraint le régime à trouver un équilibre entre bon fonctionnement et surveillance. Les applications qui fournissent des services essentiels doivent pouvoir être diffusées même en l’absence de réseau, ce qui implique inévitablement la possibilité que les fichiers soient copiés ou échangés. La surveillance reste élevée mais elle ne peut être omniprésente. Conscientes du risque, les autorités misent alors sur un système de dissuasion sociale : culpabiliser, isoler, punir. Cependant, les compétences techniques croissantes d’une partie de la population, associées à la diffusion d’appareils difficilement traçables, sapent l’idée même d’un contrôle total. Et rendent la répression de plus en plus coûteuse et incertaine.

Entre coopération et contournement des sanctions : le secteur technologique, une stratégie géopolitique
Dans le but de consolider sa base technologique sans renoncer à l’accès à des composants de pointe, la Corée du Nord a progressivement mis en place un réseau d’accords commerciaux et industriels avec des entreprises chinoises, contournant ainsi les restrictions imposées par les sanctions. Un exemple emblématique en est l’accord signé en mars 2025 à Sinuiju entre la Mangyongdae Trading Company, l’une des principales entreprises technologiques nord-coréennes, et une société chinoise du secteur électronique. Cet accord prévoit la fourniture de semi-conducteurs, de batteries au lithium, d’écrans et de puces, en échange de terres rares, dans le but déclaré de relancer la production de smartphones, de terminaux de paiement et d’interfaces réseau. Parallèlement, les deux parties se sont engagées dans le développement conjoint d’une mine de terres rares comme le néodyme et le dysprosium dans la province du Pyongan du Nord, marquant ainsi une nouvelle étape vers une coopération stratégique à l’échelle industrielle.
Outre le commerce de composants, des initiatives plus opaques se multiplient, telles que des coentreprises technologiques qui permettent au personnel nord-coréen d’opérer sous une fausse identité dans des environnements internationaux. Dans l’une d’elles, la société Pyongyang Program Joint Development Company a conclu un accord avec une petite entreprise informatique de Shenyang, une ville du nord-est de la Chine, pour développer des technologies de sécurité basées sur l’intelligence artificielle. Ce projet, officiellement chinois, sera en réalité dirigé par des techniciens nord-coréens qui travailleront à distance, évitant toute exposition directe. En échange, la société chinoise pourra enregistrer des brevets à son nom et bénéficier d’avantages fiscaux accordés par le gouvernement local. Cette solution permet à Pyongyang non seulement de générer des devises précieuses grâce à la vente de savoir-faire, mais aussi de former une génération de développeurs qui opèrent sur le marché international sans quitter physiquement le pays.
Ces formes de coopération montrent que la Corée du Nord ne vise pas tant l’autarcie technologique qu’une forme d’autosuffisance flexible, fondée sur l’opacité, mais aussi sur l’adaptation et une division du travail dans laquelle les compétences numériques internes sont monétisées de manière indirecte. À cela s’ajoute une stratégie plus subtile, poursuivie par les autorités locales chinoises, visant à pénétrer le tissu culturel nord-coréen. Des projets tels que le « Plan de coopération pour le développement culturel mutuel », élaboré dans les trois grands territoires du nord-est de la Chine, visent à diffuser des contenus audiovisuels pro-chinois en Corée du Nord, en contournant les canaux officiels sous le couvert d’échanges culturels. Les publics visés sont les étudiant·e·s, les jeunes fonctionnaires, les travailleur·euse·s transfrontaliers et les familles de diplomates, toutes des catégories ayant une certaine exposition publique et considérées comme capables d’amplifier, même indirectement, les messages véhiculés par les contenus culturels.
Dans ce contexte, la technologie devient un outil polyvalent, capable à la fois de répondre aux besoins internes, de renforcer le contrôle social, d’accroître le prestige international et de faciliter l’acquisition occulte de devises et de ressources. Les entreprises nord-coréennes les plus avancées évoluent dans un contexte qui ressemble davantage à une industrie parallèle qu’à un système économique étatique traditionnel. Les produits sont commercialisés sur le marché intérieur, mais selon une logique de différenciation : d’un côté, les services et les biens destinés à l’élite urbaine, de l’autre, les applications et les appareils réduits au minimum pour le reste de la population. L’accès aux ressources technologiques devient ainsi un indicateur social implicite, et la familiarité avec certains outils distingue les nouvelles élites technocratiques des générations précédentes, ainsi que des plus pauvres.
Toutefois, l’efficacité de ce modèle reste fragile. Les infrastructures restent vulnérables aux coupures et aux interruptions, les approvisionnements dépendent d’équilibres géopolitiques en constante évolution et l’économie dans son ensemble continue d’être marquée par une inefficacité chronique et des carences structurelles. La course à la numérisation, bien que réelle, se déroule sur des rails très asymétriques et ne peut effacer les contradictions profondes d’un système qui prétend concilier modernité et isolement. La Corée du Nord a construit une bulle technologique dans laquelle les outils du présent ont été adaptés à une idéologie du passé. Mais c’est précisément cette bulle, avec ses failles et ses paradoxes, qui finit par remettre en cause les fondements mêmes de son discours. L’expansion de l’utilisation quotidienne de la technologie rend de plus en plus complexe le maintien d’un contrôle rigide et uniforme, même dans un système structuré pour limiter toute déviation.
Andrea Ferrario
SOURCES UTILISÉES : Daily NK, RFA, 38 North, Huxiu, chaîne YouTube du professeur Andrey Lankov
Europe Solidaire Sans Frontières


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