En 2019, le président Cyril Ramaphosa a reconnu la situation de violence sexiste en Afrique du Sud comme une urgence nationale. Les analyses récentes se concentrent généralement sur les défaillances institutionnelles immédiatement visibles : manque de ressources des services de police, surcharge des tribunaux et inefficacité des ordonnances de protection. Ces déficiences organisationnelles, ces lacunes en matière de formation et ces insuffisances financières sont minutieusement répertoriées. Cependant, cette approche analytique ne tient pas compte du fait que ces « défaillances du système » ne sont pas accidentelles : elles sont la conséquence logique de fondements sociaux qui ont normalisé la violence à l’égard des femmes il y a plusieurs siècles.
Le taux de féminicides en Afrique du Sud est cinq fois supérieur à la moyenne mondiale. Environ une centaine de viols sont signalés chaque jour, mais ce chiffre ne représente qu’une fraction des faits réels, en raison d’un grave problème de non-signalement. Au moins 51 % des femmes sud-africaines sont victimes de violences conjugales. Face à cette situation, il est nécessaire de mettre en place des cadres d’analyse qui s’attaquent aux racines historiques du problème, plutôt que de traiter cette violence comme un trouble isolé. Ces statistiques ne sont pas de simples abstractions numériques : elles représentent les expériences vécues par des mères, des sœurs, des filles, des amies et nos ancêtres, dont les souffrances sont directement liées à la violence profondément enracinée qui a façonné la société sud-africaine.
Les fondements coloniaux et la violence idéologique
La conquête coloniale a nécessité le démantèlement systématique des relations sociales autochtones et leur remplacement par des structures coloniales hiérarchiques au service du capitalisme extractiviste. Les systèmes traditionnels de propriété foncière maintenaient des relations communautaires soutenables avec la terre. Ils ont été détruits et remplacés par la propriété individuelle. De même, les autorités coloniales ont procédé à une réorganisation en profondeur des systèmes de parenté autochtones et des relations entre les sexes afin de créer de nouvelles formes d’organisation sociale fondées sur la domination plutôt que sur la collaboration.
Lorsque les colonisateurs européens ont dressé les premières cartes du territoire sud-africain, ils ont considéré la terre et le corps des femmes comme une seule et même cible sur laquelle exercer leur domination. Le langage colonial présentait toujours les femmes comme des extensions de la terre, primitives, faciles à conquérir et bonnes à exploiter. La destruction de l’environnement, avec l’abattage des arbres, le dépouillement des sols et l’empoisonnement de l’eau, servait à couper les Africains de leurs territoires, auxquels ils étaient spirituellement liés. Violer la terre, c’était donc violer son peuple. Cela a établi une logique fondamentale qui reliait la violation du territoire à celle du corps. Cette fusion entre langage et idéologie n’était pas fortuite. Il s’agissait d’une stratégie délibérée, conçue pour normaliser la violence comme moyen de conquête. Des termes tels que « prendre », « pénétrer » et « posséder » s’appliquaient aussi bien à l’acquisition territoriale qu’à la domination sexuelle. Cela a établi un cadre conceptuel dans lequel le viol est devenu à la fois la violation des femmes et la violation de la terre.

Les corps des femmes sont devenus l’un des principaux terrains d’expression de cette réorganisation sociale, où elle s’est manifestée avec le plus de violence. Leurs rôles traditionnels de productrices agricoles, de décisionnaires au sein de la communauté et de transmetteuses de la culture menaçaient directement les systèmes de contrôle coloniaux. La violence sexuelle exercée à l’encontre des femmes n’était donc pas une simple question de perversion individuelle, mais bel et bien une stratégie systématique visant à démanteler les structures sociales autochtones tout en affirmant l’autorité coloniale sur la reproduction et la production. La question n’est pas de savoir laquelle de ces dominations est apparue la première : celle de la terre ou celle des femmes. Il s’agit plutôt de comprendre comment le colonialisme a fabriqué des relations sociales qui ont poussé les communautés à se fragmenter, créant ainsi des hiérarchies dans lesquelles les hommes pouvaient revendiquer le pouvoir sur la terre et sur les corps.
Exploitation sexuelle institutionnalisée et accumulation de capital
Dans la colonie du Cap, les femmes esclaves sont devenues le terrain d’essai de systèmes de contrôle exhaustifs qui allaient définir les relations sociales en Afrique du Sud pendant des siècles. Le VOC Lodge [construit par la Compagnie hollandaise des Indes pour loger les esclaves amenés dans la colonie ndt] fut de fait le premier bordel de la colonie, servant les soldats et les marins de passage tout en tirant profit du corps des femmes. Il représentait l’intersection systématique entre la violence sexuelle et l’accumulation capitaliste. Il transformait le corps des femmes en site d’exploitation et de production de richesse.
Le capitalisme colonial exigeait la marchandisation totale des êtres humains, mais cette marchandisation fonctionnait selon des mécanismes clairement sexistes. Alors que les hommes esclaves étaient principalement valorisés pour leur force de travail, les femmes esclaves étaient victimes de multiples formes d’exploitation simultanées. Leur travail, leur sexualité et leur capacité reproductive sont tous devenus des sources d’accumulation de richesse coloniale grâce à des systèmes de contrôle méthodiques et globaux.
Les archives du Bureau de protection des esclaves révèlent de nombreux cas d’abus sexuels signalés par des femmes esclaves à l’encontre de leurs propriétaires. Pourtant, pendant toute la période de l’esclavage au Cap, aucun homme libre ou esclave n’a été condamné pour le viol d’une femme esclave. Ce vide juridique ne résultait pas d’une lacun, mais d’une volonté délibérée : la violence à l’égard des femmes noires était institutionnalisée comme une pratique commerciale normale, et non considérée comme un crime.
L’exploitation s’étendait au-delà du travail domestique pour prendre des formes systématiques de violence physique qui ont jeté les bases de l’oppression future. L’exploitation sexuelle par le biais d’agressions et de viols a fait du corps des femmes esclaves un territoire à conquérir pour les hommes, tout en générant des revenus grâce à l’esclavage sexuel. L’esclavage se transmettait par la lignée féminine. L’exploitation reproductive a ainsi transformé les utérus en sites de production économique, les enfants devenant la propriété future qui permettait d’accroître la richesse coloniale. Les cadres juridiques classaient les femmes esclaves parmi les biens et non parmi les personnes. La violence à leur égard était donc considérée comme une question relevant de « gestion de biens » et non comme une atteinte à l’intégrité de la personne, ce qui a établi une jurisprudence privilégiant l’accumulation du capital au détriment de la dignité humaine.
Dynamiques intersectionnelles de la violence coloniale
Bien que les peuples colonisés aient en commun des expériences universelles d’oppression raciste et capitaliste, l’oppression des femmes colonisées a été marquée en outre par une violence sexuelle systématique.
Traditionnellement, les analysed de l’oppression coloniale convergent dans l’idée que les hommes et les femmes colonisé.e.s étaient soumis à une oppression de même nature. Elles se sont principalement concentrées sur la domination ethnico-raciale, en négligeant les dynamiques de genre. Ces analyses ont considéré l’expérience coloniale masculine comme universelle, occultant les formes spécifiques de violence dirigées contre les femmes. Les femmes colonisé.es ont également travaillé dans les plantations et parfois dans les mines, ce qui les exposait à des violences physiques similaires à celles subies par les hommes. Cependant, elles étaient en même temps confrontées à des formes d’exploitation supplémentaires que leurs homologues masculins ne connaissaient que rarement.
La quête du pouvoir et du capital a dépassé le cadre des relations entre Blancs et Noirs pour s’étendre aux communautés colonisées elles-mêmes. La déshumanisation systématique des hommes réduits en esclavage a créé des conditions qui ont intensifié la violence subie par les femmes esclaves. Ces dernières ont été confrontées à la fois aux brutalités structurelles du système des plantations et aux dimensions genrées de l’oppression raciale au sein de leurs propres communautés. Certaines femmes esclaves ont été vendues à des fins de prostitution par des hommes esclaves, quelquefois leurs propres maris. C’était l’un des moyens utilisés par les systèmes coloniaux pour créer des hiérarchies internes qui reproduisaient la violence au sein des communautés opprimées.
Les administrateurs coloniaux avaient compris que le maintien des systèmes d’exploitation nécessitait la rupture des liens sociaux traditionnels susceptibles de permettre une résistance collective. Le traumatisme qui en a résulté n’était pas un effet secondaire accidentel. Il s’agissait d’un élément essentiel des dispositifs conçus pour générer et consolider la richesse par une déshumanisation systématique.
La violence sexiste contemporaine en Afrique du Sud ne peut pas être appréhendée comme un simple comportement déviant. Elle doit être analysée comme la continuation de relations structurelles établies au cours de siècles d’exploitation coloniale. Cette violence, que le président Ramaphosa a qualifiée de situation d’urgence nationale en 2019, a des racines historiques profondes. Elles résident dans des systèmes qui ont appris aux communautés à considérer le corps des femmes comme un objet de conquête, de profit et de contrôle.
Le dispositif institutionnel de la violence sexiste sous l’apartheid
Le gouvernement de l’apartheid a institutionnalisé la violence coloniale avec une précision industrielle. Il a créé des cadres juridiques exhaustifs qui ont fait oasser la violence du registre de la possibilité à celui d’une nécessité structurelle. Cette approche systématique s’appuyait sur deux mécanismes de normalisation de la violence. Elle s’est répandue dans toute la société, transcendant les frontières raciales tout en fonctionnant de manière spécifique dans différentes communautés.
Le recours systématique à la violence par l’État – à travers les expulsions forcées, les détentions sans procès et la torture dans les locaux de la police – a normalisé la violence comme méthode légitime de gouvernance. Cela a créé une société dans laquelle la violence est devenue un moyen normal de résolution des conflits dans toutes les relations, y compris les relations intimes. Cela a instauré une guerre civile de genre non reconnue.
Le système d’apartheid avait une vision stratégique de la violence sexuelle, qui n’avait rien de fortuit. Les cadres juridiques fonctionnaient avec une précision mathématique dans leur discrimination : en 1992, pendant la prétendue transition vers la démocratie, les affaires de viol n’aboutissaient à des condamnations que dans 53 % des cas, contre 86 % pour les agressions non sexuelles. Ces disparités n’étaient pas le fruit de défaillances administratives, mais bien d’un système délibéré. Elles visaient à montrer que les hommes avaient toujours le pouvoir sur le corps des femmes, que le témoignage des femmes avait moins de poids devant les tribunaux que les dénégations des hommes, et que les violences sexuelles n’entraînaient que des conséquences juridiques minimes.
Plus révélateur encore : aucun homme blanc n’a jamais été condamné à mort pour viol sous le régime de l’apartheid. La peine capitale était réservée exclusivement aux hommes noirs et uniquement à ceux qui étaient accusés de crimes contre des femmes blanches. Cette précision chirurgicale du racisme juridique démontre comment le système judiciaire fonctionnait comme un instrument de contrôle racial et sexiste. Il protégeait certaines formes de violence tout en en criminalisant d’autres, en fonction de l’identité raciale des auteurs et des victimes plutôt que de la nature de leurs crimes.
Des mécanismes séparés de contrôle social
Dans ce cadre général, l’apartheid a créé des systèmes séparés de violence sexiste qui fonctionnaient selon des mécanismes distincts dans les différentes communautés. Dans les communautés noires, la déshumanisation était systématique et se traduisait par la spoliation économique, le déplacement spatial et la privation des droits politiques. Cela a créé des conditions dans lesquelles la souffrance des femmes était souvent subordonnée à des luttes de libération plus larges. Cette hiérarchisation était compréhensible d’un point de vue stratégique : les traumatismes individuels semblaient moins urgents lorsque des populations entières étaient confrontées à une déshumanisation systématique. Cependant, cette approche hiérarchisée de la souffrance a eu un coût, celui des voix réduites au silence et de la violence ignorée.

Dans les communautés blanches, la violence sexiste était dissimulée derrière des apparences respectables et enfouie sous des mythes de supériorité civilisationnelle. L’inceste et le viol conjugal étaient relégués au domaine des secrets de famille plutôt que d’être considérés comme des problèmes sociaux qu’il fallait aborder de front. Le maintien de la respectabilité blanche exigeait que ces violences restent invisibles, leur coût se mesurant en traumatismes pour les femmes et en souffrances muettes pour les enfants.
Les taux catastrophiques de violence sexiste en Afrique du Sud sont les plus élevés au monde en dehors des zones de guerre active. Ils reflètent directement l’héritage structurel durable du double système de contrôle sexiste de l’apartheid. Le régime de l’apartheid a déployé une violence ultra-visible contre les femmes noires afin de renforcer les hiérarchies raciales. Dans le même temps, il a maintenu une violence invisible à l’encontre des femmes blanches afin de préserver l’autorité patriarcale. Cela a créé des cadres croisés de déshumanisation qui persistent encore aujourd’hui. La violence sexiste contemporaine ne représente donc pas seulement un mal social, mais la continuation structurelle du projet fondamental de contrôle social de l’apartheid.
Transmission intergénérationnelle et reproduction structurelle
Les mécanismes psychologiques par lesquels la violence de l’apartheid s’est reproduite à travers les générations ont fonctionné à travers des intersections complexes entre traumatisme, socialisation et contraintes structurelles. Les enfants témoins de violences systématiques en sont venus à considérer la brutalité comme un moyen normal de résoudre les conflits. Ces expérimentations précoces ont créé des mécanismes d’adaptation qui ont permis aux enfants de survivre. Mais en même temps, elles ont généré des dysfonctionnements relationnels à l’âge adulte. Cela a établi des cycles de transmission entre les générations, des schémas d’héritage imposé dont il est difficile de se défaire.

Les dimensions genrées de cette transmission méritent une attention particulière. Les systèmes coloniaux et d’apartheid ont émasculé les hommes en leur refusant leurs rôles traditionnels de nourricier et de protecteur. Dans le même temps, les structures patriarcales leur ont offert d’autres moyens de retrouver leur domination en recourant à la violence contre ceux qui avaient encore moins de pouvoir structurel, à savoir les femmes et les enfants. Les femmes, quant à elles, ont été placées dans le rôle de gardiennes de la culture et de stabilisatrices de la famille. Elles ont été incitées à faire preuve d’endurance et à s’adapter en interne plutôt que de résister en externe. Ces différentes réponses à un traumatisme systématique ont donné naissance à des schémas de violence bien distincts qui continuent à modeler les relations sociales contemporaines.
Manifestations et continuités structurelles actuelles
Les statistiques actuelles reflètent cette construction historique avec une clarté accablante. Les pays ayant un passé colonial affichent des taux de violence conjugale cinquante fois supérieurs à ceux qui n’ont pas connu l’esclavage. Lorsque les structures patriarcales sont associées à l’héritage colonial, la violence domestique transcende la pathologie individuelle pour s’inscrire dans une organisation sociale systématique.
Chaque femme qui meurt aux mains de son partenaire reste liée, par des chaînes ininterrompues, aux femmes esclaves de la VOC Slave Lodge, à celles dont la souffrance a été occultée pendant l’apartheid et à celles dont les expériences n’ont jamais été jugées dignes d’être prises en considération par la justice. Ces liens ne sont pas métaphoriques, mais structurels. Ils opèrent à travers des systèmes juridiques, des relations sociales et des pratiques culturelles qui restent fondamentalement intacts.
Comme le fait remarquer la chercheuse Shalu Nigam, « la violence à l’égard des femmes ne se traduit pas seulement par des agressions physiques, psychologiques ou morales, mais elle se produit également lorsque les conditions sont propices à son émergence et lorsque le système – l’État et la société – la tolère ». Les femmes qui meurent aujourd’hui, de Ntokozo, 21 ans, à Nolusapho Eunice, 75 ans, ne meurent pas parce qu’elles ne disposent pas de connaissances suffisantes sur la violence sexiste. Elles meurent parce que la société sud-africaine continue de faire fonctionner des systèmes spécialement conçus pour permettre leur mort, puis exprime une surprise de circonstance lorsque ces systèmes fonctionnent comme prévu.
Vers une transformation structurelle
La question à laquelle l’Afrique du Sud est confrontée va au-delà de la possibilité de lutter contre la violence sexiste en améliorant l’allocation des ressources et les programmes de formation. Le défi fondamental est de savoir si la société sud-africaine peut reconnaître que les approches actuelles s’attaquent aux symptômes sans toucher aux causes profondes. Existe-t-il une volonté politique pour entreprendre le travail de fond nécessaire à la construction de relations sociales véritablement différentes ?
Tant que la violence contemporaine n’aura pas été ramenée à ses racines coloniales et à l’apartheid, et tant que les structures héritées du passé ne seront pas démantelées plutôt que réformées, l’Afrique du Sud continuera à compter les corps, à citer les noms et à se demander pourquoi rien ne change. L’architecture de la violence reste intacte parce que les réponses politiques et sociales ont privilégié la rénovation plutôt que la reconstruction, la réforme plutôt que la révolution. Il ne s’agit pas d’un échec politique, mais d’une réussite structurelle : les systèmes conçus pour permettre la violence à l’égard des femmes continuent de fonctionner comme prévu et nécessitent non pas des ajustements, mais une transformation fondamentale.
Roomaan Leach
Europe Solidaire Sans Frontières


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