Plongeur professionnel et docteur en océanographie, François Sarano a été, de 1985 à 1997, chef de mission sur la mythique Calypso du commandant Cousteau. Puis a collaboré en 2009 au documentaire Océans, réalisé par Jacques Perrin et Jacques Cluzaud.
Infatigable défenseur des océans à travers l’association Longitude 181, il vient de publier avec Marine Calmet, juriste et présidente de Wild Legal, Justice pour l’étoile de mer. Vers la reconnaissance des droits de l’Océan (éditions Actes Sud, mai 2025). Dans cet ouvrage, ils expliquent que le droit de l’environnement n’arrivant pas à infléchir l’effondrement de la biodiversité marine, l’urgence est de reconnaître des droits au vivant.
© Photomontage Mediapart avec DR et Pascal Guyot / AFP
Venu à Nice lors de la troisième conférence des Nations unies sur l’océan – l’« Unoc 3 » – plaider pour une « déclaration des droits de l’océan », François Sarano revient sur les menaces qui pèsent sur les océans depuis qu’il a commencé à plonger comme sur les avancées en demi-teinte de ce sommet onusien. Enfin, il insiste sur la capacité de régénération des écosystèmes marins dès lors que les activités extractives des humains cessent.
Mediapart : Quelle est, selon vous, aujourd’hui la principale menace qui met en péril nos océans ?
François Sarano : Sans aucun doute, l’effondrement du vivant. La biodiversité doit être comprise comme la diversité des interdépendances entre les différents organismes. Et un individu est un nœud singulier, parce que chacun part avec son génome original et originel, puis crée des liens avec d’autres vivants qui évoluent et se densifient avec l’âge. C’est le fondement même du vivant.
Aujourd’hui, les gestionnaires de la biodiversité considèrent qu’une population va bien à partir du moment où elle se reproduit. Mais c’est comme si on gérait la population humaine et qu’on disait : les jeunes se reproduisent entre 15 et 25 ans donc tous les autres peuvent être exploités ou détruits.
Malgré ce tableau sombre, la renaissance du vivant est possible parce qu’on voit que dès qu’on fixe de vraies réserves marines dans lesquelles on ne prélève plus de poissons, on se trouve face à des écosystèmes qui redeviennent vite luxuriants !
On voit que la nature est résiliente et s’adapte dès lors qu’on stoppe nos activités extractives.
Dans le parc national de Port-Cros (Var), on laisse depuis maintenant une soixante d’années la nature tranquille. Au début, il n’y avait plus que quatre mérous, un gros prédateur de fond en Méditerranée. La population a vite augmenté, les scientifiques voulaient la réguler, mais on a laissé la zone en libre évolution. Désormais, on y compte 840 mérous et c’est un espace rempli de poulpes, de langoustes, etc.
Ce qui est intéressant aussi à Port-Cros, c’est qu’il y a quand même une pêche professionnelle. Elle est extrêmement limitée et encadrée, mais il y a eu ici un ajustement de l’activité humaine pour laisser aux autres vivants de la place pour vivre.
Vous plongez depuis votre plus jeune âge. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans l’évolution des océans ces dernières décennies ?
Les déchets. Je me souviens, quand en Méditerranée on plongeait, les seuls artefacts humains qu’on trouvait étaient des amphores et quelques bouteilles de verre. Désormais, dans certains endroits, c’est un véritable lit de plastique.
Et puis l’effondrement de grands prédateurs comme les requins. Certaines populations ont quasiment disparu, en Méditerranée en particulier. Le coralligène, un écosystème constitué d’algues calcaires, de gorgones et d’autres organismes vivants, s’est extrêmement dégradé aussi.
Mais, en même temps, j’ai vu aussi le retour des cétacés. Quand j’étais sur la Calypso, on ne voyait jamais de baleines ou de cachalots. Avec l’interdiction de leur chasse dans les années 1980, ces populations de cétacés sont sorties du danger d’extinction. Encore une fois, on voit que la nature est résiliente et s’adapte dès lors qu’on stoppe nos activités extractives.
Dans « Justice pour l’étoile de mer. Vers la reconnaissance des droits de l’Océan », un livre coécrit avec la juriste Marine Calmet, vous avancez qu’il faut donner des droits au vivant…</p>
Avec ma compagne Véronique, cela fait quarante ans qu’on est sur la brèche à produire des données scientifiques, quarante ans à sensibiliser. Mais toutes ces décennies n’ont pas permis de ralentir la dégradation du vivant. Et le droit de l’environnement actuel n’arrive même pas à infléchir l’accélération de l’effondrement de la biodiversité. Pourquoi ? Parce qu’il essaye de corriger un droit qui s’est construit sur la négation du vivant, qui a été écrit pour justifier notre société extractiviste.
Tout le droit actuel réifie, chosifie le vivant. Il nous a permis de l’exploiter à notre guise puisqu’il n’était qu’un objet. Res nullius, « la chose de personne », comme on dit en droit civil.
Le but est d’obliger à prendre en compte les autres vivants parce qu’ils ont un droit d’existence.
On parvient à légiférer sur la res nullius qui nous est utile, à savoir 150 espèces de poissons qu’on mange et une cinquantaine d’espèces emblématiques comme le dauphin bleu. Mais la vie marine, c’est 250 000 espèces déjà décrites et des millions qui ne l’ont pas encore été. Et elles ne sont pas mieux considérées que la boue et les cailloux. Elles ne sont rien. Ce qui caractérise notre activité en mer, c’est de chaluter, racler les fonds, parce que comme il n’y a rien, on ne s’en soucie pas. Il est donc nécessaire de donner un statut à ce « rien » pour que ces espèces aient droit d’existence.
Mais comment lutter contre les impacts terribles du chalutage de fond en donnant des droits aux poissons ?
Le but n’est pas de viser la pratique en soi mais d’obliger à prendre en compte les autres vivants parce qu’ils ont un droit d’existence. Ainsi, on s’apercevra que pour capturer trois poissons que nous allons consommer, nous avons détruit des milliers de vies, inutilement. Il s’agit donc d’ajuster notre place, d’éviter les dégâts collatéraux et de s’apercevoir que certaines techniques de pêche sont logiquement à proscrire.
Actuellement, les espèces n’existent que si elles ont un statut de protection ou si elles sont dans une réserve marine. Mais l’océan n’est pas une aire marine protégée géante, et de facto tous ceux qui sont en dehors de ces statuts ou de ces zones n’ont pas le droit de vivre.
Pour terminer, l’argument qu’on nous oppose, c’est qu’on ne peut pas donner une personnalité juridique à l’étoile de mer. Mais par contre, il n’y a aucun problème à ce qu’une entreprise soit considérée comme personnalité juridique. Et elle a un représentant légal qui s’exprime pour elle. Pourquoi donc ne pas le faire pour une étoile de mer ?
Je me suis aperçu qu’une raie manta, un cachalot, un requin blanc m’avaient construit.
Le droit est nécessairement en évolution puisque les connaissances scientifiques s’étoffent. Par exemple, il y a quarante ans, personne n’aurait imaginé que les cachalots avaient une personnalité. Par définition, chaque espèce, chaque individu, mérite notre attention et a le droit d’exister. Et ensuite, comme le dirait le philosophe Baptiste Morizot, ajustons nos égards, négocions avec les différentes espèces pour trouver la distance juste qui permette à chacun de vivre au mieux.
Quels sentiers intellectuels avez-vous empruntés pour passer des missions avec Cousteau au droit du vivant ?
J’ai fait ma thèse de doctorat sur la reproduction du merlu et sa pêcherie. Je suis au départ un scientifique qui aime disséquer pour mieux connaître les mécanismes biologiques. Mais c’est comme si on essayait de comprendre Mozart en étudiant son cadavre. J’ai découvert plus tard qu’on n’appréhende le vivant que par la rencontre.
Avec Cousteau d’abord, première évolution : je me suis émerveillé de ce que je voyais. Mais c’était l’époque où la faune autour de nous valorisait l’équipe. C’était quand même Cousteau et ses acolytes qui octroyaient aux non-humains le droit d’être protégés. Le dualisme qui oppose humain et nature était très prégnant.
Puis j’ai rencontré Jacques Cluzaud et Jacques Perrin pour le documentaire Océans (2009). Ils m’ont dit d’être « poisson parmi les poissons ». Et tout d’un coup, j’ai partagé des moments avec ces derniers. J’ai découvert qu’ils sont vivants, appris à les « co-naître », c’est-à-dire à tisser des liens avec eux.
Petit à petit, je me suis aperçu qu’une raie manta, un cachalot, un requin blanc m’avaient construit. Qu’ils ont fait ce que je suis et qu’ils ont une juste place, mais qu’il n’y avait pas de loi qui permette de rendre compte de ces interdépendances.
Vous étudiez depuis des années au large de l’île Maurice la structure sociale d’un groupe de cachalots. Que peuvent-ils nous dire à nous, humains, ici à Nice, à la conférence des Nations unies sur l’océan ?
Ils nous diraient : « Nous sommes vos partenaires de vie, vos colocataires, donc donnez-nous la parole. » Nous devons faire avec eux une cogestion de notre maison commune car il n’y a qu’une planète, qu’un seul océan – que j’écris « eaucéan ».
C’est là que se niche la faiblesse de l’Unoc : les diplomates ici parlent frontières, ressources, minerais, génomes, molécules. Ils sont compétents pour défendre les intérêts économiques de leur pays, pas pour défendre le vivant.
Peut-on encore attendre quelque chose de ce sommet de Nice, selon vous ?
Première chose concrète : l’Unoc a réuni un grand nombre de pays, dont certains qui ne se parlent presque plus entre eux. C’est formidable. Il faut continuer de dialoguer, surtout aujourd’hui où les États se font la guerre. Ensuite, l’Unoc fait parler de l’océan. Et enfin, il faut que le président français, Emmanuel Macron, tienne bon sur l’interdiction de l’exploitation minière des grands fonds : il a été le premier chef d’État à demander cela, c’est important.
La définition de nouvelles aires marines protégées en France a été cette semaine au centre de tensions, le gouvernement français ayant été accusé de gonfler les pourcentages de protection de nos espaces marins…
Il n’y a que nous que nous illusionnions. Ce n’est pas la peine de discuter des chiffres puisque, de toute façon, une aire marine protégée est un endroit où la vie doit renaître. Or on sait que lorsqu’on prélève dedans, et en particulier quand on y chalute, on détruit de nouveau des communautés vivantes.
La vraie question que je voudrais que chacun se pose, c’est celle de ce que vous voulez laisser à vos enfants et vos petits-enfants : un monde de smartphones avec des avatars dans lequel ils iront visiter des mondes virtuels ou un monde avec des relations avec les autres vivants ?
Le monde que je souhaite pour ma petite-fille, c’est celui des relations avec de l’attention aux oiseaux, de l’attention aux scarabées, de l’attention aux mérous, de l’attention aux arbres. Parce que face au mal-être existentiel qui nous jette dans une consommation compulsive, ces relations avec les vivants nous apaisent et nous offrent de la beauté.
Mickaël Correia