En 1865, K. Marx concluait sa conférence au Conseil général de la 1re Internationale, publié en suite sous le titre Salaires, prix et profit ainsi :
« [Les syndicats] manquent entièrement leur but dès qu’ils se bornent à une guerre d’escarmouche contre les effets du régime existant, au lieu de travailler en même temps à sa transformation et de se servir de leur force organisée comme d’un levier pour l’émancipation définitive de la classe travailleuse, c’est-à-dire pour l’abolition définitive du salariat ».
On peut évidemment interpréter cette citation comme un appel à tracer la perspective lointaine du communisme. Mais on peut aussi comprendre qu’en système capitaliste, la lutte pour l’abolition du salariat est à la fois une tâche stratégique, puisqu’elle suppose l’abolition de l’exploitation, et aussi une tâche immédiate, en cela qu’elle implique une action de chaque jour pour contester, remettre en cause un système d’aliénation quotidienne subie par les travailleurs.
Cette question est traitée par le Manifeste [de la LCR], mais les débats qui ont eu lieu d’ores et déjà impliquent de préciser les contours et les objectifs de cette sorte de mot d’ordre.
Ce qu’est le salariat
Souvent les termes de salariat ou de salaire évoquent d’abord la rémunération, la feuille de paye et leur abolition semble dessiner le futur lointain d’une société dans laquelle la monnaie aurait disparu. Pourtant le rapport économique et social que représente le salariat, la soumission du travailleur salarié au capitaliste, est le fondement même de la société dans laquelle nous vivons, est c’est la remise en cause de ce fondement qui est le moteur du mouvement pour l’émancipation. Par ailleurs, il peut sembler paradoxal ou doucement rêveur de parler aujourd’hui d’abolition du salariat, alors que des millions d’hommes et de femmes, dans notre pays, désireraient d’abord avoir un salaire, un emploi stable rémunéré.
Le but de cette contribution est d’essayer de montrer que la contestation du système salarié et à la fois une tâche de tous les jours, et un objectif politique qui est au cœur du projet révolutionnaire que nous portons.
Le système du salariat ne réside pas dans le fait qu’un travailleur soit rémunéré dans un cadre collectif où il participe à la production de marchandises. Dans les processus de production modernes, il est rationnel que la production s’organise ainsi. Prétendre abolir le salariat ne veut pas dire nier que nous sommes évidemment favorables à une organisation de la production qui intègre les innovations industrielles des deux derniers siècles.
Certains avancent que, chez Marx, il y a une sorte de nostalgie de l’artisanat et que lorsqu’il avance que le socialisme supprimera la coupure du producteur d’avec les moyens de production, cette vision est aujourd’hui totalement dépassée par les révolutions industrielles. Cette interprétation risquerait de justifier que finalement peu de choses changent dans les entreprises avec une socialisation des moyens de production. Bien au contraire, les innovations technologiques peuvent permettre aux producteurs d’être maîtres du processus de production, non plus à une échelle individuelle mais collective.
De même le salaire ne représente pas d’abord le mode monétaire de rémunération, dont il raisonnable de penser qu’il persisterait, pendant un temps relativement long, dans un système qui aurait aboli l’exploitation.
Le salariat, fondamentalement, est un rapport de soumission économique et sociale qui exprime concrètement que les moyens de production appartiennent à un capitaliste et que les travailleurs n’ont d’autres choix que de faire fonctionner ces moyens de production en vendant leur force de travail, dont le capitaliste ne rémunère qu’une partie, l’autre partie représentant le profit que réalise le capitaliste sur le dos du salarié.
C’est évidemment pour cela que le but quotidien du patronat est de réduire cette part consacrée au salaire, et la période actuelle nous montre avec quelle férocité il se consacre à cet objectif.
Le système salarial tel qu’il est défini par le Code du Travail, est bien ce contrat de louage, ce temps durant lequel le salarié loue sa force de travail et se soumet aux ordres de son employeur. On peut se gausser de démocratie sociale dans l’entreprise, elle n’existera pas tant qu’existera le rapport salarial. Le Code du Travail, les conventions collectives peuvent adoucir les effets de ce système, donner quelques droits limitant ce pouvoir discrétionnaire, au bout du compte, le capitaliste reste maître du terrain. Ce contrat de louage permet d’embaucher, de licencier, de fixer les horaires, les congés, les conditions de travail, le lieu de travail, etc…
« Le despotisme d’usine » dont parlait K. Marx est une réalité quotidienne qui ne sévit pas que dans des petites entreprises ou au détriment du salariat précaire, c’est une réalité quotidienne, plus ou moins vive, plus ou moins oppressante, mais toujours présente. Le rôle fondamental de l’encadrement, dans les entreprises, n’est pas tant la réalisation de tâches rationnelles d’organisation du travail, que celles d’exercer, par délégation patronale, la contrainte, pour permettre que la force de travail rende le maximum de son efficacité. La chasse aux temps morts, aux temps de pause, le flicage, la contestation des arrêts de travail ou des accidents de travail, le droit disciplinaire dont dispose l’employeur sont bien la concrétisation de cette guerre incessante pour que le salarié augmente sa production, pour pouvoir au mieux calculer en permanence l’effectif indispensable.
Une démarche transitoire
C’est l’ensemble de ce système que nous contestons en permanence dans les entreprises, et nous le faisons par ce que nous en contestons les fondements mêmes : la propriété privée des moyens de production, et l’exploitation que représente le système du salariat.
Toutes les revendications que nous mettons en avant dès aujourd’hui, s’articulent autour de cette contestation du pouvoir patronal : contestation du droit d’embaucher et de licencier, du droit disciplinaire, du droit de mutation, de fixer les grilles horaires, de créer ou de supprimer des unités de travail, du droit de fixer les salaires, et de répartir les augmentations le plus souvent à la tête du client. Cela ne part pas seulement d’une exigence de justice, d’équité, mais de la contestation même du pouvoir patronal.
C’est donc bien une démarche transitoire qui nous guide dans tous ces mots d’ordre, partant de ce qui est insupportable dans l’existant pour esquisser la voie d’une autre organisation de la production des biens nécessaires, d’une autre organisation de la société.
Tout ce qui fait la subversion de l’action gréviste, le sentiment ludique de liberté que l’on peut y ressentir vient justement que dans ces moments-là, c’est la chape de plomb de la soumission salariale qui se soulève, balayant pendant un temps la pression de l’encadrement, le pouvoir patronal dans l’atelier ou le bureau. Des expériences de redémarrage de production, dont la plus célèbre en France fut celle de Lip en 1973, sont une remise en cause frontale du système salarial. Dans toute crise révolutionnaire, les salariés remettent d’abord en cause ce quotidien et les organes de conseils, de comités d’usines qui émergent toujours dans de telles situations intègrent cette dimension.
Aussi, cet axe est partie intégrante de notre activité, il se nourrit de petites choses dans l’action de tous les jours, mais il est un des points fondamentaux de la remise en cause révolutionnaire des rapports économiques et sociaux qui accompagne toute crise révolutionnaire.