« La politique n’est pas l’affaire des hommes »
Marià de Delàs
L’engagement de María Teresa Carbonell dans la défense de l’héritage du POUM avait des racines profondes. Ses parents étaient des militant.e.s de ce parti des travailleurs et des paysans, par le biais duquel ils ont organisé une école pour les ouvriers analphabètes. Ils ont élevé leur fille dans les valeurs de la solidarité. Ils partageaient les idéaux de milliers et de milliers de personnes qui travaillaient en faveur de la révolution sociale, qui défendaient la vie dans la démocratie, entre égaux, et qui, pour cette raison, dans les années 1930, alors qu’ils résistaient et luttaient contre la rébellion des militaires franquistes, ont également souffert de la répression des agents du stalinisme.
Sa mère, qui faisait partie du Secrétariat féminin du POUM, lui a transmis une idée très claire : la politique ne pouvait pas être « l’affaire des hommes ».
Quand elle était enfant, sa maison, dans le quartier barcelonais de Poblenou, a été le refuge de Wilebaldo Solano, ancien dirigeant de la Joventut Comunista Ibèrica, qu’elle a retrouvé en 1950 parmi les exilé.e.s à Paris et avec qui elle a partagé sa vie et son militantisme jusqu’à la mort de Wilebaldo en septembre 2010.
Maria Teresa, qui avait étudié la philosophie et les lettres à Barcelone, avait obtenu une bourse pour étudier la littérature à la Sorbonne, à Paris. Elle y travailla ensuite comme traductrice pour l’agence France Presse. Son parti, le POUM, conserva sa structure organisationnelle pendant la dictature et son journal La Batalla, mais se retrouva marginalisé après les accords de la Transition. Malgré tout, nombre de ses militant.e.s n’en ont pas moins continué à tisser des liens avec les membres des nouvelles générations qui s’efforçaient de maintenir les idées de celles et ceux qui avaient lutté pour un communisme démocratique, qui n’avait et n’a rien à voir avec la réalité infernale imposée par la bureaucratie stalinienne.
C’est dans ce souci de mémoire et avec le regard tourné vers l’avenir qu’a été créée la Fondation Andreu Nin, une entité qui répond aux préoccupations des personnes de gauche, de sensibilité politique diverse, convaincues de la nécessité de mettre fin au capitalisme pour avancer vers un socialisme radicalement démocratique. Cette fondation a pu compter jusqu’à il y a quelques années sur le concours de celle qui en a été la présidente, Maria Teresa Carbonell.
Elle avait presque cent ans. Ces derniers temps, elle a dû surmonter divers obstacles pour faire face à de graves problèmes de santé, ainsi qu’à des difficultés à se tenir informée par la lecture. Elle nous a quittés dimanche dernier, mais il y aura toujours des révolutionnaires qui se souviendront d’elle et admireront son exemple de militante toute sa vie durant.
María Teresa Carbonell, sourire et mémoire du POUM
Cristina S. Barbarroja
En août, elle aura 90 ans. Wilebaldo Solano, son Wile, aurait eu 100 ans en juillet. Près d’un siècle d’histoire commune, d’amour et de lutte courageuse pour les idéaux marxistes face à la persécution fasciste et stalinienne dont ont été victimes les militants du POUM. Ils se sont rencontrés alors que María Teresa Carbonell (Barcelone, 1926) jouait encore à la poupée. Seule la défaite de la guerre civile les sépara. Et la faucheuse, qui emporta le dirigeant historique du Partit Obrer d’Unificació Marxista le 17 septembre 2010.
Elle vit maintenant, pour sa mémoire et celle du POUM, d’une pension de veuve. Elle vit aussi de l’affection des militant.e.s de la Fondation Andreu Nin qu’elle préside. « Ils m’aiment beaucoup et je les aime beaucoup », affirme-t-elle. Et cette femme qui a un penchant pour l’adjectif « beau » et le rire sans complexe quand il s’agit de ses souvenirs, même s’ils sont douloureux, convainc facilement. Elle avoue être un peu sourde et avoir une très mauvaise vue (« je dois lire avec une loupe »), mais elle a la joie et la mémoire d’un enfant. L’enfant heureuse qu’elle était pendant la République, « une période lumineuse, belle !, en contraste avec le puits noir dans lequel l’Espagne s’est transformée avec le franquisme ».
Elle a tété le sein gauche de sa mère, couturière et institutrice dans une école pour ouvriers analphabètes créée par le père de María Teresa dans l’usine de sanitaires Sangra où il gagnait sa vie. Elle s’occupait d’enseigner la lecture et l’écriture. Lui, athée irréductible, s’occupait des cours de mathématiques. Tous deux étaient des militants actifs du POUM et, avant sa création en 1935, du Bloc Obrer i Camperol (BOC). « Il y avait donc toujours une atmosphère très à gauche à la maison et - encore une fois, elle emploie ce qualificatif - très belle ».
Entre aiguilles, tissus et vaisselle, Luisa et Joaquín se sont démenés pour l’éducation de leurs trois enfants. « C’était la condition de ma mère : « Les filles comme les garçons, elles doivent étudier de la même façon », disait-elle, car pour elle, c’était une tragédie de quitter l’école ». Et elle modifie le ton doux de sa voix pour en adopter un plus grave lorsqu’elle évoque fièrement le militantisme de sa mère au sein du Secrétariat féminin du POUM. « Il a été créé pour s’adresser aux masses de travailleuses qui pensaient que la politique était l’affaire des hommes et qu’elles n’avaient pas à s’en mêler ».
« Ils nous ont inscrits dans les écoles publiques créées par la République. Mais il y avait la queue pour y entrer, alors mes parents ont trouvé une école, l’Institut Montserrat, dirigée par un monsieur très progressiste qui utilisait la méthode Montessori. Mais mon père a exigé qu’on ne nous enseigne pas la religion pour ne pas perdre de temps. » Elle rit en évoquant une enseignante, « la senyoreta María ». « Quand il y avait cours de religion, elle ne savait pas quoi faire de moi. Elle m’envoyait dans un coin et me faisait dessiner ou tricoter », raconte-t-elle.
Elle retrouve son « beau » lorsqu’on l’interroge sur la Révolution de 1936. « Je me souviens que de chez moi, on voyait le clocher de l’église de Sants et la silhouette du prêtre qui tirait sur le peuple avec un fusil. Et ma mère criait « assassin » - il prend une voix aigüe pour imiter celle de Luisa. « Je me souviens très bien des camions des miliciens peints en rouge et noir avec les initiales CNT-FAI et des gens qui descendaient dans la rue le poing levé. Les premiers temps étaient fantastiques et pleins de grands espoirs ».
Wilebaldo Solano
« J’ai rencontré Wilebaldo en 1938, lorsque la répression stalinienne contre le POUM a commencé et que le Comité exécutif a été arrêté. Il était alors secrétaire général de la Jeunesse communiste ibérique (JCI) du POUM et le parti l’a caché chez moi. Et pour nous, les trois frères, c’était la fête. À la maison, il organisait des réunions ; il jouait avec nous comme s’il était un enfant. Il faisait partie de la famille. » Elle n’avait que 11 ans, mais elle confesse la grande admiration qu’elle ressentait pour le jeune homme de 21 ans. « Et c’est toujours ça le premier pas », ajoute-t-elle en riant à nouveau.
La répression dont Carbonell parle est la conséquence des événements de mai qui ont déclenché la persécution des marxistes et l’enlèvement, la torture et l’assassinat de leur leader charismatique, Andreu Nin, à l’instigation des services de renseignement soviétiques. Moscou était le principal fournisseur d’armes de la République et la pression russe contre le POUM se solda par son interdiction, la persécution de ses dirigeant.e.s et la calomnie historique selon laquelle ils étaient liés au fascisme. « Les communistes avaient beaucoup d’argent parce que l’URSS avait intérêt à les soutenir. Ils avaient beaucoup de pouvoir et l’ont utilisé pour faire disparaître le POUM », se désole-t-elle.
Après huit mois de clandestinité, Wilebaldo a été arrêté et transféré à la prison de Barcelone, rue Galileo. María Teresa ne manquait jamais une occasion de lui apporter de la nourriture ou des fournitures, comme une table pliante, pour qu’il puisse continuer à publier le journal Juventud Obrera. « La prison était un ancien couvent et il m’a dit qu’il y avait une petite affiche dans les cellules qui disait « Pense que Dieu te regarde ». Mais on pouvait se réunir, discuter. C’était merveilleux comparé aux prisons françaises où il a ensuiteété détenu.
Après la chute de Barcelone, Solano a été transféré à la frontière. Depuis l’exil, il écrivait à la famille Carbonell et à María. Des dizaines de lettres dans lesquelles il racontait ses tentatives de reconstruction du parti, d’abord, puis les épreuves de sa détention et de sa condamnation par le régime de Vichy, ensuite. « Le juge a dit que, comme il était si jeune et qu’il avait fait tant de mal, il le condamnait à 20 ans de travaux forcés ». Dans ses lettres de réponse, María Teresa joignait des revues médicales pour qu’il puisse terminer l’année de médecine qui lui manquait à sa sortie de prison.
La bonne nouvelle arriva le 19 juillet 1944, lorsqu’il fut libéré par un commando de la Résistance française à laquelle il s’était joint, avec des militants marxistes et de la CNT, et avec lesquels il fonda le Bataillon Liberté ; une compagnie de maquisards qui contribua à la libération de plusieurs localités de l’ouest de la France. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Solano a concilié son travail de journaliste à France Presse avec la réorganisation du POUM.
Mémoire du POUM
Pendant ce temps, à Barcelone, la jeune María Teresa se consacrait à ses études de philosophie, de lettres et de français. « Une fois mes études terminées, j’ai demandé une bourse pour étudier la littérature française à la Sorbonne. Et le 6 octobre 1950 - comment pourrais-je oublier cette date - j’ai retrouvé Wile à Paris ». Cependant, Carbonell dit qu’elle était encore occupée à autre chose. « Je voyais de temps en temps Solano, qui était devenu secrétaire général du POUM. Nous discutions, mais j’étais éblouie par ma liberté. Ici, à Barcelone, si tu voulais sortir le soir, tu devais être accompagnée d’un frère ou d’un camarade. Pas là-bas. Là-bas, les jeunes s’habillaient comme on s’habille maintenant ici. C’était génial de voir un jeune et de ne pas savoir, à sa tenue, s’il était un homme ou une femme. »
La « ville de l’amour » a cependant fait son œuvre. María Teresa et Wilebaldo se sont mariés en 1952 ; en 1954, ils avaient déjà deux enfants et une maison transformée en bureau de la gauche internationale. "J’ai beaucoup travaillé pour le parti en exil. Le POUM avait de nombreux contacts avec des partis de nombreux pays et ma maison était toujours pleine. Il y avait des gens d’Amérique latine, des syndicalistes du Japon... Et des Espagnols, comme Felipe González ou Alfonso Guerra. Carrillo, non ! s’exclame-t-elle. Carrillo a envoyé son homme de main, un secrétaire mexicain, pour rétablir les relations. Mais Solano n’a jamais voulu.
Après la mort du dictateur, le Parti ouvrier d’unification marxiste a tenté de se reconstruire en Espagne, mais n’a joué qu’un rôle mineur pendant la transition, en dehors de la pêche que le PSOE a faite parmi ses militant.e.s. « Il s’en est repenti par la suite ! », dit María Teresa. Il n’a pas réussi à être représenté aux élections démocratiques de 1977 et, après les élections régionales catalanes de 1980, il a abandonné ses activités. Mais il ne s’est pas dissous et n’a pas renoncé à faire revivre sa mémoire.
« En 1988, la Fondation Andreu Nin a été créée parce qu’on pensait que c’était le meilleur moyen de regrouper ceux qui pensaient de la même façon tout en préservant l’héritage historique et politique du POUM ». Et sa présidente revient sur la répression stalinienne. Et sur le mensonge propagé par le communisme : « Au fil des années, car après la mort de Franco, même le Parti socialiste n’a pas osé parler de nous, nous avons réussi à faire éclater la vérité sur Nin et sur le POUM. Cela a été difficile, mais nous considérons qu’il s’agit non seulement d’une question de mémoire, mais aussi de justice ».
Bien qu’elle atteindra bientôt l’âge de 90 ans, María Teresa continue de faire preuve de ténacité entre conférences et livres... Hier encore, elle a participé à la présentation de Bienvenido Mr Loach, sur le making off du film de Ken Loach, Tierra y Libertad. Et bien qu’elle affirme ne pas être une voyante, elle ose prédire un avenir aussi radieux que son sourire : « Nous vivons un moment très intéressant. Non seulement en raison des événements politiques, mais aussi de l’évolution des gens, de la conscience collective qui progresse et, avec elle, de la politique ». Elle rit à nouveau généreusement lorsqu’elle conclut : « J’ai beaucoup d’espoir. Et j’espère juste vivre encore quelques années pour le voir ».
Europe Solidaire Sans Frontières


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