« On avait raison depuis le début. » Telle est, répétée à l’envi dans les médias ces derniers jours, la position des leaders de la France insoumise sur l’Ukraine, depuis l’arrêt brutal par Donald Trump de l’approvisionnement de Kiev en armes (relancé officiellement mercredi). Seule la négociation, martèlent-ils, peut mettre fin au conflit, et tous ceux qui se sont contentés d’aider matériellement les Ukrainiens depuis trois ans – tout en niant, selon LFI, le rôle de la diplomatie – n’ont fait que prolonger la guerre et la souffrance de ce peuple. Résultat, regrettent les cadres insoumis : les négociations ont désormais lieu sous la pression et aux conditions – défavorables pour l’Ukraine – de Donald Trump.
« On aurait quand même pu attendre de la part du président de la République qu’il fasse une sorte de mea culpa, a ainsi réagi le coordinateur du mouvement, Manuel Bompard, le 6 mars sur RMC, au lendemain de l’intervention d’Emmanuel Macron sur le sujet. Comment a-t-on pu se retrouver dans cette situation, où pendant des mois et des mois on nous a dit que la solution à la guerre en Ukraine va être militaire ? Pendant des mois on nous a dit, il faut être derrière les Etats-Unis, et là, on a l’impression d’une classe politique française un peu hébétée parce que la nouvelle administration américaine lui tourne le dos. Donc je trouve qu’il a une part de responsabilité qu’il aurait dû assumer. »
Opposition à l’accord de sécurité franco-ukrainien
« Macron aurait presque dû présenter des excuses, renchérissait la députée européenne Manon Aubry, le même jour sur CNews. Qu’a fait la France, qu’a fait l’UE depuis trois ans ? D’abord, ils ont pensé qu’il y avait une issue militaire à cette guerre. […] Ensuite, ils s’en sont remis aux Etats-Unis pour essayer de trouver une solution à la guerre, et enfin ils disent peut-être envisager une issue diplomatique. Mais que de temps perdu ! C’est un million de morts […] sur le font ukrainien, parce que la France et l’UE se sont contentés d’un soutien financier, nécessaire et bienvenu, mais ont refusé les issues diplomatiques ».
La députée Mathilde Panot, enfin, sur France 2 : « Pendant trois ans, il y a eu un alignement quasi total sur les Etats-Unis. Certes, maintenant il y a un changement avec Trump, mais nous disions, nous, depuis longtemps, que la France doit être indépendante au service de la paix, et nous avions raison sur ce point. Emmanuel Macron [aurait dû écouter] Jean-Luc Mélenchon depuis trois ans, sur le fait de construire un cadre européen de négociations, [qu’il] devait y avoir une conférence qui permette de trouver une solution diplomatique avec des garanties de sécurité mutuelles ».
LFI avait donc vu juste, selon eux, avant tout le monde, au point même d’avoir, semble-t-il, anticipé les demandes du maître du Kremlin. Questionné sur leur opposition à l’accord de sécurité franco-ukrainien de mars 2024, qui soutenait, notamment, une candidature de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN, Bompard répondait, le 3 mars sur TF1 : « Tout le monde a compris que l’Ukraine n’intégrera pas l’Otan puisque dans les conditions de sécurité qui sont nécessaires pour avoir une paix durable, évidemment que la Russie ne l’acceptera jamais, donc on avait plutôt raison l’époque. »
Interrogée par CheckNews pour savoir plus précisément ce que la France et l’UE auraient dû – ou pu – faire ces dernières années, Manon Aubry réitère la position de LFI : « L’UE aurait dû être au cœur de cette initiative diplomatique pour créer le cadre de la discussion et assurer la médiation jusqu’à l’obtention d’un accord. Nous en avons été exclus car l’UE n’a jamais été à l’initiative diplomatiquement et nous sommes désormais spectateurs de la télé-réalité diplomatique de Trump. » Quant à la base de ces négociations, sur les concessions qui auraient pu être faites par les uns ou les autres, « ce n’est pas à nous, France Insoumise, ou moi Manon Aubry, de déterminer les conditions exactes de la paix. C’est la logique même d’un processus de paix que de négocier entre deux parties adversaires, ici les Russes et les Ukrainiens, pour aboutir à un compromis. »
La France et l’UE, cependant, ont-elles vraiment « refusé les issues diplomatiques » depuis trois ans, se bornant à envoyer des armes en Ukraine, au point d’être coresponsable de la poursuite de la guerre ? Une paix négociée aurait-elle pu voir le jour plus tôt ?
« Ne pas humilier la Russie »
Dès le début du conflit, Emmanuel Macron, particulièrement ciblé par les insoumis, n’a, en réalité, pas ménagé ses efforts, au risque d’apparaître naïf, voire faible, sur la scène internationale. Le 7 février 2022, alors que les bruits de bottes russes à la frontière de l’Ukraine se font de plus en plus insistants, il se rend à Moscou. A quinze jours de l’invasion russe, l’Elysée pense alors avoir obtenu de Poutine « l’engagement de ne pas prendre de nouvelles initiatives militaires, ce qui permet d’envisager la désescalade ».
Quatre jours avant l’entrée des troupes russes en Ukraine, le 24 février, il est encore au téléphone avec le maître du Kremlin, essayant d’organiser une rencontre avec Joe Biden à Genève, qui ne verra donc jamais le jour. Dans les premiers mois de la guerre, il sera même critiqué pour sa mansuétude à l’égard de l’ex-espion du KGB. En mai 2022, un mois après la découverte du massacre de civils ukrainiens à Boutcha par les Russes, il estimait ainsi, devant le Parlement européen, qu’il ne faut « jamais céder à la tentation ni de l’humiliation, ni de l’esprit de revanche » envers la Russie.
Des propos réitérés en juin de la même année dans la presse régionale : « Il ne faut pas humilier la Russie pour que le jour où les combats cesseront, nous puissions bâtir un chemin de sortie par les voies diplomatiques. » Des propos qui lui attireront les foudres de plusieurs dirigeants européens. « Le président français cherche encore des voies pour épargner une humiliation au criminel de guerre Poutine. Que dirait-il à cette fillette en Ukraine ? », s’interrogeait, entre autres, le président de la commission des Affaires étrangères du Parlement estonien, Marko Mihkelson, sur sa page Facebook, au-dessus d’une photo d’une enfant amputée d’une jambe sur son lit d’hôpital, comme le rapportait la Voix du Nord.
« Je pensais qu’on pouvait trouver par la confiance, la discussion intellectuelle, un chemin avec Poutine », expliquera-t-il dans un documentaire diffusé sur France 2, fin juin 2022. « Il espérait le faire changer d’avis. [Il l]’avait alors beaucoup rencontré les années précédentes, depuis la rencontre de Versailles, en 2017. Il pensait avoir certains atouts à cet égard. Il a constaté que ce n’était pas possible, donc il a cessé le dialogue », analysait pour sa part Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France à Pékin, Londres et Moscou, auprès de Public Sénat, début 2024. Et « quand Emmanuel Macron a [ensuite] dit qu’il ne faut pas humilier la Russie, il se plaçait dans le long terme. A ce moment-là, ce n’était pas évident que ce serait une guerre longue et aussi dure ». Mais « quand il a vu que cette guerre se poursuivait, la radicalisation de Poutine, il a cessé ses contacts ».
L’Ukraine « marionnette des Occidentaux »
Au cours de la même période, au printemps 2022, alors que les troupes russes se trouvent en grande difficulté sur le terrain, des négociations ont lieu entre la Russie et l’Ukraine, d’abord au Bélarus, puis en Turquie. Avant de s’interrompre finalement au mois de mai. Si d’aucuns considèrent que les Anglo-Saxons ont une part de responsabilité dans cet échec, Dimitri Minic, chercheur à l’Ifri, estime, lui, que ces échanges n’ont pas abouti « parce qu’après avoir échoué à soumettre Kyiv, Moscou a persisté à exiger de l’Ukraine une capitulation. Poutine n’est pas allé en Ukraine pour des territoires ou la défense de russophones, mais pour soumettre une nation “insolente” qui voulait choisir son destin. »
Pour ce chercheur, « accuser Emmanuel Macron de ne pas avoir voulu trouver d’issue pacifique est donc non seulement faux mais aussi très révélateur du fait que l’agentivité des Ukrainiens est complètement effacée par la croyance centrale de ces personnalités d’extrême gauche, qui coïncide de fait avec celle des élites russes au pouvoir : l’Ukraine est la marionnette des Occidentaux. » Quant à la « paix » ressassée par les dirigeants de LFI, ces derniers, selon lui, « semblent partir du principe que cette notion est une catégorie absolue et non-dialectique, faisant fi de la complexité des relations internationales. Or il faut comprendre que des Etats nous veulent du mal et ne sont pas prêts à négocier équitablement ou sincèrement ; la diversité des rationalités n’est pas assez prise en compte. » D’autant que la « “paix” veut tout et rien dire : la “paix” de Vichy n’est pas la “paix” du 8 mai 1945 ».
Pour l’UE comme pour la France, promouvoir la négociation impliquait aussi, et surtout, que les belligérants, et notamment le pays attaquant, la Russie, aient l’intention de négocier. Or près d’un an après l’invasion, fin janvier 2023, le chercheur en relations internationales Thorniké Gordadzé (Sciences Po Paris, Institut Jacques Delors) relevait, sur le site The conversation, le double langage du maître du Kremlin : « Poutine parle de la paix tout en continuant de déverser sur les populations russes, par l’intermédiaire d’une télévision totalement à ses ordres, la propagande la plus abjecte qui va jusqu’à appeler au meurtre des Ukrainiens, à la destruction de leur Etat et à l’invasion des pays baltes, de la Pologne, de l’Allemagne, voire du Royaume Uni et de l’Amérique. Ces actions sont difficilement compatibles avec une réelle volonté de paix et nous serions excessivement crédules si nous ne soupçonnions pas Vladimir Poutine de vouloir user de la paix comme d’un instrument tactique, sans jamais renoncer à son objectif stratégique : la destruction de l’Ukraine et l’extension territoriale de son Etat aux dépens des voisins. »
Mémorandum de Budapest
Près de deux ans après le début du conflit, cette fois-ci, dans un article publié dans la revue Telos, Gilles Andréani, professeur associé à Sciences-Po et ex-directeur du Centre d’analyse et de prévision au ministère des Affaires étrangères, rappelait, lui, que « non seulement Poutine affiche, dans ses sorties publiques, une confiance tranquille dans le fait que le temps joue pour lui, que l’aide occidentale va se tarir et que les forces russes ont repris l’initiative, mais dans deux occasions [récentes], il a affiché des buts de guerre en hausse ; il est plus éloigné que jamais de négocier ». Le 14 décembre 2023‚ lors de son bilan de l’année, Poutine, rappelle Andréani, répétait encore : « Il y aura une paix quand nous atteindrons nos objectifs […]. Ils n’ont pas changé, laissez-moi vous rappeler comment nous les avons formulés : dénazification, démilitarisation et un statut de neutralité pour l’Ukraine. » La dénazification reste « pertinente » ; « quant à la démilitarisation, s’ils ne veulent pas d’un accord, nous recourrons à d’autres moyens, y compris militaires ». Pour Andréani, « il redit, en substance, ce qu’il avait déjà dit dans le passé : il veut atteindre ses objectifs par la négociation ou par la force, peu importe, mais il n’en change pas. (...) C’est très exactement dire qu’on ne veut pas négocier. »
Ce mantra pour la paix des responsables insoumis s’accompagne par ailleurs, et toujours, d’un discours relativiste sur les causes de la guerre. En effet, si les dirigeants de LFI débutent chacune de leur intervention en assurant que l’Ukraine est bien la victime et la Russie l’agresseur, l’évocation de l’invasion russe continue d’être entourée de circonstances atténuantes. Dans son intervention du 6 mars sur les questions internationales, Jean-Luc Mélenchon assurait ainsi : « Tout ceci n’est pas tombé du ciel, la guerre n’a pas commencé un matin comme ça, parce que Monsieur Poutine est, paraît-il, fou. […] Tout ça a commencé parce que l’empire soviétique s’est effondré en 1991 et que pour la première fois dans l’histoire moderne un empire s’écroule et il n’y a eu aucune discussion sur ses frontières et sur [celles] des Etats qu’auparavant il incluait dans son espace. C’est ainsi qu’on n’a discuté d’aucune frontière. Et quand on ne discute pas des frontières à temps, qu’on ne signe pas d’accord, les frontières s’imposent à vous. Elles reviennent sur la table et la guerre recommence. »
Une assertion largement fausse : le mémorandum de Budapest de 1994 avait précisément comme objectif de garantir les frontières de l’Ukraine, en échange du rapatriement des armes nucléaires soviétiques vers la Russie. Dans ce traité, « la Russie, ainsi que le Royaume-Uni et les Etats-Unis, ont réaffirmé leur engagement envers l’Ukraine, de respecter son indépendance, sa souveraineté et ses frontières existantes, expliquait ainsi, en mars 2022 à CheckNews, Thomas D. Grant, expert en droit international. Dans le mémorandum, la Russie a également réaffirmé son devoir de s’abstenir de recourir à la menace ou à l’usage de la force contre l’Ukraine, et s’est engagée à ce qu’aucune arme russe ne soit jamais utilisée contre l’Ukraine, sauf en cas de légitime défense ou autrement, conformément à la charte des Nations unies. » Trente ans plus tard, la Russie annexait la Crimée et contribuait à déstabiliser le Donbass.
Toujours présent, enfin, dans le discours de LFI, l’idée, ou plutôt l’illusion, d’une consultation libre des populations du Donbass : « Il faut que les populations soient consultées : si la population du Donbass décidait qu’elle est russe, alors elle est russe ! », répétait Mélenchon le 6 mars, faisant mine d’ignorer que le territoire est occupé depuis dix ans par Moscou, qu’un million d’Ukrainiens ont dû s’exiler, et que tous les leaders pro-Kyiv ont dû fuir ou ont été assassinés, comme le rappelait l’année dernière l’historienne Galia Ackerman auprès de France 24. Et qu’accessoirement, les deux régions concernées (Donetsk et Louhansk) ont voté à 83 % pour l’indépendance de l’Ukraine en 1991.
Luc Peillon
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