
Une arrestation sans mandat, une justice de nuit
Le mardi 9 avril, aux alentours de 17h, Meghna Alam diffuse une vidéo en direct sur sa page Facebook. Visiblement bouleversée, elle explique que des hommes armés, prétendant appartenir à la police, tentent de forcer l’entrée de son appartement à Bashundhara, à Dacca. Elle insiste : elle se rendra au poste, elle ne cherche pas à fuir. Les hommes pénètrent tout de même de force, coupent la diffusion et l’emmènent. Sa famille reste sans nouvelles pendant près d’une journée.
Ce n’est que le lendemain soir, vers 22h30, qu’elle est présentée devant un magistrat lors d’une audience nocturne inhabituelle, sur ordre direct du ministère de l’Intérieur. Elle est placée en détention pour 30 jours au titre de la loi dénommée Special Powers Act (SPA) de 1974. Les charges ? Avoir constitué une « menace pour la sécurité publique » et « détérioré les relations diplomatiques en diffusant des informations mensongères ».
Une affaire personnelle devenue scandale d’État
À l’origine de cette affaire : une relation personnelle entre Mme Alam et un diplomate d’un État du Golfe. Selon son père, elle aurait découvert que ce dernier était marié et père de famille, et aurait décidé de rompre l’engagement. En avertissant l’épouse du diplomate et en dénonçant publiquement ses mensonges, elle aurait suscité la colère de l’homme, qui aurait utilisé son influence pour obtenir une sanction contre elle.
La police a aussi arrêté un homme d’affaires accusé de diriger un réseau de fraude qui utilisait des pièges romantiques pour extorquer 5 millions de dollars à l’ambassadeur saoudien Essa Bin Yousef Alduhailan, selon une lettre de transmission de la police.
Le Gonotantrik Odhikar Committee dénonce une dérive autoritaire
« L’État a agi non pas pour protéger une citoyenne, mais pour venger l’orgueil d’un diplomate étranger », dénonce le Gonotantrik Odhikar Committee, une coalition bangladaise de défense des droits démocratiques, dans un communiqué cinglant.
Le Comité, représenté par l’économiste et intellectuel Anu Muhammad, appelle sans détour à la libération immédiate de Meghna Alam, à l’abrogation de la SPA, et à des sanctions contre les agents impliqués. Son communiqué affirme : « L’arrestation de Meghna Alam est emblématique du comportement autocratique des forces de l’ordre et du système judiciaire. La SPA est une loi fasciste qui n’a pas sa place dans une démocratie. Elle sert à intimider, à punir sans procès et à museler les voix critiques. »
Le Comité insiste aussi sur le contexte politique : « après le soulèvement sanglant de juillet 2024, qui a vu étudiants et travailleurs réclamer une transition démocratique, une nouvelle ère semblait possible. »Mais l’affaire Alam, selon eux, montre que « les réflexes de répression sont toujours bien présents, » même sous un gouvernement intérimaire censé incarner le changement. « Nous ne pouvons pas accepter que l’État obéisse aux caprices d’un diplomate, au mépris de la souveraineté nationale et des droits fondamentaux d’une femme. »
Une loi d’exception dangereusement banalisée
La Special Powers Act de 1974 permet la détention préventive sans inculpation, sur la base d’éléments aussi flous que « menace à l’ordre public » ou « trouble à la sécurité nationale ». Amnesty International, dans un communiqué relayé par sa section Asie du Sud, dénonce une législation aux « dispositions vagues et trop larges », contraire aux standards internationaux des droits humains.
L’affaire Alam rappelle tristement les années de plomb du régime précédent, marqué par des disparitions forcées, des détentions arbitraires et l’usage systématique de lois d’exception contre les opposants. Comme l’écrit le journaliste Sadi Mohammad Shahnewaz dans The Daily Star, cette affaire donne un « effrayant sentiment de déjà-vu » : « Same script, new cast ». « Même si l’on suppose une infraction, la procédure est illégale du début à la fin. L’absence de mandat, la non-communication de la détention, l’audience de nuit : tout viole les garanties de l’État de droit. »
Interrogé sur l’opportunité d’abolir la Loi sur les pouvoirs spéciaux, le conseiller juridique du Gouvernement de transition Asif Nazrul a déclaré : « Il ne devrait pas y avoir de lois répressives... Cependant, il y a des considérations politiques... Supposons que nous supprimions la Loi sur les pouvoirs spéciaux. Ensuite, un gouvernement politique prend le pouvoir et annule notre décision. Cela ne serait-il pas inutile ? » Et ensuite « Quand j’étais militant, je me demandais : ’Pourquoi appliquent-ils la Loi sur la sécurité numérique ou la Loi sur les pouvoirs spéciaux ?’ Maintenant que je suis au gouvernement, ne devrais-je pas considérer les intérêts des travailleurs expatriés en Arabie saoudite ? Ne devrais-je pas m’inquiéter de savoir si ce marché peut se réduire pour une raison quelconque ? »
Plusieurs organismes de la societé civile distincts ont publié des déclarations exigeant la libération immédiate de Meghna.
Les 19 membres du Forum des droits de l’homme du Bangladesh* ont fermement condamné l’arrestation, la qualifiant de violation flagrante des droits constitutionnels. « La Loi sur les pouvoirs spéciaux est un outil pour violer les droits de l’homme et nous exigeons fermement qu’elle soit abrogée », indique le communiqué.
Un autre communiqué signé par 38 personnes notables** a déclaré : « Cette législation draconienne, avec ses dispositions vagues et trop larges, a une histoire troublante d’utilisation pour détenir arbitrairement des individus pendant de longues périodes sans accusations formelles ni supervision judiciaire. »
Une histoire qui fait écho à des dizaines d’autres
Ce n’est pas la première fois qu’un citoyen bangladais est arrêté sans explication, puis placé en détention pour des raisons politiques ou personnelles. Les ONG locales recensent des centaines de cas de disparitions forcées ces dernières années, où les autorités nient jusqu’à l’existence des interpellations. Le Commission nationale sur les disparitions enquête toujours sur de nombreux dossiers non résolus.
Dans ce contexte, le recours à la SPA ne peut qu’alimenter la peur et la méfiance. Comme l’écrit le Comité : « Aucun gouvernement né d’un mouvement populaire ne peut conserver une telle législation sans trahir les idéaux qui ont conduit à son instauration. »
Entre peur, colère et espoir
L’affaire Meghna Alam est devenue un symbole national. Celui d’une jeunesse qui refuse de se taire, d’un système judiciaire instrumentalisé, et d’un État encore trop prompt à faire taire plutôt qu’à écouter.
Et pourtant, beaucoup de Bangladais gardent l’espoir d’un renouveau démocratique. Comme le souligne le Comité, ce scandale doit être l’occasion d’un tournant décisif : « Le peuple attend un gouvernement qui rompe avec les abus du passé, pas qui les répète sous une nouvelle bannière. »
Conclusion : une justice à reconstruire
Cette affaire aurait pu inspirer un film de Bollywood, tant elle mêle trahison amoureuse, diplomatie, abus d’autorité et manipulation politique. Mais ce n’est pas une fiction : c’est la vie d’une jeune femme bien réelle, traînée en prison pour avoir voulu mener sa vie personnelle avec dignité, sans crainte ni soumission.
Si la transition démocratique au Bangladesh doit être réelle, elle devra passer par la fin des lois d’exception, la justice pour Meghna Alam, et la garantie que plus aucun citoyen ne soit sacrifié pour préserver les privilèges d’un autre – fût-il diplomate, haut fonctionnaire ou politique.
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Adam Novak