Aux premières heures du 18 mars 2025, Israël a repris son assaut meurtrier sur la bande de Gaza en tuant plus de 40 Palestiniens, dont des centaines de femmes et d’enfants à Beit Lahia, Rafah, Nuseirat et Al-Mawasi. La Cour peut modifier une ordonnance existante relative à des mesures conservatoires si, à son avis, un changement dans la situation justifie une telle révocation ou modification [1]. Le pouvoir discrétionnaire de la Cour à cet égard signifie qu’elle est « intrinsèquement compétente, en vertu de cette disposition, pour interpréter, et donc spécifier (ou clarifier), les mesures qu’elle a précédemment indiquées pour assurer une bonne administration de la justice » [2]. [Cela suggère qu’un « changement de situation », tel que requis par l’article 76, peut également consister en des développements ultérieurs anticipés par la Cour mais qui soulèvent des préoccupations quant à l’applicabilité des ordonnances de mesures conservatoires existantes [3].
Évolution de la situation à Gaza
Malgré l’annonce d’un cessez-le-feu le 15 janvier 2025, qui serait entré en vigueur le 19 janvier 2025, le génocide contre les Palestiniens de Gaza n’a pas pris fin. Selon les termes de ce fragile accord, l’entrée de quantités importantes et suffisantes d’aide humanitaire, de matériel de secours et de carburant (600 camions par jour) destinés à permettre l’enlèvement des décombres et la réhabilitation des hôpitaux, des boulangeries, des cuisines et des centres de santé dans toutes les zones de la bande de Gaza devait être autorisée sans entrave. Cette mesure aurait dû être maintenue à toutes les étapes de l’accord. Non seulement Israël n’a pas autorisé une aide suffisante à Gaza, mais depuis le 2 mars 2025, il a réimposé un blocus total sur toute l’aide humanitaire, en violation manifeste des mesures provisoires déjà ordonnées par la Cour.
Quelques jours avant ce blocus total, le coordinateur des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), l’unité de l’armée israélienne responsable de l’administration de l’occupation militaire, a dévoilé un plan visant à établir des « centres humanitaires » à Gaza. Selon ce plan, le COGAT dictera la distribution de l’aide humanitaire d’urgence aux seuls « Palestiniens contrôlés », dans les zones sous le contrôle total des forces d’occupation israéliennes (FOI), qui s’étendront au fil du temps, annexant le territoire palestinien. Tous les points de passage pour entrer et sortir de la bande de Gaza seront définitivement fermés, seul le point de passage de Karem Abu Salem étant autorisé pour l’acheminement de l’aide humanitaire.
En outre, depuis que la législation de la Knesset est officiellement entrée en vigueur le 30 janvier 2025, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), le plus grand distributeur d’aide et prestataire de services directs à Gaza, responsable de l’éducation, de la santé et d’autres services de base pour des millions de réfugiés palestiniens dans toute la région, ne peut plus assurer la rotation du personnel international à l’intérieur et à l’extérieur de Gaza, ni avoir de contact avec des fonctionnaires israéliens pour coordonner ses activités. Dans le même temps, Israël a adopté de nouvelles règles visant à limiter les activités des organisations humanitaires nécessitant un nouveau critère d’enregistrement qui empêchera les opérations des organisations humanitaires dont le personnel a soutenu ou approuvé des opérations considérées comme hostiles à Israël, notamment en soutenant des boycotts ou en remettant en question la définition d’Israël en tant qu’État juif démocratique. M. Muhannad Hadi, coordinateur humanitaire du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), l’a clairement expliqué :
« L’aide humanitaire à Gaza est une bouée de sauvetage pour plus de deux millions de Palestiniens qui endurent des conditions inimaginables depuis de nombreux mois. Un approvisionnement soutenu en aide est indispensable à leur survie. »
Malgré cet avertissement sévère, Israël a maintenu son blocus total de l’aide vitale, des produits de base et des biens commerciaux à Gaza.
Plus d’un million de personnes risquent d’être privées de colis alimentaires en mars si l’approvisionnement n’est pas autorisé à Gaza. L’usine de dessalement du sud de Gaza – la seule installation alimentée en électricité depuis novembre 2024, qui a été réparée entre le 3 et le 6 mars – ne fonctionne plus depuis qu’Israël a coupé son alimentation électrique le 9 mars, limitant ainsi l’accès à l’eau potable pour 600 000 personnes. Israël a même rejeté une demande d’autorisation pour effectuer des travaux de réparation sur la conduite d’eau de Mekerot Bani Said, située dans la zone tampon et la zone « interdite ». Les décharges temporaires de déchets solides atteignent leur pleine capacité, tandis que les décharges de Sofa et de Johr al Dik restent inaccessibles. Avec la fermeture des points de passage pour les marchandises entrantes pendant presque trois semaines consécutives, les agences de l’ONU avertissent que des équipements de santé vitaux, dont 20 ventilateurs pour les unités de soins intensifs néonatals et neuf couveuses portables pour les nouveau-nés, ainsi que d’autres fournitures d’aide, sont bloqués à la frontière. Le directeur régional de l’UNICEF pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Edouard Beigbeder, a alerté la communauté internationale sur ce fait :
« Si l’aide n’entre pas dans la bande de Gaza, environ un million d’enfants vivent sans les éléments de base dont ils ont besoin pour survivre – une fois de plus… Tragiquement, environ 4 000 nouveau-nés sont actuellement incapables d’accéder à des soins vitaux essentiels en raison de l’impact majeur sur les installations médicales dans la bande de Gaza. Chaque jour, sans ces ventilateurs, des vies sont perdues, en particulier parmi les nouveau-nés vulnérables et prématurés du nord de la bande de Gaza. »
Le 18 mars, l’armée israélienne a donné l’ordre d’évacuer des quartiers du nord de Gaza et de l’est de Khan Younis, touchant respectivement 30 000 et 35 000 personnes, ainsi que trois centres de soins de santé primaires et un hôpital de campagne dans la zone évacuée. En outre, dans un rayon d’un kilomètre autour de ces zones, il y a quatre centres de soins de santé primaires, deux hôpitaux, un hôpital de campagne et quatre points médicaux.
Les besoins en abris sont extrêmement importants, les stocks d’abris s’amenuisant rapidement et les enfants en bas âge mourant d’hypothermie en raison du manque de matériel capable de les protéger, eux et leurs familles, des conditions météorologiques difficiles. Les familles vivent dans des bâtiments endommagés et dont la structure n’est pas sûre ou qui risquent de s’effondrer. Israël a toujours refusé l’entrée d’engins lourds capables de déblayer les monticules de décombres, et ces débris obstruent désormais l’accès et compliquent encore l’acheminement de l’aide à ceux qui en ont le plus besoin. Cette situation désastreuse est exacerbée par le fait que l’UN OCHA n’a reçu que 4% du financement nécessaire à sa réponse humanitaire, ce qui est choquant. Ce n’est même pas suffisant pour passer le trimestre en cours.
Dans ce contexte, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a annoncé qu’Israël avait repris « les combats intenses » avec « toute la force nécessaire ». Il a souligné que sa campagne de bombardements, qui a tué et blessé plus de 1 000 Palestiniens en quelques heures seulement, « n’est qu’un début ». Le premier ministre Netanyahu a déclaré que les négociations « ne se poursuivront que sous le feu ». Le ministre israélien de la défense, Israël Katz, s’est fait l’écho de ces propos en déclarant aux journalistes que « les portes de l’enfer s’ouvriront et les Palestiniens devront faire face à toute la puissance de Tsahal dans les airs, en mer et sur terre ».
Un changement de situation & des demandes au titre des articles 41, 75 et 76 :
Ces développements horribles marquent un changement notable dans la situation depuis la dernière indication de mesures conservatoires, et font suite à une autre résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies adoptée à une écrasante majorité le 11 décembre 2024 qui réitère, entre autres, les demandes précédentes pour un cessez-le-feu immédiat, inconditionnel et permanent à Gaza et pour qu’Israël permette à l’UNRWA de poursuivre ses opérations d’aide sans restriction [4]. Ces appels, tout comme les ordonnances précédentes de la Cour sur les mesures conservatoires, continuent d’être ignorés.
Depuis l’ordonnance de la Cour du 24 mai 2024, les Palestiniens de Gaza ont été soumis à sept mois supplémentaires de bombardements incessants, de déplacements forcés, de famine et d’effacement avant le bref cessez-le-feu qui a été violé par Israël des centaines de fois au cours de ses 42 jours d’existence. Israël a continué à attaquer les Palestiniens de Cisjordanie en commettant d’autres actes en violation de la Convention sur le génocide. L’ordonnance du 24 mai 2024 a été motivée par la situation à Rafah, qui était à l’époque le dernier refuge à Gaza pour 1,5 million de Palestiniens, et par le contrôle exercé par Israël sur tous les points de sortie et d’entrée de l’aide dans la bande de Gaza, qu’il avait soumise à un blocus total. Le blocus total a été rétabli, tous les points de passage ont été fermés et l’aide cruciale a été laissée à pourrir et à expirer à la frontière. Rafah a été réduit à l’état de ruines.
L’Afrique du Sud peut demander des mesures conservatoires si la situation comporte un risque de préjudice irréparable pour les droits plausibles revendiqués par l’Afrique du Sud et s’il existe un élément d’urgence [5]. Comme vous le rappelez, dans sa décision communiquée aux Parties dans une lettre datée du 16 février 2024, la Cour a souligné que les conditions de vie catastrophiques des Palestiniens dans la bande de Gaza avaient continué à se détériorer depuis janvier 2024, en particulier en raison de la privation prolongée et généralisée de nourriture et d’autres produits de première nécessité [6]. [Dans son ordonnance du 24 mai, la Cour a noté la même évolution prévisible et qualifié la situation humanitaire de « désastreuse » [7]. En se fondant sur la notion de gravité exceptionnelle, le juge Aurescu a souligné que les affaires ultérieures peuvent s’inspirer de la conclusion selon laquelle « un changement dans le degré de gravité d’une situation humanitaire est un événement qui ne peut se produire que dans des circonstances exceptionnelles » : « Un changement dans le degré ou l’aggravation d’une situation déjà existante, même s’il est prévu, peut justifier la nécessité pour la Cour d’ordonner de nouvelles mesures conservatoires ou de modifier celles qui ont déjà été indiquées » [8].
Ce point de vue est partagé par le juge Tladi, qui a également soutenu la conclusion de la Cour selon laquelle une « intensification » – qui peut être conçue comme une simple poursuite de la même opération militaire – était suffisante pour justifier le prononcé d’une ordonnance supplémentaire sur les mesures conservatoires [9] Comme le juge Tladi l’a souligné dans sa déclaration, cette conclusion est tout à fait cohérente avec l’arrêt de la Cour dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie. Dans cette affaire, qui portait également sur la Convention sur le génocide, la Cour a estimé que « le risque grave » souligné dans son premier PMO « a été aggravé par la persistance des conflits sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine et la commission d’actes odieux au cours de ces conflits », ce qui constituait une preuve suffisante d’un « certain changement dans la situation » [10]. La demande de la Bosnie-Herzégovine était également fondée sur la « poursuite… de la campagne de génocide » se référant à la « catastrophe humaine qui s’aggrave rapidement » [11].
Les organisations sud-africaines, PHROC et PNGO, demandent instamment à l’Afrique du Sud de retourner devant la CIJ pour obtenir les mesures suivantes :
* Qu’Israël cesse immédiatement ses opérations militaires dans la bande de Gaza et en Cisjordanie et retire ses forces : Une nouvelle demande de mesures provisoires devrait exiger qu’Israël prenne toutes les mesures nécessaires et efficaces pour mettre en œuvre avec effet immédiat la résolution 2728 (2024) du Conseil de sécurité, y compris un « cessez-le-feu durable et viable ». [Le juge Aurescu note à juste titre une série d’avantages à cela : cela constituerait une innovation dans la jurisprudence de la Cour ; cela soulignerait les fonctions complémentaires du Conseil de sécurité et de la Cour dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales, comme déjà discuté ci-dessus dans le contexte de la Déclaration du juge Nolte ; et cela étendrait la force juridique contraignante des mesures conservatoires indiquées par la Cour aux dispositions pertinentes de la résolution du Conseil de sécurité – « inaugurant ainsi de nouvelles voies de coopération prometteuses entre les deux organes principaux des Nations Unies » [13].
* Prendre toutes les mesures efficaces pour garantir et faciliter l’accès sans entrave à Gaza des fonctionnaires de l’ONU et des autres fonctionnaires chargés de fournir une aide et une assistance humanitaires à la population de Gaza, ainsi que l’entrée sans entrave de tous les matériaux et équipements de reconstruction ;
* Qu’Israël cesse de recevoir des armes d’États tiers pour les utiliser dans des actes de génocide contre le groupe palestinien ;
* Garantir l’entrée sans entrave des missions d’établissement des faits, des organismes mandatés par la communauté internationale et/ou des enquêteurs officiels, ainsi que des journalistes, afin d’évaluer et d’enregistrer les conditions sur le terrain à Gaza et de permettre la préservation et la conservation effectives des preuves ;
* Assurer le retour de tous les réfugiés palestiniens et le retour des prisonniers palestiniens déportés pendant le cessez-le-feu ;
* Qu’Israël révoque toute législation discriminatoire à l’encontre de l’UNRWA, des organisations d’aide internationale, des médias et des organisations de défense des droits de l’homme opérant dans le territoire palestinien ;
* Assurer la libération de tous les détenus de Gaza et leur retour immédiat à Gaza ;
* Demander à Israël de soumettre un rapport public à la Cour sur toutes les mesures prises pour donner effet à ces ordonnances dans un délai d’une semaine à compter de leur publication ; et soumettre un rapport sur toutes les mesures prises pour donner effet à toutes les mesures provisoires précédentes indiquées par la Cour dans un délai d’un mois, avec des rapports et un suivi continus [14].
Voir les organisions signataires sur le site d’Addameer
https://addameer.org/news/5533

Notes
[1] Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide in the Gaza Strip (South Africa v. Israel), Declaration of Judge Nolte (ICJ, 24 May 2024)
https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240524-ord-01-02-en.pdf para. 13
[2] Ibid.
[3] Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide in the Gaza Strip (South Africa v. Israel), Declaration of Judge Nolte (ICJ, 24 May 2024)
https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240524-ord-01-02-en.pdf para. 15
[4] See UNGA Res. A/ES-10/L.33 (5 December 2024) ; UNGA Res. A/ES-10/L.32 (5 December 2024)
[5] Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide in the Gaza Strip (South Africa v. Israel), Order on Request for the Modification of the Order of 28 March 2024 (ICJ, 24 May 2024)
https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240524-ord-01-00-en.pdf paras. 31-34
[6] Ibid., para. 27 ; see Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide in the Gaza Strip (South Africa v. Israel), Order on Request for the Modification of the Order of 26 January 2024 Indicating Provisional Measures (ICJ, 28 March 2024)
https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240328-ord-01-00-en.pdf para. 18
[7] Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide in the Gaza Strip (South Africa v. Israel), Order on Request for the Modification of the Order of 28 March 2024 (ICJ, 24 May 2024) <https://www.icj-cij.org/sites/defau...> para. 28
[8] Ibid., para. 7
[9] Ibid, Declaration of Judge Tladi (ICJ, 24 May 2024)
https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240524-ord-01-04-enc.pdf para. 4
[10] Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Yugoslavia (Serbia and Montenegro)), Provisional Measures Order of 13 September 1993 (I.C.J. Reports 1993) para. 22, read with para. 53 (emphasis added)
[11] Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Yugoslavia (Serbia and Montenegro)), Request for the Indication of Provisional Measures of Protection Submitted by the Government of the Republic of Bosnia and Herzegovina (ICJ, 27 July 1993) 1, 3
[12] Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide in the Gaza Strip (South Africa v. Israel), Declaration of Judge Aurescu (ICJ, 24 May 2024)
https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240524-ord-01-03-en.pdf para. 8
[13] Ibid.
[14] Application of the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide in the Gaza Strip (South Africa v. Israel), Order on Request for the Modification of the Order of 28 March 2024 (ICJ, 24 May 2024)
https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240524-ord-01-00-en.pdf paras. 13, 17.