Une mise en demeure est une étape juridique qui précède une plainte formelle et une éventuelle assignation en justice si la demande des plaignants n’est pas satisfaite dans un délai précisé. Cette étape prévoit alors un véritable procès dans une salle de tribunal qui, s’agissant d’une institution publique, se déroulerait après une période d’instruction dans un tribunal administratif avec des audiences auxquelles pourraient alors témoigner des experts.
« Le choix fait par le Musée Guimet et par le Ministère de la Culture, en collaboration semble-t-il avec le Ministère des Affaires étrangères, d’effacer le nom « Tibet » de la nomenclature utilisée dans le musée, sans qu’aucun argument invoqué ne trouve une justification historique ou culturelle acceptable, contrevient sans aucune mesure à la mission du Musée Guimet de présenter des œuvres représentatives des arts de l’Asie avec impartialité et rigueur scientifique », soulignent les trois courriers qui valent mise en demeure et dont Asialyst a reçu copie.«

Manifestation tibétaine à Paris. DR.
Au contraire, les appellations « Monde Himalayen » ou encore « Art tibétain » participent à tronquer la culture et l’histoire du Tibet et présentent une image erronée des arts de la région. En conséquence, nous vous demandons de justifier par tout moyen du remplacement, dans le délai d’un mois, des expressions « Monde Himalayen » et « Art tibétain » employées par le Musée Guimet […] par la désignation d’origine », précise le texte à la suite d’un dossier déposé conjointement par les associations Etudiants pour un Tibet Libre, France–Tibet et Lions des Neiges Mont-Blanc. «
Faute de satisfaire aux termes de la présente mise en demeure, nos clients nous ont d’ores et déjà donné pour instruction de saisir les juridictions compétentes, sans préjudice, ni de l’astreinte qui serait alors demandée, ni des dommages et intérêts qui seraient sollicités en réparation des préjudices subis, ni des frais d’avocat dont il serait demandé qu’ils soient mis à votre charge », précisent les trois courriers.
Dans les deux courriers adressés à Jean-Noël Barrot et Rachida Dati dont le ministère exerce une autorité tutélaire sur le musée, les avocats des plaignants expliquent qu’il « n’a pas pu vous échapper que ce changement de dénomination traduisait un parti pris en parfaite contradiction avec l’ensemble des principes de neutralité et d’impartialité qui doivent gouverner la représentation au public par des établissements publics français d’une collection d’art, quelle qu’elle soit ». L’avocat des plaignants explique qu’à plusieurs reprises la diaspora tibétaine a alerté, en vain, sur « la très grave anomalie représentée par ce changement de nomenclature » au profit d’un terme manifestement trompeur « monde himalayen » dans la signalétique du célèbre musée.
Les appels de la communauté tibétaine de France ignorés par le musée Guimet
« La Communauté tibétaine de France et ses Amis ainsi que plusieurs associations tibétaines ont dénoncé dans une lettre du 8 septembre 2024 le remplacement par le Musée Guimet du nom « Tibet » par « Monde Himalayen » en soulignant la grave erreur, sinon le choix délibéré, que cela constitue », indiquent les deux avocats. Me William Bourdon et Me Lily Ravon soulignent que le musée du Quai Branly avait l’an dernier remplacé le nom « Tibet » par l’appellation chinoise « Région autonome du Xizang » mais « s’en est, par la suite, excusé et a restauré les désignations d’origine afin de réintégrer le nom « Tibet ». «
On s’étonne donc que, pour sa part, le musée que vous dirigez n’ait pas procédé exactement de la même façon. Au contraire, il s’est fendu d’une fin de non-recevoir le 23 septembre 2024 en justifiant le choix d’effacement du nom « Tibet » par le fait que l’expression « Monde himalayen » permettait de « rendre lisibles et compréhensibles les grandes aires culturelles asiatique, notamment pour un public de non spécialistes », indique l’avocat. Me William Bourdon souligne que les demandes de l’association des Etudiants pour un Tibet Libre adressées par écrit au musée Guimet et à Madame Rachida Dati du retour à la nomenclature antérieure sont toutes restées sans suite, tout comme celle de la représentante du Dalaï-Lama pour l’Europe Rigzin Genkhang et du président de la Communauté tibétaine de France et d’un représentant des Etudiants pour un Tibet libre.
Dans une Tribune publiée le 31 août 2024 dans les colonnes du quotidien Le Monde intitulée « Des musées français courbent l’échine devant les exigences chinoises de réécriture de l’histoire et d’effacement des peuples », 27 tibétologues, sinologues et autres experts avaient condamné l’utilisation du terme « Monde Himalayen » par le musée Guimet comme participant à « l’effacement programmé des peuples non han [l’ethnie de souche chinoise ultra-majoritaire en Chine] qui ont été intégrés ou annexés par la République populaire de Chine ». Le 20 novembre 2024, la cellule d’investigation de Radio France avait publié une longue enquête dans laquelle une source anonyme indiquait : « nous avons choisi l’appellation ‘Monde Himalayen’ […] parce que le mot Tibet est quelque chose qu’on souhaite éviter. Cela pourrait soulever des réactions du côté de la Chine ». Elle avait également mentionné l’appellation totalement étrangère au Tibet « Tubo » usitée par la propagande chinoise et utilisée à l’occasion d’une exposition sur la dynastie Tang qui vient de se terminer au musée Guimet et qui présentait des œuvres d’art tibétain.
Une collaboration active du musée Guimet avec l’ambassade de Chine
Asialyst a de son côté obtenu des informations dignes de foi sur le fait que la présidente du musée Guimet et certains de ses collaborateurs ont activement coordonné ces changements de nomenclature avec des membres de l’ambassade de Chine à Paris. Deux de ces sources qui ont demandé l’anonymat ont précisé que le musée s’est en outre vu promettre récemment une importante subvention chinoise pour financer des travaux de grande ampleur prévus au sein du bâtiment. De plus, selon ces deux sources, un dîner de gala a eu lieu l’an dernier dans les locaux du musée pour commémorer le 60è anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la France et la République Populaire de Chine en 1964 en présence de plusieurs diplomates chinois ainsi que des personnalités françaises, dont l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Ce dîner de gala inédit dans les locaux du musée a scandalisé des membres du personnel du musée qui ont demandé l’anonymat.
Jean-Pierre Raffarin, connu pour sa grande proximité avec le Parti Communiste Chinois, est l’un des membres du conseil d’administration du musée Guimet. Figure de la droite française, ancien sénateur de la Vienne, Premier ministre de 2002 à 2005 sous le mandat de Jacques Chirac, il avait accompagné Emmanuel Macron lors de sa visite d’État du 5 au 7 avril en Chine au cours de laquelle le président français avait suscité un tollé international en affirmant que l’Europe ne devait pas être « suiviste » des États-Unis sur la crise de Taïwan.
Jean-Pierre Raffarin, 76 ans, a été décoré en 2019 à Pékin, des mains du président chinois Xi Jinping, de la médaille de l’Ordre de l’Amitié, la plus haute distinction chinoise pour un étranger.
Parmi les signataires de la Tribune publiée par Le Monde, figure la tibétologue Katia Buffetrille. « Est-ce que le travail des musées, c’est de réécrire l’histoire à la demande d’un régime autoritaire ? », s’interroge-t-elle en faisant référence à la Chine. Pour un public non averti, la nuance semble ténue. « Mais ça change tout », assure-t-elle. Plus de localisation géographique précise. Plus de référence au territoire et à son histoire : « Lorsque vous voyez qu’à côté d’un masque par exemple, il est noté ‘monde himalayen, art tibétain’, ça ne veut strictement rien dire. On ne comprend pas d’où ça vient. C’est ça la politique chinoise. On fait disparaître le terme Tibet ». « Rien ne fonde les mises en cause dont le musée fait l’objet […] Nous portons évidemment la plus grande attention à ce que les conservateurs et commissaires puissent travailler en toute indépendance scientifique, sans pression politique d’aucune sorte », déclarait Yannick Lintz à la cellule investigation de Radio France.
Des chercheurs interrogés par Radio France dénoncent une forme d’autocensure. Tout comme Pierre Cambon, ancien conservateur du musée Guimet qui y a passé 35 ans avant de prendre sa retraite l’an dernier, qui déclarait : « devancer des problèmes potentiels ou à venir, ça ne donne aucune garantie et c’est ouvrir la porte à tout et n’importe quoi […] Jusqu’à maintenant, ce n’était pas l’habitude ». Interrogée sur ce point, Yannick Lintz démentait en bloc et parle de « fake news » : « c’est du fantasme, désolée de le dire. Je suis très sereine », ajoutait-elle.
Le musée Guimet de facto complice du narratif de la propagande chinoise
Dans une autre Tribune publiée dans les colonnes du trimestriel Asia Magazine fin octobre 2024, Rigzin Genkhang et la philosophe et historienne Elisabeth Badinter condamnaient l’effacement du Tibet au musée Guimet et au musée du Quai Branly. « 74 ans après l’invasion du Tibet, la sinisation imposée aux Tibétains s’accélère : plus d’un million d’enfants tibétains sont placés de force dans des internats coloniaux gérés par l’État chinois, le bouddhisme tibétain passe sous le contrôle de son administration, les nomades tibétains sont déplacés de force et leurs terres confisquées. La posture de ces deux musées ne peut être dissociée du contexte politique : le gouvernement chinois intensifie ses efforts pour réécrire l’histoire et la culture du Tibet et imposer une version mensongère de la réalité qui sert ses intérêts », écrivaient-elles.
« Par ces choix terminologiques, les musées français deviennent des acteurs involontaires de cette propagande. Ils renforcent ainsi l’idée que le Tibet est une province chinoise […] Usant d’une terminologie qui tend à effacer l’identité tibétaine, ils risquent de participer à une opération de désinformation et, de la sorte, de banaliser les violations des droits humains qui se poursuivent au Tibet. Il est choquant que ces deux musées français, parmi les plus connus dans la patrie de la Déclaration des droits de l’homme, en arrivent à servir les intérêts d’une puissance étrangère, à rebours de leur mission de préserver et de transmettre les spécificités culturelles des peuples et non de les effacer », ajoutaient-elles.
« Pour le peuple tibétain, chaque fois que le nom « Tibet » est remplacé par celui de « Xizang », c’est une nouvelle blessure infligée à son identité collective dans la droite ligne des efforts de Pékin pour effacer notre culture, notre langue et notre histoire. Les Tibétains ressentent cette décision comme une trahison d’institutions qui devraient être des gardiennes de la culture et de l’histoire. De ce fait, nous exhortons le gouvernement français à prendre une position claire. La France a toujours été un phare de liberté et de justice. Il nous semble impératif qu’elle continue à défendre ces valeurs. Nous appelons également les citoyens français et défenseurs des droits de l’homme à se mobiliser. La voix du peuple tibétain doit être entendue et notre lutte pour la reconnaissance et la dignité soutenue par ceux qui croient en la justice et en l’égalité », concluaient les deux autrices de cette Tribune.
De fait, depuis l’arrivée de Yannick Lintz à sa présidence en novembre 2022, le musée Guimet n’a jamais cessé de renforcer ses liens avec la Chine. En 2024, elle a demandé à deux nouveaux membres de rejoindre son conseil d’administration « pour [lui] donner des conseils stratégiques ». Et pas n’importe lesquels : deux hommes qui connaissent la Chine depuis les années 70-80, dont le premier est Henri Giscard d’Estaing, fils de l’ancien président de la République Valéry Giscard d’Estaing et patron du Club Med racheté par la grande entreprise chinoise Fosun et le deuxième Jean-Pierre Raffarin, « vieil ami du peuple chinois », comme le qualifie le président Xi Jinping.
« Les productions de la fondation [Prospective et Innovation dont Jean-Pierre Raffarin est le président] sont exagérément positives à l’égard du modèle chinois », estime Paul Charon, directeur du domaine Renseignement, anticipation et stratégies d’influences à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). « Les ‘relations gagnants-gagnants’, la ‘Chine puissance bienveillante’, ‘l’émergence pacifique de la Chine’… Tout ça, ce sont des slogans produits par la Chine et que l’on retrouve étonnamment de manière extrêmement fréquente dans les productions de la Fondation de Jean-Pierre Raffarin », explique ce grand expert de la Chine et du narratif de sa machine de propagande.
En 2018, Jean-Pierre Raffarin a également été nommé représentant spécial du ministère des Affaires étrangères en Chine mais il s’est toujours défendu d’être un « panda kisser », un homme au service des intérêts chinois. « En Chine, j’ai défendu les intérêts français », affirme-t-il. Quand elle prit la présidence du musée Guimet, Yannick Lintz décida par ailleurs de prolonger au conseil d’administration Aline Sylla Walbaum, en poste depuis 2020. Comme d’autres chefs d’entreprises et responsables politiques de haut niveau, cette ancienne directrice générale France chez Christie’s a suivi en 2015 le programme « Jeunes leaders » (Young Leaders) de la Fondation France Chine qui entend favoriser le dialogue entre les milieux économiques et culturels des deux pays.
Pierre-Antoine Donnet