Youtube. Le président par intérim de la Syrie, Ahmed al-Charaa (à droite), et le commandant en chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), Mazloum Abdi.
Ahmed el-Charaa serrant la main de Mazloum Abdi. La photo, qui scelle l’accord passé lundi 10 mars à Damas entre le président par intérim de la Syrie et le chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes, a pu surprendre, et réjouir même, comme en témoignent des manifestations de joie dans plusieurs villes syriennes, selon les médias d’État.
L’accord, salué par la France et la Turquie, prévoit d’intégrer au sein de l’État toutes les institutions civiles et militaires relevant de l’administration autonome kurde du nord et de l’est de la Syrie, tout en reconnaissant et garantissant les droits de la minorité kurde, marginalisée pendant des décennies. Mais que signifie-t-il dans une Syrie qui vient de connaitre ces derniers jours ses pires violences depuis la chute de l’ancien président Bachar al-Assad en décembre ?
Entretien avec Cédric Labrousse, doctorant à l’EHESS, spécialiste des dynamiques entre groupes armés et société civile en Syrie.
France 24 : Pourquoi cet accord, signé lundi 10 mars, semble avoir créé la surprise ?
Cédric Labrousse : C’est une surprise d’un côté, parce qu’on n’a pas eu de signe évocateur que l’accord allait être signé. Ce n’est pas une surprise de l’autre, parce que ce sont des négociations qui durent depuis trois mois déjà et qui ont été plutôt fructueuses, même si leur couverture médiatique n’était pas énorme.
La Syrie peut-elle se mettre en marche vers l’unité ?
Ce n’est pas non plus une surprise car nous sommes à quelques jours du 15 mars, le 14e anniversaire de la révolution syrienne. Ce sera surtout le premier anniversaire post Assad et il était intéressant, à la fois dans l’intérêt politique, institutionnel du pays, mais aussi en termes de communication, d’avoir cet accord avant cette date, parce qu’il va falloir montrer, ce jour-là, un pays uni, au sortir de cette révolution, et surtout après les horreurs perpétrées sur la côte (plus de 1 000 civils, notamment des alaouites, ont été tués dans ce bastion de l’ex-président Bachar al-Assad, NDLR). Donc signer ce document maintenant, est hautement symbolique.
Quel a été le rôle des États-Unis dans la signature de cet accord ? Est-ce lié à leur volonté de se désengager envers les Kurdes ?
On a effectivement une administration américaine qui veut clôturer les dossiers, notamment celui de la Syrie, qui dure depuis plus de 14 ans. Et la deuxième chose, c’est que Donald Trump, ou du moins une partie de son équipe, milite pour le désengagement du théâtre syrien. Le but, c’est en effet de préparer l’après et donc de positionner les Kurdes pour qu’ils aient la capacité de jouer un rôle sans que les États-Unis aient à revenir en cas de problème. Donc l’idée, c’est de trouver un accord qui soit gagnant-gagnant. On verra ce qu’il en sera plus tard.
Et puis, il ne faut pas oublier que dans le pays voisin, en Irak, les États-Unis ont annoncé qu’ils maintiendraient de toute façon des troupes jusqu’en 2029. Ils ne seront donc pas loin.
Que stipule cet accord ? Il est assez général…
Oui, tout à fait. On parle beaucoup d’accord. Moi je parle de feuille de route. C’est davantage un cadre qui recense les points d’accord, à savoir une Syrie unie, un seul drapeau, la reconnaissance qu’Ahmed al-Charaa est le président, ce que Mazloum Abdi a confirmé ce matin encore dans la presse locale.
Donc, on a vraiment des avancées là-dessus. Mais dès qu’on rentre dans le détail, il n’y a rien. C’est-à-dire que l’accord stipule [que les Kurdes] ‘vont rejoindre le dispositif de l’administration et de l’État’. Sous quelle forme ? Chacun l’interprète à sa façon. Ce matin, les Kurdes disaient : ‘on sera autonomes au sein de l’État syrien’, et les partisans les plus durs d’Ahmed al-Charaa disent que ‘les Kurdes vont se soumettre et qu’ils seront dispersés, intégrés, mais sans autonomie’. Ce flou alimente les plus durs des deux côtés.
Cependant, cet accord est quand même une feuille de route plutôt bienvenue qui montre une certaine maturité des acteurs à pouvoir se mettre autour d’une table et de se dire : ‘bon, sur ces points-là, on a un cap, maintenant on peut avancer’.
Pourquoi avez-vous dressé un parallèle entre Ahmed al-Charaa et Mazloum Abdi, le commandant actuel des Forces démocratiques syriennes ?
C’est vrai qu’ils ont une vie assez parallèle. C’est assez étonnant, le parcours de ces deux Syriens, qui trouvent en Irak le moteur idéologique qui va alimenter leur vie combattante ou politique.
Pour l’un, c’est le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, gauche radicale, NDLR], pour l’autre ça va être Al-Qaïda. En 2011, tous deux reviennent en Syrie, l’un au sein des forces kurdes, l’autre pour créer Jabhat al-Nosra, qui deviendra plus tard HTS [Hayat Tahrir al-Sham, NDLR]. Les deux hommes ont eu l’expérience du théâtre irakien.
En même temps, tout les oppose…
Cette photographie est perturbante, y compris pour de nombreux soutiens d’Abou Mohammad al-Joulani qui étaient des jihadistes très durs et qui, je pense, n’ont jamais imaginé voir un jour un cliché de leur chef serrant la main d’un ancien membre du PKK.
Le président par intérim de la Syrie, Ahmed al-Charaa (à droite), serre la main du commandant en chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), Mazloum Abdi, après la signature d’un accord visant à intégrer les FDS dans les institutions de l’État, à Damas, le 10 mars 2025. © AFP
Ce qui va encore creuser le fossé entre la politique pragmatique d’Ahmad al-Charaa et les jihadistes les plus durs qui l’ont porté au pouvoir et qui considèrent que ce qui est en train d’être appliqué depuis maintenant trois mois n’est pas du tout le projet pour lequel ils ont combattu. Et là, on a un enjeu extrêmement important et très risqué pour la Syrie de demain.
Ahmad al-Charaa portait-il en lui ce projet ou est-il devenu pragmatique face aux réalités de terrain ?
C’est un projet de très long terme. Ce n’est pas du tout porter aux nues un homme qui vient d’Al-Qaïda, mais on est en train de découvrir un politicien extrêmement bien forgé, un politicien à l’ancienne. C’est un homme qui a vraiment tout prévu. Dès 2021, il prenait contact avec des alaouites, ce qui lui permettait d’avoir des relations au sein du régime. The Economist a révélé que des amis d’enfance alaouites qui avaient eu des responsabilités dans le régime syrien avaient préparé le terrain.
On est de plus en plus certains que quand les rebelles arrivent à Alep le 27, 28 et 29 novembre 2024, il y a un désengagement militaire. Il n’y a quasiment pas de combat. Et visiblement, on commence à comprendre que les personnalités alaouites auraient négocié des amnisties avec les généraux.
On a su dès le 29 novembre qu’Ahmed Al-Charaa avait noué des contacts bien avant avec Mazloum Abdi, avec lequel il vient de signer cet accord. Donc, on a quelque chose qui est préparé.
En revanche, il est fort probable que toutes les factions les plus dures n’étaient pas forcément au courant du calendrier à venir. D’où justement une certaine attitude. Qu’on soit bien clair, ils ont commis des horreurs sur la côte, mais il n’y a pas d’hostilité ouverte contre le gouvernement. Qu’est-ce que ce sera par la suite ? C’est tout l’enjeu.
Un accord aurait aussi été signé avec les Druzes du sud du pays, selon certains médias comme al-Jazira. En sauriez-vous davantage ?
On n’a que les grandes lignes. Alors il y a quand même des choses assez impressionnantes, quand on sait que Ahmed al-Charaa avait établi pour principe qu’il n’y aurait pas d’autonomie au sein du territoire syrien. Or, dans la réalité, il faut être pragmatique. Mais quand on ouvre une porte, on met le pied pour empêcher qu’elle se referme. Ahmed al-Charaa vient de confier la sécurité régionale, c’est-à-dire les forces de police, pour le dire très simplement, aux forces druzes. C’est-à-dire que les forces druzes vont intégrer le dispositif sécuritaire de l’État syrien, mais avec une forme d’autonomie locale. Donc ça, c’est une nouveauté. Ça peut d’ailleurs nous donner des pistes pour ce qui se passera après avec les Kurdes.
Anne Ilcinkas